CASQUE D’OR

Une fleur des « fortifs »…

En 1952, un admirable film de Jacques Becker ressuscitait l’ombre évanouie d’une femme qui, au début du siècle, fut en quelque sorte l’Hélène de Troie des faubourgs mais qui surtout consacrait la beauté et l’immense talent d’une des plus grandes comédiennes de notre temps, Simone Signoret, auprès de laquelle Serge Reggiani et Claude Dauphin jouaient les deux hommes qui se livrèrent pour elle une guerre sans quartier. À ce chef-d’œuvre, le réalisateur de 14 Juillet, oubliant l’histoire, donnait le tragique couronnement de la guillotine dans un petit matin blême. Selon lui, c’était la fin logique d’un roman plein de bruit et de fureur. Il arrive bien souvent aussi que la mort soit une consécration. Et c’est à Jacques Becker que je demande pardon si, en racontant l’histoire de Casque d’Or, reine du pavé s’il en fut, j’ai l’impression de le trahir.

Née quelque part sur les talus de Vincennes des jeux nocturnes de deux ivrognes, elle s’appelait Amélie Hélie et poussa un peu au hasard comme le pissenlit, la pâquerette ou le trèfle à quatre feuilles. Comme on ne sait rien ou presque de ses parents on ignore lequel des deux lui légua sa chevelure éclatante, sa beauté canaille et sa sensualité à fleur de peau.

Ses « vieux » s’occupent si peu d’elle qu’à treize ans, elle se met en ménage avec un gamin qui n’en a pas seize. Le père, s’il est souvent saoul, n’est pas aveugle et pense qu’il y a peut-être mieux à faire qu’à laisser sa fille aux mains d’un garnement : il interrompt un peu brutalement la romance et ramène Mélie au logis à coups de pied. Elle n’y restera pas longtemps ; un certain Bouchon passe par là. Il est marchand des quatre-saisons – officiellement ! – mais c’est aussi un beau gars au physique avantageux. Il habite quelque part sur les hauteurs de la Courtille et c’est là qu’il installe Mélie qui peut paresser au lit jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Une fois réveillée, elle se fait belle et, tandis que son homme va taper le carton à La Tête de cochon ou à La Renommée du vermouth, la trop jeune femme s’en va faire le trottoir pour le plus grand bien des finances de son homme qui délaisse de plus en plus sa voiture à bras et ses choux-fleurs. Il les délaisse même tellement qu’il finit par se comporter en tyran. Si Mélie ne lui rapporte pas douze francs par jour, elle aura droit à une correction.

Celle-ci finit par prendre peur. Ne dit-on pas que Bouchon a proprement pendu sa première femme, la Môme Café ? Un beau soir, au lieu d’arpenter son coin de bitume, elle se sauve, abandonne la Courtille pour la Contrescarpe où elle va errer deux ou trois jours sans trop savoir que faire. C’est là qu’un soir où échouée sur un banc, elle se demande comment manger, elle voit venir à elle un jeune homme blond et vigoureux dont le visage ne lui est pas inconnu. De fait, il est lui aussi de la Courtille et il la cherche. Mais pas pour la ramener à Bouchon qui clame partout qu’il va la tuer. Il s’appelle Manda et s’il est souteneur comme Bouchon soi-même, il est de taille à défendre « sa femme » car il est le chef de la Bande des Orteaux, agréable association de cambrioleurs qui pratique aussi le racket avant même que les Américains en aient l’idée.

Manda n’est pas son vrai nom, en réalité, il s’appelle Joseph Plaigneur, ancien apprenti échappé à une maison de correction. Il est à la fois violent et plein de douceur et auprès de lui, Mélie va connaître de bons moments : il la gâte, la dorlote, lui porte son café au lit et quand il ne « travaille » pas, il va à la chasse… dans les poulaillers de Montreuil ou à la pêche à Saint-Mandé traquer la carpe dans le lac Daumesnil. Le dimanche, on va danser et manger une friture dans les guinguettes au bord de la Marne. La bonne vie, en somme !

Pendant quatorze mois, ils vont former le plus uni des ménages mais la jeune femme est fantasque et trouve un rien trop calme la vie qu’elle mène. Alors, elle le trompe, d’abord avec un certain Rolland puis avec un garçon qu’on appelle Henri de Montmartre. Or Manda est jaloux. Elle le sait et, cruellement, elle aiguillonne cette jalousie. Le soir, dans les bistrots où ils se retrouvent, des bagarres éclatent à cause d’elle. Les couteaux voient la lumière et souvent Manda se bat. Il arrive même qu’il soit blessé. Alors Mélie se change soudain en tendre infirmière. Elle aime que les hommes se battent pour elle. Elle prend un vif plaisir à soigner son amant.

Un soir pourtant, le 20 décembre 1901, elle estime qu’elle en a assez fait et, profitant d’une absence de Manda, elle prend la fuite, se réfugiant chez une amie nommée Berthe. Celle-ci est une bonne fille qui, voyant Mélie un peu désœuvrée, ne sachant trop sur quel pied danser, l’emmène dans des bistrots et des bastringues. C’est dans un café du boulevard Voltaire qu’elle lui présente un ami : Leca, un Corse de vingt-sept ans, un homme du milieu celui-là et comme Manda, chef de bande. La sienne, celle que l’on appelle Les Popincourt est par-dessus le marché l’ennemie jurée de celle des Orteaux.

Mélie tombe follement amoureuse de Leca. Or celui-ci n’est pas libre. Sa « femme », Germaine Van Maelle, répond au doux sobriquet de La Panthère ce qui n’est pas fait pour décourager Mélie. Ce qu’elle veut, elle l’obtient toujours et, en la circonstance, elle veut Leca.

Le Corse ne résiste pas longtemps à cette belle fille qu’il a d’ailleurs sciemment séduite en lui révélant – c’est un ancien Bat’ d’Af’ – qu’il est tatoué sur tout le corps. Enfin, il sait pousser la romance. Une nuit, ils quittent ensemble la guinguette où ils ont dansé durant des heures et Leca emmène sa conquête chez lui, à Charonne. Cette fois, les jeux sont faits : la guerre de Troie peut commencer.

Les hostilités débutent peu de jours après, alors que Leca promène sa conquête dans la rue. Deux passants l’assaillent : Manda et Heill, l’un de ses hommes. C’est celui-ci qui joue du couteau mais la blessure est bénigne et Mélie n’aura pas à déployer beaucoup de talent pour remettre son homme sur pied. Néanmoins, pendant qu’elle le soigne, les Orteaux viennent manifester sous sa fenêtre à coups de revolver. Manda s’est juré en effet de reprendre celle qu’il aime. Alors il lance un défi et, dans la nuit du 5 janvier 1902, à l’extrémité de la rue Planchai qui touche alors aux fortifications, un combat en règle oppose les deux bandes. En tête, les deux chefs : Manda assisté de son lieutenant Polly et Leca que soutient son second Erbs.

Bataille sanglante où plusieurs hommes sont blessés à commencer par Leca que l’on ramène plein de sang chez sa maîtresse. Celle-ci fait ce qu’elle peut pour éviter l’hôpital qui sous-entend automatiquement la police, mais le Corse est trop sérieusement touché : bientôt il faut l’emmener à Tenon. Tout de suite, les journaux s’emparent de l’affaire et l’on commence à parler d’une certaine fille en qui les gens de plume voient la « reine des Apaches »…

Une fois opéré, Leca reçoit, bien sûr, la visite de Mélie. Sa fabuleuse chevelure impressionne une infirmière qui dit à son patient :

— Quels cheveux ! On devrait l’appeler Casque d’Or…

Le surnom est trouvé et dûment repris par les journalistes, ne quittera plus Mélie.

Visite moins agréable au chevet du blessé : celle du commissaire Deslandes qui, naturellement, cuisine de son mieux Leca mais sans rien en obtenir. La loi de la pègre, en pareil cas, prescrit le silence. On ne peut sans manquer à l’honneur dénoncer un adversaire et Leca, en bon Corse, se veut un homme d’honneur.

Guéri, ou à peu près, le chef des Popincourt reçoit enfin la permission de quitter l’hôpital. Mélie, alors vient le chercher en fiacre accompagnée de plusieurs de ses compagnons. Manda, en effet, a juré de ne pas en rester là et pourrait dire comme jadis César Borgia : « Ce qui ne s’est pas fait le soir peut se faire le lendemain. » Il faut donc prendre des précautions.

Pas inutiles d’ailleurs, les précautions. Comme la voiture passe rue de Bagnolet, Mélie reconnaît soudain, à travers la vitre, Polly le lieutenant de Manda. Elle crie alors au cocher d’accélérer l’allure mais en vain. L’homme s’est jeté sur le marchepied, ouvre la portière et sa main armée d’un couteau frappe Leca par trois fois. Celui-ci s’écroule :

— Cette fois, Mélie, j’ai mon compte…

Et on le ramène à moitié mort à l’hôpital Tenon.

Music-hall et cour d’assises…

Que ce soit grâce à une constitution particulièrement robuste ou au talent des médecins de l’hôpital, toujours est-il que Leca se rétablit contre vents et marées. Mélie le ramène chez lui mais cette fois sans accident. Les journaux s’occupaient de plus en plus du couple et la jeune femme, sous son nouveau sobriquet de Casque d’Or connaissait une vraie célébrité. Très lucrative d’ailleurs car elle recevait des « invitations » d’amateurs beaucoup plus huppés que ses clients habituels. En outre, le couple avait la paix car la police, stimulée par les journaux, était lancée aux trousses de Manda à qui elle reprochait, outre ses récents exploits, toute une série de cambriolages.

Devant cette situation critique, l’ex-amant de Mélie décida de prendre le large et s’en alla chercher refuge chez un vieil ami, Albert Jupeau, dit Bébert la Jupe qui, avec son épouse Sylvie, une « gagneuse » avec laquelle il vivait depuis des années fort bourgeoisement et fort tranquillement. Tous deux aimaient bien Manda qui, pour eux, était un homme, un vrai, mais après avoir examiné la situation, ils en vinrent à la conclusion que Paris ne lui valait rien. Le mieux était de filer à l’étranger au moins pour un temps et, plein de générosité, Bébert remit à son copain une somme d’argent assez ronde pour lui permettre de vivre en Angleterre. Et le voilà parti.

Peut-être eût-il définitivement échappé à son sort s’il avait choisi un pays plus conforme à ses goûts mais il en eut vite assez du brouillard londonien, de la cuisine anglaise et de la bière tiède. Puis il y avait Mélie qu’il ne parvenait pas à oublier. Le mal du pays joint au mal d’amour le conduisirent sur le bateau du retour. Néanmoins, il eut la sagesse de ne pas regagner ses pénates et d’aller s’installer dans l’île Saint-Pierre, à Alfortville où il mena une sage existence de petit retraité jouant à la manille et péchant à la ligne.

Malheureusement dans le modeste hôtel où il a pris pension, se trouve un indicateur de la police. Un matin, la maison est cernée et Manda dûment arrêté. On instruit son procès et Casque d’Or est convoquée comme témoin mais lorsqu’elle voit celui qu’elle a aimé, encadré de deux agents et les menottes aux poignets, elle se laisse aller à son émotion : elle va vers le prisonnier, le prend dans ses bras et l’embrasse.

Elle est elle-même au seuil de la gloire. Un directeur de music-hall du boulevard Saint-Martin l’engage pour qu’elle se produise chez lui et, très vite, c’est le succès pour « le Bruyant Alexandre ». Leca bien sûr est ravi car la vie s’annonce belle mais il oublie un peu la bande des Orteaux, indignée de les voir se vautrer dans le luxe, lui et sa maîtresse, tandis que Manda croupit en prison. La police d’ailleurs pense de même. Un chahut monstre est organisé contre la chanteuse qui doit abandonner momentanément les représentations.

Pendant ce temps, néanmoins, les affaires de Leca se gâtent. Le juge d’instruction l’a convoqué pour le confronter avec Manda mais cela ne donne rien : fidèle à leur code de l’honneur, les deux hommes gardent un silence méprisant. La police est leur ennemie commune mais si la faculté leur en était donnée, ils s’entre-tueraient dès le lendemain.

C’est ce que va essayer de faire le reste de leur bande. Boulevard Voltaire, à trois contre trois on se fusille avec ardeur. Ce n’est plus la guerre de Troie – mais le combat des Horaces et des Curiaces. Leca mène au combat ce qui reste de sa troupe. Pas pour son bien : il est blessé une fois de plus mais il ne saurait être question de rejoindre Mélie qui va se produire aux Bouffes-du-Nord où l’on monte une sorte d’opérette dont elle est l’héroïne Casque d’Or, reine des Apaches… Un ami, Marcel, comme naguère Bébert pour Manda, lui donne les moyens de gagner la frontière et c’est à Bruxelles que se retrouve l’amant de la belle Casque d’Or. Celle-ci a d’ailleurs été convoquée par le commissaire Deslandes mais elle ignore tout de la fusillade du boulevard Voltaire.

La préfecture de police n’a pas l’air de la croire et, par représailles, menace le directeur des Bouffes-du-Nord de fermer son établissement s’il s’obstine à employer Mélie. Ce qui va inspirer à un journaliste les lignes suivantes :

« On empêche une courtisane pauvre de risquer sa chance sur les planches pour la renvoyer à son trottoir. » Et, dans le beau monde, on s’indigne. Au point qu’un artiste en vogue, Albert Dépré, propose à la jeune femme de faire son portrait qui sera exposé au Salon. C’est compter sans la vindicte de la police qui fait interdire l’exposition du tableau.

Pendant ce temps, les affaires de Leca se gâtent de plus en plus. Comme son confrère Manda, il est tombé sur un indicateur et se voit arrêté avec son lieutenant Erbs. On le ramène à Paris où la nouvelle consterne Mélie : avec le casier qu’il a, Leca est bon pour le bagne.

En attendant, Manda va affronter les assises : Casque d’Or y est citée comme témoin. Le Tout-Paris s’écrase dans la salle pour voir cette créature célèbre mais Mélie a changé : elle sait désormais s’habiller et c’est en tailleur gris à revers verts, sa chevelure éclatante surmontée d’un béret de plumes noires qu’elle paraît à la barre. Elle va déposer en faveur de Manda en vertu d’une politique bien simple : c’est lui qui est en danger pour l’instant, pas Leca dont le procès n’est pas encore annoncé. C’est ce dernier qu’elle charge quitte, quelques mois plus tard, à renverser la vapeur et à charger Manda, déjà condamné au bénéfice de Leca. Peine perdue : le jury envoie Manda au bagne à perpétuité. Ceux de ses hommes jugés avec lui écoperont d’un peu moins. C’en est fini : Manda ne reverra plus Casque d’Or.

On lui fait de nouvelles propositions : le directeur du théâtre de La Chapelle lui propose un engagement. Hélas, cette fois, c’est un manifeste des habitants du quartier qui s’oppose à sa carrière. Alors, un autre courageux se présente : le dompteur Mark. Veut-elle apprendre à maîtriser les fauves elle qui sait si bien maîtriser les hommes ? Pourquoi pas ? Et Mark annonce bientôt « la dompteuse masquée ». En effet Mélie se présente sous un loup de velours noir… qui ne trompe pas la police. Voilà encore une carrière qu’il faut abandonner.

Cependant le jour du procès de Leca et d’Erbs approche à la grande angoisse de Mélie qui tremble pour son amant favori. La séance s’ouvre le 20 octobre. La sentence différera de celle de Manda : les deux hommes n’auront que huit ans de bagne mais ensuite subiront la relégation à vie.

Le coup est moins dur pour Mélie qu’elle ne le craignait. Peut-être parce qu’elle s’y est préparée. Et puis un éditeur lui propose d’écrire ses mémoires, aidée bien sûr par un « nègre ».

Jugements rendus, Manda et Leca sont acheminés vers La Rochelle d’où ils gagneront le pénitencier de Saint-Martin-de-Ré puis, de là, les îles du Salut. Sachant à quel point ils se haïssent, les gardiens prennent soin de les tenir éloignés l’un de l’autre. De même à bord du transport La Loire qui les emmène vers la Guyane. On se demande au fond pourquoi car, avant d’embarquer Leca s’est marié. Mais pas avec Mélie : il a épousé à Fresnes son ancienne amie Germaine Van Maelle. Une femme celle-là et qui, en 1910, quittera la France pour vivre avec lui sa peine de relégation.

De son côté Manda avait appris la sagesse. Pas plus que son ennemi, il ne tenta une évasion vouée à l’échec. En outre, l’ancienne terreur a développé la part de douceur qui, dans son caractère, avait séduit Mélie. Souhaitant sincèrement se racheter, il a obtenu une place d’infirmier et, désormais, il aidera les médecins dans leur tâche avec autant de dévouement que d’intelligence. C’est seulement en 1935 qu’il mourra à l’âge de cinquante-neuf ans, devenu un homme exemplaire.

Quant à Mélie que Francis Carco rencontra rue des Rosiers peu avant la Première Guerre mondiale, elle était, à trente-cinq ans, prématurément vieillie. Néanmoins, le 27 janvier 1917, elle épousait un ouvrier vernisseur, André Nardin, à la mairie du XXe arrondissement. Il avait quinze ans de moins qu’elle et, avec lui, elle fit l’apprentissage de la vie honnête. Tous deux faisaient sur les marchés de la banlieue est le commerce de bonneterie et de tissus, ce qui leur permit d’élever quatre neveux et nièces. Une dure existence quand la santé n’est pas fameuse. En 1941, celle qui avait été Casque d’Or mourut, minée par la tuberculose. Elle repose au cimetière de Bagnolet.

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