L’inoubliable HORTENSE SCHNEIDER

Un certain Monsieur Offenbach…

Un matin de l’été 1855, deux jeunes gens grimpaient courageusement le raide escalier d’une triste maison sise passage Saunier menant au non moins triste appartement d’un homme qui était peut-être le plus gai des habitants de Paris. C’était un musicien allemand « agité, mince comme une clarinette, vif comme un triolet » qui venait de s’implanter aux Champs-Élysées, dans un petit théâtre en bois abandonné par un prestidigitateur qui l’avait baptisé théâtre des Bouffes-Parisiens et venait d’y monter une sorte d’opérette allègre intitulée Les Deux Aveugles. Le plus étonnant était que le public commençait à s’y presser.

Quant aux deux visiteurs, l’un était le chanteur Berthelier qui faisait partie de la troupe et sa plus récente maîtresse : une jolie Bordelaise de vingt-deux ans, blonde, grassouillette, mais avec les plus belles épaules, les plus belles jambes du monde, de jolis yeux bleus et le plus charmant minois. Son nom : Hortense Schneider.

Ce que Berthelier vient demander à son patron, c’est d’auditionner sa conquête et, comme il est amoureux, il est tenace. Alors sachant bien qu’il ne s’en débarrassera pas autrement, Offenbach soupire en se mettant au piano :

— Chande-moi guelgue chose !

Il ne se débarrassera jamais, en effet, de son accent tudesque mais c’est au fond un charme de plus comme sa moustache blonde et le regard myope mais vif qui brille derrière ses lorgnons. Si elle meurt de trac, la jeune Hortense n’en montre rien. Elle attaque hardiment le boléro du Domino noir mais à peine a-t-elle chanté quelques mesures que le musicien se lève et referme le piano.

— Où as-du abbris ?

— À Bordeaux avec M. Schaffner…

— Bedide miséraple, si tu as le malheur de brentre engore tes leçons, je te viche mon pied quelque part et je tégire ton encachement. Car je t’encache, tu entends ? À teux cents francs bar mois…

Et de signer un contrat qui allait marquer toute une époque. L’association d’Offenbach avec Hortense Schneider que l’Histoire ne séparera plus va démontrer au monde entier que « leur » Paris est la ville la plus brillante, la plus gaie et la plus vivante du monde : une fantastique affiche pour le second Empire…

Mais qui était, au juste, cette Hortense tombée si à propos dans la vie du compositeur ? Bordelaise, elle l’a dit mais parce que ses parents le sont devenus. Son père, un pauvre tailleur nommé Schneider était, selon Lenôtre, un des rescapés des contingents rhénans de Napoléon. C’est dire que la famille n’était pas riche. Toute gamine Hortense sera petite-main chez une couturière ou coursière chez une fleuriste mais ce qu’elle a dans le sang c’est la musique, le chant, la danse et la comédie. Elle se joint à une troupe d’amateurs et un vieil artiste, Schaffner, lui apprend à poser sa voix – qui est fort jolie – et à respirer quand il faut.

Ainsi armée, elle signe un engagement, à cinquante francs par mois, pour le théâtre d’Agen où elle va jouer tout, mais vraiment tout ce que l’on y joue et pas toujours dans les premiers rôles. Elle sera même un nègre dans La Case de l’oncle Tom et un mousse dans Haydée mais il lui arrive de chanter parfois l’opéra même si c’est dans les chœurs. En même temps, elle fait des ravages dans la société masculine de la cité des pruneaux. Sa blondeur, son entrain et ses rondeurs y font merveille au point qu’une grande dame de la société viendra s’en plaindre à son directeur.

Au bout de deux ans de ce métier, elle fait ses bagages, débarque à Paris, essuie bon nombre de refus dans les « salles » en vogue et finalement rencontre Berthelier qui la réconforte, lui promet de s’occuper d’elle, en fait sa maîtresse parce qu’elle l’a ensorcelé et finalement tient parole en la présentant à son patron.

Dès son apparition sur la scène des Bouffes-Parisiens – qui d’ailleurs ne vont pas tarder à déménager pour s’agrandir et se rapprocher des Boulevards – c’est le succès, un succès qui vaut à la belle Hortense nombre d’admirateurs avec qui elle a le bon goût de ne pas se montrer cruelle dès l’instant qu’ils lui plaisent mais, quand elle rencontre le jeune duc Ludovic de Gramont-Caderousse, elle lui accorde aussitôt l’exclusivité… et il faudra bien que Berthelier, non sans soupirer, quitte à jamais la chambre de son amie.

Gramont-Caderousse, c’est en quelque sorte le roi de Paris : grand, maigre – trop ! il est miné par la phtisie – d’une folle élégance, le cheveu roux et le visage pâle marqué de rouge aux pommettes il règne sur le Jockey club et sur tous les endroits où l’on s’amuse depuis le Café anglais et le Café de Paris jusqu’aux petites boîtes de quartiers moins huppés. Tout le monde le connaît, tout le monde l’adore et Hortense, en ce cas, fait comme tout le monde. De cette liaison, elle aura un petit garçon dont elle ne se souciera guère et surtout tirera un vernis d’élégance et d’éducation non négligeable.

Quelques mois après la naissance, le jeune duc dont la santé se délabre de plus en plus commet l’erreur fatale commune, hélas, à tous les malades des poumons de l’époque : il va se soigner en Égypte en pensant que le soleil est seul capable de le guérir. En fait, le soleil le tuera plus rapidement et, quand il reviendra à Paris en 1865, c’est pour y mourir. À trente-deux ans.

Or, pendant ce séjour en Égypte, Hortense qui, avec toute la troupe et Offenbach, se produit au Palais-Royal, entre en fureur contre son directeur qui lui a refusé une augmentation. Qu’on lui résiste est une chose qu’elle ne supporte pas : d’abord parce qu’elle a une juste conscience de sa valeur mais également parce qu’elle n’est pas aussi intelligente que sa frimousse pétillante le laisse supposer. Aussi prend-elle une décision ahurissante : elle va retourner à Bordeaux, chez sa mère et, dans ce but, elle fait ses malles.

Grâce à Dieu, faire ses malles pour une femme en cette année 1864 n’est pas une mince affaire, surtout pour une jolie femme : il faut emplir une monstrueuse quantité de bagages et de cartons pour y enfouir les crinolines, les immenses robes qui les couvrent, les dessous aussi abondants que les fanfreluches, les châles, les chapeaux, les bottines, les ombrelles. Cela donne à Offenbach flanqué de son librettiste Ludovic Halévy, le temps de tomber chez sa vedette pour tenter de la ramener à la raison.

Entreprise oh combien difficile ! Les deux hommes frappent, sonnent font un bruit de tous les diables qui attire les autres locataires de la maison mais pas la Schneider. Quelqu’un pourtant affirme qu’elle est là. Alors le vacarme reprend de plus belle et, finalement, derrière le panneau de bois, une voix se fait entendre :

— Qui est là ?

Avec un soupir de soulagement, les deux hommes répondent l’un après l’autre :

— Moi, Offenbach.

— Moi, Halévy…

Et Offenbach d’ajouter en écho :

— Che vous apporte un rôle… un rôle étonnant… une gréation suberbe… mais le malheureux qui ignore qu’Hortense est brouillée à mort avec Plunkett, le directeur du Palais-Royal ajoute : « Une gréation pour le Balais-Royal… »

Un hurlement le fureur lui répond mais, cette fois, la porte s’ouvre découvrant une Hortense aux yeux étincelants, véritable personnification de la furie antique, l’invective à la bouche, qui déclare, avec force imprécations dignes de Corneille qu’elle ne remettra jamais les pieds dans le « théâtre maudit ». Elle va partir pour Bordeaux, d’ailleurs ses malles sont achevées, et elle a déjà vendu une partie de ses meubles.

En effet, le décor fait de caisses, de paquets et de cartons a quelque chose de définitif. Néanmoins, comme la porte est ouverte, les deux hommes en profitent pour se glisser à l’intérieur. Il faut plus qu’un déménagement pour décourager Offenbach lorsqu’il a quelque chose dans la tête. Or, il vient de constater que s’il manque nombre de meubles, le piano, lui, est toujours là…

La grande-duchesse de Gerolstein

Profitant d’une accalmie nécessitée par une reprise de souffle, Halévy explique l’œuvre dont il vient d’écrire le livret : « une pièce grecque… l’enlèvement d’Hélène par Pâris ». Elle y serait adorable, délicieuse, irrésistible. Hélène la Blonde ! Avec des costumes absolument ravissants ! Il pourrait parler longtemps : Hortense ne veut pas être adorable chez Plunkett…

Pendant ce temps, Offenbach s’est glissé au piano et il joue, et il chante avec son effroyable accent mais la musique est irrésistible :

« Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu ?

À faire ainsi cascader, cascader ma vertu… »

Assis sur une caisse, Hortense écoute, ravie, enchantée déjà dans le rôle de la reine de Sparte. Elle s’y voit !… Seulement derrière cette apothéose, elle aperçoit tout à coup Plunkett et cela suffit pour qu’elle retrouve sa décision : jouer La Belle Hélène elle aimerait beaucoup mais à aucun prix au Palais-Royal. Elle a dit qu’elle partait pour Bordeaux, elle part au désespoir de ses auteurs et durant quelques jours, elle va jouir de sa liberté et du secret plaisir d’être déjà célèbre…

En fait, huit jours exactement au bout desquels arrive un télégramme d’Offenbach : « Affaire ratée au Palais-Royal mais possible aux Variétés. Répondez… »

Du coup, Hortense trouve tout de suite moins de charme à Bordeaux. Elle télégraphie à son tour : « Je demande 2 000 francs par mois ». C’est le directeur des Variétés, Coignard, qui lui répond : « Affaire entendue. Venez vite ! » Deux jours plus tard, la chanteuse rentrait. La Belle Hélène fut, bien entendu, un triomphe, le 17 décembre 1864. Un triomphe qui ne se démentira pas et qui sera même surpassé quand, le 18 avril 1867, année de l’Exposition, on frappera les trois coups de la célèbre Grande-Duchesse de Gérolstein. Le triomphe est total et quand, au bois, Hortense passe, dans sa voiture autour de laquelle galopent ses huit chiens et que traînent des chevaux magnifiques, on lui fait place comme à une souveraine. On sourit, on murmure : « C’est la grande-duchesse ! » On la salue, on l’acclame plus encore qu’une vraie souveraine.

Mieux encore ! Un après-midi, la calèche se présente devant l’entrée de l’Exposition réservée exclusivement aux monarques étrangers qui viennent visiter. Du fond de la voiture, elle ordonne aux gardiens :

— Ouvrez !

Et comme ces braves gens hésitent, faisant remarquer que l’on ne peut franchir cette grille que si l’on porte couronne, Hortense alors jette avec majesté :

— Grande-duchesse de Gérolstein !

Et la grille royale s’ouvre…

C’est qu’au fond, elle est vraiment souveraine. Avant que ne se lève le rideau, elle peut chaque soir contempler la salle où se presse tout ce que la France mais aussi l’Europe compte d’illustre et que la grande exposition attire vers Paris. On y voit le roi de Suède, celui de Portugal, de Norvège, de Bavière, le prince de Galles, le tsar, le roi des Belges, le comte de Flandres, le prince d’Orange et même, certain soir, le shah de Perse.

La loge d’Hortense, bien sûr, ne désemplit pas. Les fleurs s’y entassent, les princes aussi et, comme elle possède un cœur vraiment généreux et un corps toujours disponible, sa demeure voit défiler à tour de rôle ceux qui l’ont applaudie la veille ou l’avant-veille. Tant et si bien qu’une mauvaise langue finira par la surnommer : « Le passage des Princes. » Elle eut même une liaison avec le khédive d’Égypte venu en France pour y prendre les eaux de Vichy. Il s’y ennuya si ferme écrit André Castelot, qu’il envoya un télégramme au quai d’Orsay : « Envoyez Schneider. » Mais le secrétaire diplomatique qui reçut le message n’imaginant pas qu’il pût s’agir de la célèbre divette, dépêcha sur Vichy l’important M. Schneider, directeur tout-puissant des Forges du Creusot persuadé lui-même que le souverain souhaitait passer une commande de canons ou de locomotives. On devine ce que purent être l’accueil du khédive… et la tête de M. Schneider.

Néanmoins, Hortense, qui avait eu, avec Offenbach, une liaison passagère, était pourvue d’un amant en titre : Xavier Feuillant, qui s’accommodait bien des relations « diplomatiques » de sa maîtresse. Et même, habitant en face de chez elle, il poussait l’amabilité jusqu’à décorer ses fenêtres des couleurs nationales du locataire provisoire. On affirme que, bien que très riche, il se ruina en chandelles et en drapeaux. Hortense habitait alors à l’angle de l’avenue de l’impératrice – actuelle avenue Foch – et de la rue Lesueur.

La guerre de 1870 va faire disparaître tout ce monde charmant et un peu fou. « Le trône de Napoléon III, dit Lenôtre, entraîne dans sa chute celui de Gérolstein. » Quand la France envahie, déchirée, ravagée se relève de ses cendres bien peu de mois ont passé mais ils ont suffi pour qu’Hortense Schneider, bien que toujours jeune et toujours belle, soit devenue le symbole d’une époque révolue. La République n’a rien à faire de la grande-duchesse de Gérolstein.

Hortense essaie bien de reprendre quelques-uns de ses rôles mais la magie n’agit plus. Offenbach, d’ailleurs, est compris dans le même phénomène et bien qu’il eût été naturalisé Français devait mourir, dix ans plus tard sans avoir eu le temps de voir naître à la scène l’œuvre dont il était le plus fier : Les Contes d’Hoffmann.

Pendant ce temps, Hortense était partie pour la Russie où elle connut un très grand succès, si grand même, qu’elle crut les beaux jours revenus. Hélas, rentrée en France, elle connut un tel échec qu’elle se résigna finalement à abdiquer. Elle était riche, d’ailleurs, et pouvait vivre sans soucis.

C’est alors qu’elle commit une grosse sottise, la seule en vérité de sa vie : elle épousa un jeune aristocrate de grande famille : le comte de Brionne. Hélas, le beau gentilhomme s’intéressait surtout à ses revenus et, alors même que la lune de miel n’était pas encore tout à fait consommée, Hortense devait faire face aux horreurs d’une séparation, suivie d’un procès retentissant et d’un divorce.

Elle réussit cependant à sauver la plus grosse partie de sa fortune. Et, faute de rester grande-duchesse, elle pourra néanmoins continuer à se parer de ce titre de comtesse de Brionne, porté jadis par une princesse de Lorraine et dont elle était si fière, plus encore sans doute que de l’amour intéressé de son éphémère époux.

C’est alors qu’elle fit bâtir l’hôtel particulier sis 123, avenue de Versailles, non loin du Point-du-Jour, dans un quartier alors paisible et verdoyant où, durant trente ans, elle put se consacrer aux œuvres de charité, visitant les pauvres et dédiant « son temps et son dévouement à l’Orphelinat des Arts dont elle était la présidente d’honneur ».

Aux beaux jours, elle se rendait à Fécamp dans la villa qu’elle y avait fait construire après en avoir d’ailleurs acheté deux ou trois. De son beau temps, elle gardait beaucoup de choses et surtout une grande dignité, tout à fait digne d’une comtesse de Brionne et même de cette grande-duchesse fictive dont elle avait fini par faire son modèle et dont le superbe portrait peint par Pérignon éternise l’image et trône toujours dans le salon de sa demeure. Elle y apparaît cravache en main, imposante à souhait mais aussi infiniment séduisante.

On peut l’imaginer contemplant ce reflet des beaux jours après avoir longuement discuté avec sa cuisinière les menus de la journée car elle avait été toujours gourmande et le restait.

Elle le sera jusqu’à la fin extrême puisque c’est dans son lit et après avoir dégusté une tasse de chocolat qu’elle s’éteindra, le 6 mai 1920, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Toute sa fortune et ses propriétés allaient à l’Orphelinat des Arts…

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