LA DAME AUX CAMÉLIAS

Un soir aux Variétés

Un jour de septembre 1844, deux jeunes « lions » c’est-à-dire deux jeunes gens appartenant à cette jeunesse parisienne élégante, romantique et dorée par intermittence, se rencontrent à la promenade à cheval en forêt de Saint-Germain et, comme cela arrive aisément lorsque l’on a vingt ans, ils se sont tout de suite liés d’amitié et décident de continuer la journée ensemble : l’un se nomme Eugène Déjazet et il est le fils de la célèbre comédienne Virginie Déjazet mais l’autre porte un nom encore plus célèbre : on l’appelle Alexandre Dumas fils pour le distinguer de son monumental père, le grand Alexandre Dumas qui vient tout juste de faire paraître Les Trois Mousquetaires, le roman vedette que les foules s’arrachent.

Les deux nouveaux amis pourraient d’ailleurs aller dîner chez lui, à la Villa Médicis où il tient table ouverte mais préférant leur seule compagnie, ils optent pour un autre programme : ils iront au théâtre et ensuite souperont dans un endroit à la mode. Alexandre propose le théâtre des Variétés, un peu boudé par les femmes du monde mais où celles du demi-monde souvent plus belles viennent volontiers. C’est donc là qu’ils dirigeront leurs pas.

Ayant réussi, non sans peine, à s’assurer deux fauteuils dans une salle déjà bien remplie ils se livrent tout d’abord à l’occupation habituelle des jeunes élégants au théâtre : examiner à la lorgnette les femmes qui ornent les loges. La pièce, en effet, ne les intéresse que médiocrement.

Les jumelles d’Alexandre Dumas ne vont pas loin et se fixent sur l’une des deux grandes loges d’avant-scène illuminée par une femme merveilleusement belle, vêtue d’une robe de satin blanc largement décolletée avec, autour du cou, une rivière de diamants. Quelque temps plus tard, devenu un dramaturge célèbre il la décrira ainsi : « Elle était grande, très mince, noire de cheveux, rose et blanche de visage. Elle avait la tête petite, de longs yeux d’émail comme une Japonaise mais vifs et fiers, les lèvres du rouge des cerises, les plus belles dents du monde. On aurait dit une figurine de Saxe… »

Pour l’instant, elle l’éblouit et il remarque à peine l’homme âgé et richement vêtu qui l’accompagne : il ne voit qu’elle et le bouquet de camélias blancs posé devant elle sur le velours rouge de la loge. Et, naturellement, il demande à son compagnon s’il la connaît.

Déjazet se met à rire. Comment ? Le fils du grand Dumas ne connaît pas la plus célèbre des courtisanes de Paris ? Eh bien non, il ne la connaît pas mais comblerait volontiers cette lacune. Déjazet alors s’exécute : la belle se nomme Marie Duplessis. Elle n’a que vingt ans mais elle est déjà célèbre par sa beauté, son luxe, son élégance et même sa culture car elle lit beaucoup. Quant au vieil homme, c’est l’ancien ambassadeur de Russie, le comte Stackelberg, fabuleusement riche qui dépense pour elle une fortune. Chaque jour, il lui offre ces camélias que l’on commence à associer à son nom et qu’il paie très cher parce qu’elle ne supporte pas les fleurs parfumées.

En réalité, la belle enfant s’appelle Alphonsine Plessis, née en Normandie, à Nonant-le-Pin, le 15 janvier 1824, fille d’un mercier ivrogne qui, dès l’âge de treize ans, la vendait à ses clients contre quelques verres. À quinze ans, elle a fui cette horreur, est venue à Paris et s’y est placée comme lingère puis comme modiste et, pour se distraire, elle a fréquenté le fameux bal Mabille.

C’est là qu’elle rencontre, un jour, le journaliste Nestor Roqueplan qui lui fait changer de nom et lui conseille de s’intéresser uniquement aux hommes fortunés. Cela commence mal : un restaurateur du Palais-Royal l’installe dans un petit appartement de la rue de l’Arcade où il prétend la séquestrer. Elle s’échappe, devient la maîtresse du jeune duc de Guiche et, grâce à lui, grâce aussi à ceux qui lui succéderont : Édouard Delessert, Henri de Contades, Fernand de Montguyon, Marie va acquérir les manières parfaites et le vernis de culture qui vont lui donner son image définitive. Elle est, en outre, une excellente maîtresse de maison et dans son grand appartement du 11, boulevard de la Madeleine (le 16 actuel) Marie va recevoir toute la noblesse masculine et tout ce que Paris compte d’illustrations littéraires… dont le père Dumas.

Il y a, dans la salle, une autre femme avec laquelle Marie semble avoir établi une sorte de télégraphie discrète. C’est une modiste en vogue nommée Clémence Prat, une entremetteuse aussi mais elle est pour la jeune femme non seulement une voisine mais aussi une amie fidèle. Si Dumas veut se faire présenter, c’est elle qu’il faut aller visiter à l’entracte. En dépit d’une certaine répugnance, Alexandre accepte et la Prat l’invite chez elle après le spectacle : Marie, qui ne se couche jamais avant deux heures du matin y passe toujours un moment car elle souffre de la poitrine mais la fièvre en général la quitte vers cette heure tardive.

Dumas est atterré : malade, une si jolie femme ? Mais, à la savoir menacée, elle lui paraît plus attirante encore. Et il se laisse conduire chez Clémence où ils vont attendre, lui et Eugène, que Marie vienne ou appelle son amie par la fenêtre. C’est ce qui se passe et il peut bientôt s’incliner sur une petite main pâle ornée de fort beaux diamants.

Quant à Marie, il est visible que ce grand garçon brun aux manières parfaites lui plaît beaucoup. Elle le lui dit d’ailleurs sans ambages. Après quoi, on organise un petit souper très gai. Un peu trop peut-être ! Alexandre souffre de voir sa créature de rêve boire le champagne sans retenue et répondre joyeusement aux plaisanteries les plus fortes. À mesure qu’elle boit d’ailleurs, ses joues se colorent d’une rougeur fiévreuse et, finalement, secouée par une brusque quinte de toux, elle quitte la table en courant. Dumas la rejoint dans un petit salon et la trouve étendue, les yeux clos, sur un canapé. Dans une cuvette posée à terre il y a des traces de sang. Alors il s’assoit près d’elle, prend sa main et dit son inquiétude. Il la connaît à peine et pourtant il lui est intolérable de la voir souffrir. Cette vie insensée la tue et il voudrait tant l’aider, la soutenir… l’aimer enfin. Il ne prononce pas le mot mais elle a deviné :

— Ainsi vous êtes amoureux de moi ? Dites-le tout de suite, ce sera plus simple.

— Si je dois vous le dire un jour, ce n’est pas aujourd’hui.

— Alors vous ferez mieux de ne le dire jamais car il ne peut résulter que deux choses de cet aveu : ou bien je ne vous accepte pas et vous m’en voudrez, ou je vous accepte et vous aurez alors une triste maîtresse. Une femme nerveuse, malade, triste ou gaie d’une gaieté plus triste que le chagrin ; une femme qui crache le sang et qui dépense cent mille francs par an. C’est bon pour un vieux richard mais bien ennuyeux pour un jeune homme comme vous…

Ce fut ensuite le silence. Dumas regardait avec une compassion pleine de tendresse cette femme ravissante qui disait des choses si navrantes fuyant la réalité dans l’ivresse et l’insomnie.

Il voulut parler encore mais elle le fit taire. Il disait des enfantillages et mieux valait retourner dans la salle à manger. Il obéit, déjà trop amoureux pour la contrarier en quoi que ce soit mais dans les jours qui suivirent, il revint assidûment boulevard de la Madeleine, décidé à l’impossible pour arracher Marie à cette existence désastreuse et pour conquérir son amour.

Il se fit son compagnon de chaque jour, l’ami tendre et prévenant qui entoure de mille soins, qui soutient et qui console. Tant et si bien qu’un jour Marie dit à celui qu’elle avait surnommé « Adet » en additionnant ses initiales A et D :

— Si vous me promettez de faire toutes mes volontés sans dire un mot, sans la moindre observation, surtout sans me questionner, je vous aimerai peut-être…

Naturellement, il promit tout ce qu’elle voulait. Et Marie, alors, décida très calmement qu’elle allait en effet aimer le « cher Adet »…

Un papillon affolé…

Comme il arrive chaque fois qu’un amour commence, les jours qui suivirent l’abandon de Marie furent merveilleux pour elle et Dumas. Rompant avec ses riches protecteurs, la belle aux camélias vécut exclusivement pour son nouvel amant. On les vit ensemble dans les bois de Meudon, cueillant des fleurs ou se roulant dans l’herbe. Marie Duplessis abandonnait ses satins et ses diamants pour s’habiller de mousseline candide ou de percale fleurie et, chaque matin, elle faisait porter à son cher Adet le programme de la journée. Des programmes qui étaient pour elle le comble de la simplicité mais qui se révélaient finalement très onéreux pour un jeune homme peu riche. Chaque soir, en effet, il fallait aller au spectacle, souper dans un endroit gai. Rien que les camélias à renouveler chaque jour le ruinaient en dépit de l’aide de son père, toujours généreux mais souvent à court d’argent.

Alors, incapable d’accepter la moindre diminution de son train de vie, Marie revit en secret le vieux comte Stackelberg mais, surtout, un nouvel adorateur se présenta et elle ne lui résista guère. Celui-là jeune, noble et très riche. Petit-fils du célèbre banquier Perregaux, il est régent de la Banque de France et porte à Marie une folle passion. Grisée, celle-ci se laisse adorer et couvrir de joyaux que le pauvre Dumas admire d’un œil chaque jour plus irrité car il ne croit guère à la génération spontanée de ce genre de colifichets. Marie a beau lui dire que « Le mensonge blanchit les dents ! » il sait bien qu’elle lui ment et il le prend de plus en plus mal. Des scènes éclatent et Marie reproche à son amant de vouloir l’abaisser à une existence bourgeoise.

Le malheureux en souffre. En outre, ses dettes atteignent le chiffre de 50 000 livres. Alors, dans la nuit du 30 août, il écrit cette lettre : « Ma chère Marie, je ne suis ni assez riche pour vous aimer comme je voudrais ni assez pauvre pour être aimé comme vous le voudriez. Oublions donc tous deux, vous un nom qui doit vous être à peu près indifférent, moi un bonheur qui me devient impossible… » L’hiver sera triste pour le jeune homme mais, au printemps suivant, son père l’emmènera en Espagne et en Algérie en pensant que le voyage sera un bon antidote.

Pendant ce temps, Marie poursuit sa vie insensée. La lettre d’Adet lui a fait un peu de peine mais pas beaucoup : elle sait qu’elle n’a pas de temps pour les regrets. D’ailleurs, à peine Dumas disparu, elle s’attache Franz Liszt que lui a présenté le Dr Koreff, son médecin : une passion rapide, violente, uniquement sensuelle et que le musicien fuira pour n’en être pas victime. Il écrira plus tard : « Je ne suis parti ni pour les Marion Delorme ni pour les Manon Lescaut mais celle-là était une exception : elle avait beaucoup de cœur… »

De cette affirmation Dumas pourrait douter mais au fond aucun de ses adorateurs ne songe à lui offrir ce dont elle rêve : le mariage.

— Vous autres hommes, dit-elle à Perregaux, vous prenez tant qu’il y a à prendre puis vous partez sans regrets, sans un souvenir.

Car à présent elle se sait condamnée. La fièvre la quitte de moins en moins et elle a encore maigri mais cela ne l’empêche pas de se jeter vers l’illusion des plaisirs, comme un papillon affolé, pour y consumer sa vie. Et c’est sans doute la pitié qui pousse Édouard Perregaux à lui offrir ce mariage dont elle rêve. Et comme elle s’étonne, allègue le scandale que la famille ne pardonnerait pas, il trouve une solution : il doit partir pour l’Angleterre afin d’y régler quelque affaire et ils se marieront là-bas sans tapage !

Devenir comtesse Perregaux ? Jamais Marie n’a rien espéré de semblable. Elle serait l’une des premières dames de Paris au lieu d’en être la première courtisane ! Elle accepte, bien sûr, et, le 21 février 1846, Perregaux l’épouse devant le Register du comté de Middlesex. Assurément, le mariage n’est pas tout à fait régulier car les bans n’ont pas été publiés. En outre, il n’est pas valable en France mais ce que souhaite Édouard c’est parer les derniers mois de Marie d’une douce illusion, l’installer outre-Manche dans une somptueuse propriété où elle pourrait tenir son rang sans scandale et, peut-être, lui faire retrouver un peu de santé au bon air de la campagne anglaise. L’hiver, il propose de l’emmener au soleil de la Méditerranée et demander à l’amour de faire un miracle.

Hélas, Marie ne comprend pas, n’accepte pas. Ce qu’elle veut c’est vivre à Paris pour y reprendre une vie joyeuse et pourquoi pas paraître à la cour de Louis-Philippe ? Une courtisane chez le roi bourgeois ! Quelle folie !… Alors plantant là son époux, elle s’enfuit, rentre boulevard de la Madeleine et, avec une joie enfantine, fait peindre ses armes toutes neuves sur les portières de sa voiture.

Malheureusement le mal empire rapidement. Il faut quitter Paris et Marie, affolée, court de ville d’eaux en ville d’eaux cherchant à retenir cette vie qui la fuit. On la voit à Spa, à Ems où, prise peut-être d’un remords, elle écrit à Perregaux : « Pardonnez-moi, mon cher Édouard, je vous en prie à deux genoux. Si vous m’aimez assez pour cela, rien que deux mots : mon pardon et votre amitié. Écrivez-moi poste restante à Ems, duché de Nassau. Je suis seule ici et très malade. Donc, cher Édouard, vite mon pardon. Adieu… »

Elle ne recevra pas de réponse ; Perregaux voyage beaucoup et la lettre l’attendra longtemps. Plus malade que jamais elle regagne Paris puisque c’est le seul endroit où elle peut vivre encore et, durant quelques semaines, on la verra aux avant-scènes des théâtres et dans des fêtes où elle apparaît comme l’ombre d’elle-même. Elle est seule désormais et pour continuer à afficher le même train de vie, elle vend l’un après l’autre ses plus beaux bijoux. Le monde apparemment l’oublie…

Sauf peut-être un seul homme ! De Madrid, Alexandre Dumas fils lui écrit le 18 octobre. Il dit qu’il a reçu de mauvaises nouvelles par un ami, qu’il part pour Alger et lui demande de lui écrire poste restante là-bas pour lui dire si elle lui pardonne d’être parti… Il aime encore tellement que c’est lui qui s’accuse mais, lui non plus ne reçoit pas de réponse : Marie n’a plus la force ni même l’envie de lui écrire. Elle ne peut même plus sortir. Veillée par sa femme de chambre et par son amie Clémence Prat que son état désole, elle erre de son lit à sa chaise longue vêtue d’un peignoir blanc et la tête enveloppée d’un cachemire rouge. Elle ne dort plus et, souvent, la nuit, accoudée à sa fenêtre, elle regarde avec envie passer les gens qui sortent des théâtres et s’en vont souper.

Vient enfin le jour où elle ne peut plus se lever et où elle comprend que tout est fini. Clémence vient alors lui dire que son mari est là et qu’il demande à la voir mais elle refuse. Il l’a abandonnée quand elle appelait au secours et d’ailleurs ce mariage anglais n’était qu’une comédie. Il voulait l’obliger à vivre à l’étranger…

Désolé, Édouard se retire. Une heure plus tard, un fleuriste apporte un énorme, un gigantesque bouquet de camélias que Marie regarde à peine. Plus rien ne l’intéresse et elle souhaite seulement que ses souffrances prennent fin.

En dépit de ce qu’elle a dit à Clémence – « Je ne veux plus voir un seul homme ! » – elle en laisse cependant un approcher jusqu’à elle : le vicaire de la Madeleine qui vient la réconcilier avec Dieu. Étrange confession dont on prétend qu’elle se déroule tandis qu’au-dehors Paris fêtait le carnaval. C’est le 3 février 1847 que mourut Marie Duplessis, veillée seulement par sa femme de chambre et par Clémence Prat.

Mais deux jours plus tard, une foule énorme suivit le convoi funèbre. De tous ceux qui l’avaient aimée, deux hommes seulement étaient là : Édouard Perregaux et son ami Delessert. La débauche de camélias blancs qui neigeaient sur le char funèbre était leur œuvre commune.

— Marie fut enterrée au cimetière Montmartre, dans le caveau provisoire d’abord puis dans celui que Perregaux fit élever pour elle.

Quant à Alexandre Dumas, ce fut en arrivant à Marseille qu’il apprit la nouvelle de cette mort et, quand il atteignit Paris ce fut pour assister à la vente publique des meubles et objets qui lui avaient appartenu. Là encore il y avait foule et Adet vit partir avec douleur, aux mains de femmes banales, les robes qui avaient paré si délicieusement Marie.

Poursuivi par le chagrin, un mois plus tard, il écrivait un roman – la pièce viendra ensuite – dédié à celle qu’il avait tant aimée. Ce fut La Dame aux camélias. Il l’écrivit d’un seul jet mais il ignorait alors, en dépit du succès immédiat, qu’il allait immortaliser aux yeux du monde entier, la pauvre, adorable et folle Marie Duplessis…

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