LA GRANDE RACHEL

Chanteuse des rues…

Un soir de l’automne 1836, deux adolescentes chantent en se tenant par la main, devant la porte du café Procope. La plus grande qui est aussi l’aînée a dix-sept ans mais l’autre est petite pour ses quinze ans. Maigre aussi et, sous ses cheveux noirs, sa petite figure pâle semble dévorée par de très grands yeux sombres, sa seule vraie beauté. En dépit d’une misère évidente, le groupe serait charmant si les deux innocentes ne chantaient l’une de ces chansons gaillardes tout au plus bonnes pour un corps de garde.

Un homme s’arrête alors. Environ trente-cinq ans, bien habillé avec un visage passionné. Il demande aux deux fillettes pourquoi chantent-elles cette affreuse chanson qu’elles ne devraient jamais avoir entendu. La réponse est navrante : elles n’en connaissent pas d’autres. L’inconnu alors sourit, prend dans sa bourse une pièce d’or, un rouleau de papier et les met dans la petite patte maigre de la plus jeune :

— Tiens, dit-il. Voilà quelques couplets qu’un de mes amis devait mettre en musique. Chantez-le sur un air ancien. Vous en connaissez bien un ? Je vous les donne…

Et il s’éloigne sur un signe d’encouragement. La petite Rachel saura, plus tard que l’inconnu s’appelait Victor Hugo…

C’est seulement après la révolution de 1830 que la famille Félix s’est installée à Paris. Ce sont des juifs de Metz qui pendant longtemps ont arpenté les routes dans une roulotte. Le père fait un peu de brocante, la mère, revendeuse à la toilette, des raccommodages, et les trois enfants aident comme ils peuvent. Rachel, qui est la deuxième après Sarah et avant Rebecca – est née le 21 février 1821 à Mumpf, dans le canton d’Argovie. Un garçon fermera la série des habitants de la roulotte qui, d’ailleurs, est devenue trop petite. On se fixe d’abord à Lyon puis à Paris sous les combles d’une maison de la rue Traversière et le cours des jours recommence à couler. Le soir on fait les comptes car le père est aussi économe que fidèle à la loi juive.

La rencontre avec Victor Hugo porte bonheur à Rachel. Une autre suit, avec un certain Choron qui fait entrer ses protégées à l’institut royal de Musique religieuse mais le chant n’est pas ce qu’elles préfèrent et Choron les confie à un sien ami, Saint-Aulaire qui dirige un cours d’art dramatique. Là, Rachel est tout de suite dans son élément. Tellement qu’elle fait ses débuts au théâtre du Gymnase, le 24 avril 1837 dans La Vendéenne. Elle pourrait y rester mais le théâtre de boulevard n’est pas vraiment son fait et Poirson, le directeur du Gymnase repasse sa trouvaille à Samson qui est la vedette de la Comédie-Française. Cette fois, elle est arrivée à sa vraie place, celle d’une tragédienne-née et après un an d’études elle débute enfin le 12 juin 1838 dans le rôle de la Camille d’Horace. Elle a dix-sept ans et c’est son premier succès. Un succès qui va vite devenir un triomphe.

Elle gagne quatre mille francs par mois et les finances de la famille s’en trouvent bien. Trop bien peut-être et les choses commencent à se gâter quand le vieux Félix refuse de laisser à sa fille la plus petite part de ce qu’elle gagne. Elle disposera de son argent quand elle sera majeure. Pas avant. Or, Rachel est lassée de porter toujours la même robe en jaconas jaune à fleurs lilas et le même chapeau garni d’une rose défraîchie qui font sourire ses camarades. Seul avantage : la famille s’est transportée dans un petit appartement de l’impasse Véro-Dodat.

Sa sœur Sarah lui donne alors un conseil : se marier !

L’idée séduit Rachel et, tout de suite, elle trouve des candidats. Le premier est un écrivain sans succès qui voit en elle un bon moyen de se faire jouer, le second un journaliste sans talent. Un troisième personnage lui ouvre les yeux. C’est, à vrai dire, un assez triste sire, un certain Charles Maurice qui vend très cher, aux comédiens, ses articles louangeurs. Rachel a trop de talent pour le craindre mais il est beau et elle se met à l’aimer. C’est un mot qu’il ignore et, bien loin de songer au mariage, il fait de la jeune fille sa maîtresse, lui soutire de l’argent puis la trompe cyniquement. Longtemps après, la tragédienne dira de lui : « Je me sentais salie, avilie et je me haïssais d’autant plus que j’étais sans forces contre cet homme… »

Elle caresse même un instant l’idée de le tuer et cache une arme sous sa robe de scène mais recule au dernier moment : un scandale apprendrait à son père qu’elle a perdu sa « pureté originelle ». Non, décidément, c’est une erreur que de chercher le mariage. Sarah, alors, lui conseille de se trouver un protecteur riche… et discret. Il y en a peut-être un : et qui ne manque pas une de ses représentations. Qui donc ? Mais le docteur Véron !

Ce n’est pas n’importe qui : il est directeur de l’Opéra – après avoir fait fortune dans les produits pharmaceutiques. Il est très riche mais au physique, si l’on en croit Ponsard : « Il était gros, laid et avait les écrouelles… » Rien qui puisse séduire une jeune femme au tempérament ardent. Seulement Rachel tient de son père l’amour de l’argent et Véron obtient ce qu’il désire. La tragédienne en sera récompensée par une belle maison à Montmorency où toute la famille se transporte à la belle saison. Véron d’ailleurs jure de faire de sa « petite diablesse » une reine de Paris. Il n’aura guère de peine : Rachel allie à la finesse d’un Tanagra le charme d’une voix profonde et émouvante qui soulève la passion des foules, cette même passion dont elle est elle-même habitée et qui ne saurait se suffire d’un Véron. Les occasions ne manquent pas.

Dans la même année elle va le tromper – oh discrètement ! – avec Alfred de Musset retour de Venise, avec le marquis de Custine et avec le prince de Joinville fils aîné du roi Louis-Philippe qui revient tout juste de Sainte-Hélène où il est allé chercher les cendres de Napoléon. C’est peut-être l’homme le plus séduisant de Paris mais aussi un militaire et il en a les manières.

Ce soir-là, Rachel qui vient de jouer, dans Andromaque le rôle d’Hermione, trouve dans sa loge un billet ainsi conçu : « Où ? Quand ? Combien ? »… Chose étrange, cette littérature à la hussarde ne blesse pas l’artiste. Sans même se donner le temps de réfléchir, elle prend du papier, une plume et répond, dans le même style : « Chez toi. Ce soir. Pour rien… » Et, une heure plus tard, une voiture discrète qui attend non loin de la sortie des artistes conduit Rachel aux Tuileries… Elle déménagera bientôt : une favorite quasi royale ne peut habiter impasse Véro-Dodat. Désormais, ce sera au 23, quai Malaquais.

Cependant, les amours avec Joinville ne vont pas durer très longtemps. L’orgueil et les sens y entrent pour beaucoup mais n’engagent pas vraiment le cœur en dépit des billets tendres, que Rachel envoie à son prince : « Je t’aime tant fort que je puis… »

La liaison s’use d’elle-même mais elle a fait assez de bruit pour que Véron apprenne son infortune. Il ne fera pas de tapage – ce n’est pas dans sa manière – et d’ailleurs la tragédienne avait pris soin de rompre avec lui mais il n’en a pas moins ressenti une blessure d’amour-propre dont il va se venger, à sa manière de gros matou sournois, d’une bien vilaine façon.

Un soir où il reçoit des amis recrutés comme par hasard parmi les pires langues de Paris, il ouvre devant eux au dessert, entre les vapeurs du café turc et la fumée des cigares, un paquet de lettres, celle que Rachel lui a écrites au début de leur liaison et il va les lire une à une, à haute voix au milieu des plaisanteries grivoises car il sait bien qu’une femme peut se couvrir de ridicule en employant certains mots, certaines phrases pour un homme de sa tournure. Il espère que Rachel ne s’en relèvera pas. En fait, il se flatte et son calcul est mauvais : Paris aime trop sa tragédienne pour s’arrêter à cet assez répugnant déballage. Quant à Rachel, après s’être livrée à une colère de bohémienne, elle décide de ne pas réagir. Véron est mort pour elle.

D’ailleurs, elle vient de rencontrer celui dont elle pense qu’il sera l’homme de sa vie : il est jeune, beau, riche, noble et, qui mieux est, il porte la plus éclatante des auréoles car il est le fils de Napoléon Ier et de son « épouse polonaise » : c’est le comte Alexandre Walewski…

Le fils de l’Empereur

1843. Les débuts de la liaison avec Walewski sont éclatants. Amoureux comme un collégien, Alexandre enlève Rachel du quai Malaquais pour lui offrir un magnifique hôtel particulier au n° 4, rue Trudon. Malheureusement, il la laisse le décorer à son idée et elle en fait une rétrospective des styles à travers l’histoire. On y trouve un escalier gothique, une chambre Louis XV, une salle à manger et une salle de bains étrusques, un grand salon Louis XIV et un petit salon chinois. Tout ce que Paris compte de gloire et d’esprit viendra le visiter : Lamartine, Béranger, Chateaubriand, Musset – encore lui ! – Alexandre Dumas (père !) qui tente de séduire la maîtresse de maison et aussi le ménage de Girardin dont la femme, Delphine Gay, est la reine de la presse parisienne.

Au bout d’un an, un petit garçon vient au monde que l’on nomme Alexandre. Le père est tellement heureux qu’il songe même au mariage en dépit des différences profondes qui le séparent de sa maîtresse. Rachel est habitée par un appétit de vivre qui suffoque le diplomate épris avant tout de calme et de modération. Cette femme excessive pour qui la vie n’est qu’une suite de plaisirs le déroute. Elle est géniale et mal élevée, inculte et inspirée. Elle aime brûler l’existence jusqu’à en tomber de fatigue et oblige son amant à une perpétuelle gymnastique intellectuelle : il ne sait jamais, quand il arrive, s’il va trouver Phèdre, Chimène, Marie Stuart… ou Jeanne d’Arc.

Ce jeu l’essouffle mais il s’en accommoderait peut-être si, au bout de trois ans, Rachel ne commettait une grave erreur : celle de prendre pour amant Émile de Girardin, le roi des journalistes mais aussi le mari de Delphine la redoutable. Qui d’ailleurs ne se doute même pas de ce que son époux a déjà une maîtresse, une certaine Esther Guimond, lionne à la mode, jolie, spirituelle et intelligente qui a élevé le métier de grande courtisane jusqu’à des hauteurs extrêmement rémunératrices et qui n’a aucune envie de se faire couper l’herbe sous le pied par Athalie. Et elle écrit :

« Ne vous ai-je pas surprise en fiacre, à deux heures du matin, revenant de souper mystérieusement avec M. de Girardin, hier 17 mars 1846 ? Retenez bien cette date car c’est à compter de ce jour qu’il m’a juré ne plus vous revoir. En échange de la parole qu’il m’a donnée, je promets le silence et, pour cette fois, Mme de Girardin ne saura rien, ni les visites que vous a faites son mari, ni vos parties de campagne, ni vos soupers, ni le reste. Car, quoi qu’on en ait pu dire, ces scandales ne sont pas de mon goût et me sont interdits à jamais par mes sentiments pour M. de Girardin. Renoncez courageusement à une de ces coquineries si savoureuses pour les femmes : moi je déposerai les armes… »

Au reçu de cette lettre Rachel, passé la première colère réfléchit. Girardin lui plaît mais pas à ce point-là et se mettre sa femme à dos pourrait être lourd de conséquences. Elle accepte donc le marché et rompt sans bruit, espérant ainsi acheter la paix. Mais elle a compté sans la perfidie d’Esther Guimond. Celle-ci ne dira rien à Delphine mais Walewski, lui, apprendra sa mésaventure.

La rupture est immédiate. En dépit des larmes de Rachel, Walewski s’éloigne, laissant à la coupable son hôtel et tout ce qu’il lui a offert mais il emmène son fils. Il part pour Florence où, le 4 juin suivant, il épouse Marie-Madeleine de Ricci, une éblouissante jeune fille.

La nouvelle du mariage frappe Rachel plus cruellement qu’elle ne le pensait. Elle l’avoue simplement dans une lettre à une amie : « Je suis si accablée, si étourdie du coup affreux que j’ai reçu par la nouvelle du mariage de W… que je ne puis trouver assez de sang-froid pour vous écrire longuement. Les torts sont trop de mon côté. Il me faut pleurer et non me plaindre : j’ai tout fait et Dieu m’a punie. Tout est fini pour moi… »

Heureusement, il n’en est rien. De sa douleur sincère la tragédienne tire un surcroît de talent. Jamais ses cris de souffrance n’ont été si beaux… Mais elle trouvera aussi la consolation après avoir obtenu le retour de son fils car elle n’est pas femme à pleurer longtemps. Un beau garçon passe à sa portée. Il se nomme Arthur Bertrand et il est le fils de ce général qui suivit si fidèlement Napoléon à Sainte-Hélène. Décidément, la légende de l’Aigle continue à poursuivre Rachel. Elle aime Bertrand pour sa beauté sans chercher à en savoir davantage ce qui est une bonne chose car c’est un assez mauvais sujet.

En 1848, Louis-Philippe tombe mais Rachel reste. De la poussée républicaine qui secoue la France elle retire même un supplément de popularité, redevient chanteuse pour un temps et parcourt le pays en chantant La Marseillaise drapée dans un drapeau tricolore : un triomphe ! Mais ce serait s’avancer beaucoup que croire solides ses convictions politiques toutes neuves. Elles ne résistent pas à une présentation au prince Louis-Napoléon. Après le fils de l’Empereur, Rachel fera les délices de son neveu pendant quelque temps. Juste celui de s’éprendre de Mlle de Montijo et de lui offrir de partager sa couronne impériale toute neuve. Rachel sera en bons termes avec l’impératrice puis, pour rester fidèle à elle-même, elle remplace l’Empereur par son cousin, le prince Jérôme Napoléon que les Parisiens ont surnommé Plon-Plon ce qui est tout un programme.

Ce débauché marque le début du déclin de Rachel. D’abord sa santé n’est pas des meilleures : les premières atteintes de la phtisie commencent à se faire sentir. Au théâtre, le public toujours instable se trouve une nouvelle idole : Adélaïde Ristori qui ne vaut pas Rachel et de loin et ne laissera d’ailleurs pas son nom à l’Histoire. Enfin, la tragédienne par ses caprices s’est fait de nombreux ennemis. En tête, l’affreux Charles Maurice, le premier amant. Écœurée, elle part en tournée et retrouve le triomphe : l’Angleterre d’abord où la reine Victoria lui offre un bracelet, puis la Hollande et enfin la Russie où elle use encore un peu de ses forces dans les excès de la vie nocturne.

De retour à Paris, elle s’aperçoit que son étoile est ternie. Sur les conseils de son frère Raphaël qui a pris le relais du père et se révèle homme d’affaires, elle part pour l’Amérique avec toute sa famille. Malheureusement, la tournée est un fiasco dont Rachel revient épuisée.

Après avoir essayé de la campagne – elle a acheté un superbe domaine à Thun, sur la route de Mantes, elle se décide, à l’automne 1856 à suivre les conseils de son médecin qui recommande l’Égypte. Elle sait qu’elle n’a plus grand-chose à attendre sinon la mort. Et pourtant, c’est alors que l’amour lui tend une dernière perche : la plus solide.

Il s’appelle Gabriel Aubaret et il est commandant en second sur le navire qui emmène la tragédienne à Alexandrie. Il est de cinq ans plus jeune qu’elle mais il est bon, loyal, sincère et cette femme diaphane qui porte sur ses épaules le poids de tant de gloire l’émeut. Cette émotion se change vite en amour et Rachel croit revivre. Est-ce que, vraiment, on peut encore l’aimer à ce point ? Alors, elle ne va pas rester en Égypte où Gabriel ne la verrait pas souvent. Elle rentre en France son amant loue pour elle une propriété près de Montpellier, non loin de sa propre famille. Il espère l’épouser mais chrétien et même pieux il essaie de convertir Rachel au catholicisme. Ce qui déchaîne la fureur de la famille Félix et, le jour où Rachel doit abjurer le judaïsme, elle reçoit un télégramme – faux ! – qui la rappelle à Paris : son fils est malade. Elle quitte Gabriel désespéré.

À Paris où elle a vendu son hôtel de la rue Trudon, elle s’est installée place Royale où, dans un très bel appartement, elle reçoit encore le Tout-Paris. L’Empereur et l’impératrice lui ont conservé leur amitié. Mais le mal empire. La toux destructrice la mine. Elle ne veut pas retourner à Montpellier et elle accepte l’offre de la villa Sardou, au Cannet, une villa de style pompéien où sa chambre a l’air d’un mausolée antique. Elle s’y rend avec Sarah : quelques jours de joie au milieu des orangers. Ses fidèles viennent la voir et surtout Gabriel qui refuse de la quitter. Il y a aussi, bien sûr, la famille, l’envahissante famille. Et c’est au chant des psaumes hébraïques, au milieu des siens que, le dimanche 3 janvier 1858, la Grande Rachel s’éteint dans les bras de son médecin, le docteur Czemicki. Elle n’a pas trente-sept ans et elle emporte avec elle l’une des plus hautes gloires du théâtre.

Ramenée à Paris, elle aura des obsèques presque nationales comme, plus d’un siècle plus tard, la grande Édith Piaf qui lui ressemble par bien des points. Une foule immense l’accompagne au Père-Lachaise où elle repose toujours cependant que la Comédie-Française révère encore en elle celle qui fut peut-être sa plus grande tragédienne.

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