CORA PEARL La « lionne » qui haïssait les hommes…

La calèche bleue

Dans les débuts du second Empire, l’un des équipages les plus remarqués sur la toute neuve avenue de l’impératrice 1 à l’heure de la promenade élégante, est une calèche dont la caisse légère, peinte en bleu à rechampis jaunes ressemble à une fragile nacelle en équilibre sur de hautes roues. Quatre chevaux magnifiques, attelés à la Daumont l’entraînent. Ils sont menés par des postillons sanglés dans des spencers de satin bleu, des culottes de peau blanche et de courtes bottes vernies. C’est le temps des folies mais on se retourne tout de même sur cet attelage que tout le monde regarde mais que personne ne salue. Les femmes ont pour lui des regards glacés, les hommes de légers sourires. Seul, parfois, l’un des joyeux célibataires qui font du règne de Napoléon III une fête perpétuelle se risque à envoyer un coup de chapeau désinvolte à l’occupante.

Elle est très jeune, cette femme. Dix-huit, dix-neuf ans pas plus, mais remarquable en plus d’un point : l’élégance de ses toilettes, la teinte flamboyante de sa chevelure rouge et aussi l’étonnant maquillage dont elle couvre son jeune visage qui semble verni par une épaisse couche de fards cependant que de longs cils irisés, de longues paupières savamment ombrées et une bouche d’un rouge sanglant font paraître pâles les autres femmes.

Son indifférence aussi est étonnante. À demi couchée dans sa voiture sous les flots mousseux d’une immense crinoline elle ne regarde rien ni personne. Ses yeux bleus sont de glace et le pli de sa bouche pourpre traduit pour ce qui l’entoure un dédain immense, un dédain qui, parfois, se nuance d’un sourire froid lorsque les chuchotements qui courent d’une voiture à l’autre arrivent jusqu’à elle :

— C’est Cora Pearl, la grande courtisane ! La maîtresse du jeune Masséna… On dit qu’il se ruine pour elle…

Mais la calèche bleue poursuit son chemin, emportant cette femme qui est pour beaucoup un objet de scandale et pour quelques-uns une énigme…

Ce nom de Cora Pearl, elle ne le porte pas depuis très longtemps. Les hasards de la naissance l’ont dotée à l’origine de celui infiniment moins évocateur d’Emma-Elizabeth Cruch qui en anglais signifie béquille…

Quoi qu’il en soit, la jeune Emma est née le 23 février 1842 à East Stone, dans le Devon d’un très modeste maître de musique, tellement modeste que cinq ans après la naissance de sa fille, le sieur Cruch incapable de sortir d’une situation inextricable a pris le parti de fuir en Amérique abandonnant femme et enfant. La mère, Emily Watts, encore jeune et belle, l’a vite remplacé par un brasseur londonien. Pour plus de commodité, elle a déclaré le fugace Cruch mort et enterré.

À vrai dire, elle aimerait bien oublier aussi qu’elle a une fille. D’autant que celle-ci a tout de suite détesté son beau-père. Alors, pour s’en débarrasser, on décide de l’envoyer en France, dans un couvent de Boulogne-sur-Mer où, durant huit ans, elle recevra quelque éducation. Et elle arrive ainsi à l’âge de treize ans où sa mère s’avise que le couvent lui coûte cher. Comme il ne peut être question de la ramener au logis du brasseur, c’est à sa grand-mère qu’on la confie. Celle-ci vit dans un quartier pauvre de Londres. C’est une femme pieuse jusqu’à la bigoterie et d’une austérité capable de dégoûter à tous jamais une fille de la vertu.

Emma, cependant, n’est ni plus ni moins vertueuse qu’une autre fille de son âge. Quant à l’amour elle n’y pense même pas.

Pourtant, elle est faite pour lui car si son visage, encore mal formé, est assez quelconque, elle possède un corps dont les formes sont beaucoup plus épanouies qu’il n’est d’usage à treize ans. C’est à elles que la fillette devra la tragédie qui va définitivement marquer sa vie et son caractère.

Un soir de brouillard, alors qu’elle rentre chez sa grand-mère, elle est abordée par un inconnu qui l’arrête et s’inquiète de voir que, sous un manteau trop mince, elle tremble de froid. Il l’interroge alors : que fait-elle dehors par ce temps ? Emma répond qu’elle est allée faire une course pour sa grand-mère qui habite un peu plus loin et qu’elle n’a pas le temps de causer. L’inconnu se met à rire et Emma le trouve sympathique. Son apparence est cossue et son rire joyeux. Il explique à la fillette que si la rue n’est pas un endroit pour parler on peut le faire bien au chaud dans le pub voisin dont les lumières éclairent la brume jaune.

Emma est tentée. Il doit faire meilleur en cet endroit que chez la grand-mère où l’on économise aussi bien sur le combustible que sur la chandelle et elle se laisse entraîner. Son nouvel ami la fait asseoir à une table puis lui offre un grog au rhum, très chaud et très fort qu’elle boit avec précaution puis avec un plaisir croissant. En même temps, il la fait parler, s’apitoie en apprenant qu’elle cherche du travail, tout en faisant maintenant servir du vin ! La tête lui tourne un peu. Elle oublie le temps et trouve bien agréable la griserie légère qui l’envahit. Aussi ne voit-elle aucun inconvénient à un autre verre et encore à un autre jusqu’à ce qu’elle s’abatte sur la table, la tête dans les bras, assommée par l’alcool.

Lorsqu’elle émerge enfin d’un écrasant sommeil il fait jour. Elle ne connaît ni la chambre ni le lit où elle est couchée. Quant à son compagnon, il a disparu. Elle s’aperçoit alors qu’elle est toute nue dans ce lit inconnu, que son corps lui fait un peu mal et qu’il y a du sang sur les draps. Affolée, elle veut se lever mais une nausée la précipite, tête première, vers la table de toilette cependant que l’épouvante la saisir : que va-t-elle dire à sa grand-mère ?

Quand son estomac est un peu soulagé elle se sent mieux et c’est alors qu’elle remarque l’argent. Il est là, déposé sur la table de chevet et quand elle le touche, une sorte d’éblouissement la saisit. Vingt livres ! L’inconnu lui a laissé vingt livres ! Une véritable fortune pour elle !… Mais il a aussi laissé un petit mot, très court : « Le travail abîme, use et vieillit. Si tu veux t’en donner la peine tu peux gagner beaucoup d’argent avec ton corps… »

Emma pense alors que l’inconnu était sans doute un misérable mais non dépourvu de générosité et que, de toute façon, le conseil peut être bon à suivre. Et cet instant décide de sa vie. La nuit qu’elle a vécue soulève en elle un mélange de fureur et d’avidité. Les hommes sont tous des monstres et son initiateur n’est qu’une brute mais elle se jure que tous les autres paieront pour lui.

Bien entendu, plus question de rentrer chez la grand-mère ! Emma dit adieu à sa triste rue et s’en va prendre une chambre dans le quartier de Covent Garden où elle commence à vivre de ses charmes. Cela marche au-delà de ses espérances grâce à une vieille courtisane qui l’a prise en amitié et qui lui apprend non seulement l’art d’attirer les hommes mais aussi ce que l’on pourrait appeler les techniques du métier. Et cette enfant qui n’a pas quatorze ans va plonger au plus noir, au plus crapuleux de la débauche mais, de cette terrible expérience, elle va retirer deux choses : pas mal d’or et la haine des hommes, une haine au feu de laquelle se cuirassera son cœur.

Quand, un an après, elle rencontre un certain Robert Bignell, elle a changé, irrémédiablement. Sceptique, dure, insolente, elle sait à présent se défendre d’autant mieux que dans les pires orgies elle garde la tête froide et le cœur sec. Et c’est dommage car Bignell n’est pas un mauvais garçon. S’il possède à Londres l’un des lieux de plaisirs les plus cotés, il est encore capable d’aimer et il aime Emma. Il l’installe dans un appartement agréable près de Hyde Park. Il lui offre de jolies robes, des bijoux. Il est même prêt à l’épouser. Mais cela Emma le refuse farouchement. La seule reconnaissance qu’elle voue à son amant c’est de lui avoir permis d’apprendre à monter à cheval.

Tout de suite elle a montré d’étonnantes dispositions et se prend pour les chevaux d’une véritable passion. Ils incarnent pour elle toute la beauté qu’elle refuse à ses compagnons de plaisir. Elle est presque heureuse. Et c’est alors que Bignell lui propose de l’accompagner à Paris.

La capitale française éblouit la jeune Anglaise qui la visite de fond en comble. Tout lui plaît à commencer par l’atmosphère de plaisir qu’on y respire en ce début de l’Empire. Elle va danser dans les bals publics, boire dans les cabarets, va au théâtre et, surtout, fait du cheval au bois de Boulogne. Là, sa parfaite tenue jointe à son charme un peu exotique intriguent. Elle y fait des conquêtes et, surtout, elle peut y contempler le luxe étourdissant de quelques-unes des « lionnes » les plus en vue comme la charmante Blanche d’Antigny et l’éblouissante Hortense Schneider. Et elle décide qu’un jour elle sera plus riche et plus parée que celles-ci…

La passion des chevaux

Quand Robert Bignell repart pour Londres, Emma rompt : elle entend désormais faire carrière à Paris. Livrée à elle-même, elle commence par changer de nom, le sien étant par trop ridicule : « Je me savais, écrit-elle sans trop de modestie dans ses Mémoires, fraîche comme une rose mousse et radieuse comme une perle d’Orient. » Et c’est ainsi que, de Cruch, elle devient Pearl et que le paisible Emma fait place à Cora, nettement plus élégant. Après quoi elle entreprend de faire fortune, invente un maquillage frappant pour mieux se faire remarquer et commence à choisir ses amants. Celui qui va assurer son succès est un Russe, le prince Gortschakov. Il assure en quelque sorte sa publicité en clamant un peu partout dans les milieux du plaisir et chez ses compagnons de débauche que la belle Anglaise représente « le dernier mot de la luxure ». Du coup, on s’arrache ses faveurs et son alcôve ne désemplit pas.

Devenue l’une des femmes les plus en vue de Paris, et d’ailleurs des plus élégantes, Cora se révèle du même coup femme d’affaires accomplie : partant de ce principe que son corps est son capital, elle l’administre ni plus ni moins qu’une maison de commerce. C’est ainsi que tenant un grand livre de comptes, elle y note sur trois colonnes le nom du client, la somme perçue et son appréciation personnelle.

Dans ces conditions, elle aurait pu n’être jamais rien d’autre qu’une fille de joie si une vraie chance ne lui était venue avec le journaliste Nestor Roqueplan, ancien directeur de l’Opéra et l’une des principales « locomotives » de la vie parisienne. En effet, Roqueplan s’éprend de Cora, autant tout au moins qu’il est possible à un homme sceptique, raffiné et sans illusions. Mais son accent anglais l’amuse et aussi certaine verdeur de langage. Il devient alors son protecteur attitré, corrige certains défauts trop évidents et lui enseigne tout ce que doit savoir une véritable « lionne ». Ensuite, il la présente à quelques-uns des hommes qui à Paris tiennent le haut du pavé. L’un d’eux en tombe amoureux fou : il se nomme Victor Masséna, duc de Rivoli et prince d’Essling et il possède une grosse fortune.

Dès lors Cora Pearl est vraiment lancée. Installée dans un magnifique appartement de la rue de Ponthieu, elle possède tout ce qu’un homme riche peut offrir à une femme. Attelages et chevaux de selle emplissent ses écuries et chaque matin on peut la voir, sanglée dans une sévère amazone, galoper sous les ombrages du bois de Boulogne. De même que, l’après-midi, elle participe dans sa calèche bleue à la rituelle promenade où se rencontrent la Cour et le Tout-Paris.

L’amour que lui voue Masséna toucherait un cœur moins fermé que le sien. Il ne sait que faire pour lui plaire demandant seulement en échange qu’elle ne soit qu’à lui mais Cora n’entend pas se consacrer à un seul homme et, un soir, c’est le drame. Au cours d’un souper dans le fameux cabinet n° 16 du Café anglais où quelques joyeux fêtards sont réunis avec leurs belles amies, le duc de Gramont-Caderousse l’un des rois de la fête qui, se sachant condamné, brûle sa vie avec une joyeuse désinvolture propose une idée bizarre : ces dames vont se livrer au concours de la plus belle poitrine.

Sa maîtresse en titre, la chanteuse Hortense Schneider refuse farouchement de se mêler à des femmes qu’elle méprise et, ce soir, c’est la belle Adèle Courtois qui accompagne le jeune duc. Sans hésiter, celle-ci fait tomber le haut de sa robe et Cora se dispose à l’imiter quand Masséna s’interpose : elle ne va pas faire ça ? Et devant lui ? La réponse de la jeune femme est un défi : oserait-il le lui interdire ? Il n’hésite pas :

— Oui. Je vous le défends mais aussi je vous en prie. Cela… me déplairait.

Pour toute réponse, Cora dégage ses seins et gagne le concours haut la main mais Masséna ne verra pas la triomphatrice baigner l’une de ses victorieuses rondeurs dans une coupe de champagne car il est parti dès la chute de la robe. Le lendemain, après une scène pénible, c’est la rupture et Cora Pearl choisit comme nouvel amant le prince Murât, banquier plus jeune et plus riche encore que son prédécesseur, ce qui ne l’empêchera nullement d’accueillir d’autres amants de passage : son appétit d’or est intarissable et elle s’entend comme personne à mener les hommes à la cravache.

Ses algarades avec le prince Demidov défraient Paris. On se raconte la façon dont elle lui a cassé sa canne à pommeau d’or sur la tête, alors qu’il prétendait demeurer couvert devant elle. Une autre fois, alors que le Russe met en doute l’authenticité des perles de son collier, Cora jette le bijou à terre et en écrase quelques-unes sous son talon pour prouver leur authenticité. Après quoi, ramassant l’une des rescapées, elle la jette à la figure du prince en lui recommandant de s’en faire une épingle de cravate.

Ses éclats, son maquillage, sa réputation de grande prêtresse de l’amour et ses tarifs exorbitants en font une sorte de curiosité. Au point qu’un groupe d’étudiants se cotise pour réunir cinquante louis puis tire au sort qui sera l’heureux élu. Cora accepte de recevoir le gagnant et accomplit sa part du contrat. Mais le jeune homme est charmant, un peu timide et il éveille en elle quelque chose qui est peut-être un souvenir d’enfance. Alors au moment où il va la quitter, la courtisane prend l’un des cinquante louis et le lui tend en disant :

— Je garde toutes les pièces sauf celle-ci qui est peut-être la vôtre car, à vous, je veux m’être simplement donnée…

On aimerait savoir qui était le jeune étudiant. Mais Cora est appelée à de plus hautes destinées. Après le prince Murât, vient le duc de Morny qu’elle rencontre, un matin, en patinant au Palais de Glace :

— Cora sur la glace ? s’écrie en riant le demi-frère de l’Empereur. C’est un paradoxe…

— Eh bien, Monseigneur, puisque la glace est rompue, offrez-moi donc un cordial !

— Volontiers… à condition que ce soit chez moi.

Ainsi débute une nouvelle liaison, plus amicale que passionnée de la part du duc. Cora l’amuse et, surtout, il partage cette passion du cheval qu’elle place au-dessus de tout. Il gagnera même un tout petit coin de ce cœur qui ne veut plus battre en offrant à Cora, au lieu de bijoux dont elle regorge, un superbe pur-sang arabe.

C’est alors que Napoléon III lui-même fait savoir qu’il recevra volontiers la jeune femme. Mais elle reçoit très mal Mocquart, l’émissaire impérial : elle n’est pas un fiacre qu’on siffle dans la rue. « Je ne veux pas, dit-elle, qu’on me fasse psst, psst ! »

Elle se laissera néanmoins convaincre mais sa visite aux Tuileries n’aura pas de suite. L’Empereur déclarera à Morny que « cette Anglaise a vraiment trop d’accent » et que, d’ailleurs « il se doit aux Françaises… »

À la mort de Morny, Cora décide de s’essayer au théâtre. Elle ne récoltera pas le succès au contraire, mais encore un nouvel admirateur, qui sera la plus célèbre victime de l’impitoyable Anglaise : le prince Jérôme Bonaparte, fils du roi de Westphalie et frère de la princesse Mathilde, un joyeux luron que les Parisiens ont surnommé Plon-Plon. Il n’est plus très jeune et loin d’être beau mais Cora recevra de lui un palais rue de Chaillot, un autre rue des Bassins, les plus beaux chevaux de Paris et de rarissimes perles noires. Le pauvre homme est fou de son Anglaise et, même les remontrances de l’Empereur ne pourront rien contre un sentiment profond et sans doute douloureux quand Cora s’affichera avec le Turc Khalil-Bey.

La guerre de 1870 ne change rien. Lorsque Cora revient en Angleterre, Jérôme la suit mais le couple fait scandale et il faudra bien que le prince en vienne à rompre par respect pour les siens et le malheur de l’Empire. Cora rentre à Paris mais la fête est finie et fini le temps des princes. C’est maintenant celui des riches bourgeois. Le suicide du jeune Duval, des restaurants du même nom, va faire chasser l’Anglaise de France. On pourra la voir alors à Monaco puis à Milan où elle essaiera vainement de revoir Jérôme. Plus tard, elle pourra revenir à Paris où plus maquillée que jamais, elle tente de gagner encore quelque argent de la seule façon qu’elle connaisse mais elle n’intéresse pas les jeunes générations qui l’appellent « le vieux clown ».

Pour échapper à la misère, elle écrit ses Mémoires et remporte un succès qui la sauve mais quatre mois après la parution, le 8 juillet 1886, elle meurt d’un cancer de l’intestin…

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