Cet hiver 1759 était affreux et la vie de bohème en souffrait visiblement. Il y avait plus d’un mois que les rues d’Abbeville gardaient un tapis de neige sous lequel se cachaient de sournoises et meurtrières plaques de verglas. Les gouttières prolongées de stalactites ressemblaient à des loques brillantes et chaque matin, dans les quartiers misérables, on ramassait des corps gelés.
Bien sûr, chez les Bertin on n’était pas riche, loin de là : le père n’était qu’un modeste cavalier de la maréchaussée et la mère était garde-malade. Néanmoins, avec leurs trois enfants, ils arrivaient à manger à leur faim. Aussi la détresse de cette vieille femme aux doigts bleuis, rencontrée dans la rue, émut-elle la jeune Marie-Jeanne et, en revenant de chercher le pain de la famille, elle lui en tendit spontanément un morceau.
Surprise, la femme la regarda et vit qu’elle était charmante : quinze ans peut-être ; un visage rond, rose et frais de fille du Nord, d’épais cheveux blond cendré et de jolis yeux bleus. Elle était mise bien simplement pourtant mais sa robe de laine bleue n’en était pas moins pleine de goût et d’élégance naturelle. La vieille prit le pain encore chaud et la main de Marie-Jeanne en même temps en lui disant qu’elle pouvait lui prédire son avenir. C’était un remerciement naturel pour une femme de sa sorte néanmoins ce qu’elle vit lui inspira autre chose que les habituelles promesses de bonheur, d’amour et d’enfants aussi nombreux que bien faits :
— Toi, ma petite, lui dit-elle, non seulement tu auras beaucoup d’argent mais tu iras à la Cour et l’on te portera la queue de ta robe.
Les yeux de l’adolescente s’arrondirent. La Cour ? De l’argent ? Elle ouvrait la bouche pour poser d’autres questions mais déjà la femme s’éloignait dans la rue enneigée, serrant contre elle le pain que l’on venait de lui donner. Néanmoins, à quelque distance, elle se retourna :
— N’oublie pas ! La Cour !
Marie-Jeanne avait beau savoir qu’il ne fallait pas attacher de l’importance aux paroles des femmes de Bohême qui sont toujours inspirées peu ou prou par le Malin, elle n’en dormit tout de même pas de toute la nuit. Et pas beaucoup des nuits suivantes mais, comme elle était une fille sage et pourvue d’un certain bon sens, elle employa ses insomnies à chercher les moyens de réaliser ce que l’on venait de lui promettre.
La première chose, bien sûr, c’était de gagner un peu d’argent et de le gagner honnêtement car elle n’était pas de celles qui souhaitent faire commerce de leurs charmes et se faire payer pour leurs faveurs. Et puis, elle avait le goût du travail à condition que ce travail fût lié aux chiffons pour lesquels elle éprouvait une véritable passion. Ainsi, le dimanche à la messe, elle examinait toujours d’un œil critique les toilettes des élégantes abbevilloises trouvant d’ailleurs chaque fois quelque chose à reprendre car, en général, ces femmes-là ne savaient pas s’habiller. Pour Marie-Jeanne, en effet, s’habiller c’était avant tout se mettre en valeur.
Il y avait aussi cette affaire de Cour qui la tourmentait. Comment y être reçue sans habiter dans le voisinage ? Or, la Cour c’était Versailles et Versailles était près de Paris. Conclusion, il fallait aller travailler à Paris. Et pour cela convaincre ses parents.
Ce fut avec beaucoup de timidité d’abord qu’elle leur fit part de son projet qui consistait à entrer en apprentissage chez une marchande de modes de la capitale. L’idée leur parut d’abord folle et irréalisable mais plusieurs malades de la mère Bertin lui ayant laissé entendre que sa petite avait de l’or dans les mains, elle commença à envisager la chose de façon plus favorable. Surtout lorsque l’une d’elles proposa de l’envoyer, à ses frais, chez la célèbre Mlle Pagelle, à l’enseigne du Trait galant. Les hésitations s’envolèrent et Marie-Jeanne s’embarqua sur la première patache en partance pour la capitale avec un bagage fort mince mais un espoir immense.
Mlle Pagelle était alors la bonne faiseuse en vogue. Entendez par là qu’elle habillait Versailles et Paris d’atours riches, précieux, somptueux parfois mais qui, selon la nouvelle apprentie, manquaient singulièrement de fantaisie. Néanmoins, Marie-Jeanne se sentait parfaitement à son aise dans l’élégante boutique du quartier Saint-Honoré où l’on rencontrait tout le beau monde. Elle s’y sentait dans son élément au milieu des satins, des plumes, des rubans, des broderies et des mille et un colifichets qui, de tout temps, ont fait la joie des jolies femmes et même des autres.
Elle débute d’abord comme trottin, véhiculant à longueur de journée les longs cartons de livraison renfermant des toilettes précieuses. Cela lui permet d’apprendre les beaux quartiers et de ne pas confondre l’hôtel de Choiseul avec celui de Richelieu. Ensuite, elle entre à l’atelier. On la met aux interminables finitions, ourlets et autres bordures. Compte tenu de la dimension des robes, c’est un travail fastidieux, éreintant mais elle l’accomplit sans se plaindre. Elle sait bien que c’est l’abc d’un métier qu’elle adore et dans lequel elle se veut la meilleure quand le temps en sera venu. Et peu à peu, comme elle s’entend comme personne à bouillonner le tulle, à coudre les dentelles et à piquer des fleurs un peu partout, elle monte en grade : Mlle Pagelle en vient à lui confier des travaux plus délicats.
Bientôt la clientèle chez qui elle livre fait sa connaissance. De grandes dames comme la princesse de Conti et la duchesse de Chartres, belle-fille du duc d’Orléans, s’intéressent à elle et la prennent sous leur protection. Les années passent au bout desquelles la petite Abbevilloise en vient à posséder son métier comme personne. Grâce aux deux princesses, elle peut même quitter Mlle Pagelle et s’installer à son propre compte dans un petit magasin de la rue Saint-Honoré qu’elle baptise Au Grand Mogol. Entretemps, elle trouve que son prénom de Marie-Jeanne sent par trop sa province et le change pour celui de Rose plus au goût du jour ce qui, d’ailleurs, convient bien à sa blonde fraîcheur.
Néanmoins, peut-être Rose Bertin eût-elle mis un certain temps à évincer son ancienne patronne et à gravir les échelons du succès si un petit événement à la fois frivole et mondain, un de ces potins comme Paris les a toujours aimés n’était venu la mettre en pleine lumière : le duc de Chartres, grand amateur de jolies filles et qui n’avait pas été sans remarquer celle-là, s’intéressa à elle de beaucoup plus près.
Sans être tout à fait aussi coureur que l’avait été son aïeul le Régent, le futur Philippe-Égalité ne cessait de chercher des nouveautés et n’aimait guère rencontrer des cruelles. D’ailleurs, la vertu des filles, il n’y croyait pas. Aussi, rencontrant sans cesse sur son chemin cette Rose si appétissante, il entreprit de lui faire une cour en règle : entendez par là cette approche galante qu’un prince du sang pouvait se permettre vis-à-vis d’une jolie modiste : quelques compliments négligents, un menton pincé au hasard d’un couloir, une invite à peine voilée, un corsage que l’on caresse d’un doigt léger et enfin un petit billet glissé dans le même corsage.
Imperturbablement souriante, Rose se montrait fort gracieuse envers Monseigneur… mais finissait toujours par tirer sa révérence et s’esquivait d’un pied léger dès que le prince prétendait mettre la conversation sur un plan plus intime.
Ce n’était pas que Philippe lui déplût, on peut même assurer qu’il aurait pu lui plaire si Rose ne s’était juré de n’arriver jamais que par son seul talent. De même, elle avait décrété un jour, non sans sagesse, qu’il lui faudrait choisir entre son métier et le mariage et comme, si l’on ne veut pas se retrouver mariée, il vaut mieux éviter l’amour, Rose avec une fermeté quasi romaine entreprit de chasser l’amour de sa vie : même celui d’un prince.
À ce jeu irritant, le duc se pique. Le fait qu’il essuie un échec donne du prix à cette conquête qu’il espérait plus facile. Alors, il braque sur Rose tout l’arsenal de la tentation féminine, lui fait porter des parures, va jusqu’aux perles et aux diamants… mais sans aucun résultat.
Le duc de Chartres ne se tient pas pour battu. Cette petite Rose l’agace. Il lui offre des chevaux, des voitures, un hôtel particulier, une maison des champs, bref tout le grand jeu… que Rose refuse sans perdre un instant son sourire. Philippe alors se fâche car il en est souvent ainsi des princes qui n’aiment guère se voir traités en simples mortels. Quelques bonnes âmes suggèrent même à l’entêtée qu’il pourrait être dangereux de tenir tête à si puissant personnage et qu’un prince peut, en quelques mots, détruire une clientèle naissante. Et cette fois Rose s’inquiète. Puis, comme peu après l’indiscrétion d’un valet lui apprend que l’on songe à la faire enlever, elle prend vraiment peur. Elle n’est rien en face d’un si haut seigneur ! En fait, elle ne sait plus à quel saint se vouer quand le destin lui offre une rencontre véritablement providentielle qu’elle aura l’audace et l’esprit de saisir au vol.
Un jour de l’été 1774, alors qu’elle se trouve chez l’une de ses bonnes clientes, la comtesse d’Usson, pour y débattre de toilettes de cérémonie destinées à un mariage, un valet entre et annonce le duc de Chartres.
Avec une exclamation de surprise, Mme d’Usson se précipite pour offrir au prince la révérence rituelle oubliant la présence de Rose. D’abord fort ennuyée, celle-ci reprend vite ses esprits et, au lieu de sortir, va tranquillement s’asseoir près de la cheminée.
Cette attitude scandalise la duchesse qui demande à la jeune fille de disparaître mais celle-ci n’en fait rien et comme sa cliente s’indigne, elle déclare calmement qu’elle ne doit aucun respect à un prince qui s’est comporté avec elle de façon odieuse : il lui a offert tout ce qui pouvait tenter une pauvre fille mais comme elle refusait ses avances, il l’a menacée : d’abord de l’empêcher de travailler puis de l’enlever purement et simplement. Comme le prince vexé lui fait remarquer qu’elle oublie à qui elle s’adresse, Rose se lève enfin et plonge dans une irréprochable révérence :
— Que Monseigneur n’oublie pas lui-même son rang et je me souviendrai toujours de l’extrême distance qui existe entre lui et moi…
Puis sans se retourner, elle quitte l’hôtel d’Usson. Naturellement dès le lendemain l’histoire fait le tour de Paris et atteint Versailles. Quelques jours plus tard, la nouvelle reine de France, Marie-Antoinette – Louis XV vient de mourir – fait appeler Rose Bertin pour se faire montrer ses dernières créations.
Cette attitude qui pourrait paraître bizarre s’explique assez bien lorsque l’on sait que la Reine déteste le duc de Chartres la crânerie de Rose lui a plu. Ce que la jeune modiste va lui montrer lui plaît encore davantage. En présence d’une jeune femme aussi belle, Rose va donner toute la mesure de son talent en faisant confectionner en un temps record quelques robes de rêve. Dès lors, les deux femmes seront inséparables car Rose est nommée modiste de la Reine.
Presque chaque jour, à Versailles ou à Trianon, on voit arriver la voiture de Mlle Bertin, débordante de cartons d’où elle sort des choses ravissantes. Rose passe chez la Reine en priorité, laissant les duchesses attendre. En général, elle reste une heure avec la souveraine et ressort ensuite, l’air plus important que jamais pour regagner Paris à bride abattue. Elle rentre alors dans son Grand Mogol devenu en un rien de temps la première, la seule maison de Paris où les élégantes s’entassent patiemment en attendant leur tour de s’entretenir avec « Mademoiselle ».
Il n’est pas rare alors d’entendre la grande modiste lancer à la cantonade tout en traversant son magasin en coup de vent :
— Je viens de travailler avec la Reine !
Une respectueuse rumeur emplit alors la maison et Rose, l’air absorbé, consent enfin à recevoir dans son salon privé la première cliente. Avec elle, ce sera le triomphe des linons légers, des mousselines tendres, des taffetas changeants, des plumes immenses, des fleurs de tulle et de soie et des gigantesques paniers si difficiles à faire entrer dans un carrosse.
La clientèle s’accroissant chaque jour, Rose d’accord avec la Reine décide de ne se rendre à Versailles que deux jours par semaine mais on lui accorde une audience à faire rêver un ambassadeur et c’est alors qu’elle se rend à l’un de ces rendez-vous enviés que la prédiction de la bohémienne se réalise ; lorsqu’elle arrive à Trianon, Mlle Bertin se voit offrir le bras par le duc de Duras tandis qu’un petit page noir se précipite pour porter la courte traîne de la modiste afin qu’elle ne se mouille pas dans l’herbe du jardin.
L’imagination de Rose Bertin se donnant libre cours, la Reine peut avoir chaque jour une nouvelle robe ou une nouvelle coiffure. Ce sera le temps des poufs « au Sentiment », à l’« Inoculation », à la « Belle Poule », au « Janot », à la « Cagliostro », des polonaises à la « Poulette », à l’« Héroïsme d’Amour », des bonnets aux « Soupirs étouffés » à « l’Esclavage brisé », aux « Relevailles » (celles de la Reine) aux « Plaintes amères », à la « Bonne Maman », etc. Ce fut aussi le temps des coiffures à la « Quès Aco » sommées de plumes si longues que pour les porter, les élégantes ne pouvaient se tenir qu’à genoux dans leurs carrosses. Une folie de colifichets, une tempête de fanfreluches et d’idées folles soufflèrent sur les têtes féminines car, naturellement, toutes les femmes rêvaient de copier la Reine et cela leur coûtait fort cher.
Imperturbable, Rose continuait à accumuler sur la tête de ses clientes fleurs, légumes, bateaux, tout ce que l’actualité lui inspirait plus, bien entendu les plumes, toujours les plumes, encore plus de plumes au point que l’impératrice Marie-Thérèse, soupirant sur les folies de sa fille, l’appelle dans une lettre « la tête emplumée ».
Marie-Antoinette aime beaucoup sa modiste et lui réserve toujours le plus charmant accueil, d’où des jalousies que la vanité de Rose ne fait d’ailleurs rien pour adoucir. Elle règne, un point c’est tout et c’est ainsi que Marie-Antoinette devra s’entremettre personnellement pour que Mlle Bertin consente à travailler pour la princesse de Lamballe qu’elle n’aime pas.
Bientôt, elle habille presque toute l’Europe. Chaque saison, des poupées revêtues de ses dernières créations partent pour la Russie, le Portugal, l’Angleterre. Elle prépare le trousseau de l’infante de Portugal, habille la duchesse de Marlborough, des princesses espagnoles, la princesse de Wurtemberg, la Cour de Suède, celle de Savoie et bien d’autres. Elle finira par arracher à Mlle Pagelle sa dernière cliente : la comtesse Du Barry toujours ravissante.
Tout cela bien sûr représente beaucoup d’argent mais Rose devient moins riche qu’on pourrait le croire car ses clientes ne sont pas toutes bonnes payeuses et la Reine elle-même fait un peu traîner ses factures. Néanmoins, Rose s’offre une belle propriété à Épinay, une maison rue du Mail et transporte le Grand Mogol devenu trop petit rue de Richelieu… en avril 1789.
Hélas, le 14 juillet n’est pas loin et bientôt les belles clientes prennent le chemin de l’immigration en oubliant bien sûr de payer leurs dernières notes. Néanmoins, Rose Bertin reste fidèle à sa Reine avec un beau courage. Quand elle est prisonnière, c’est elle qui continue à la fournir mais il n’est plus question de luxe. Le dernier bonnet livré en mars 1793 sera celui que Marie-Antoinette portera pour marcher à l’échafaud… Aucun fournisseur, jamais, n’aura eu ce geste royal : quand le danger est venu rôder autour de la Reine, Rose Bertin a entassé ses factures dans sa cheminée et y a mis le feu afin que l’on ne puisse trouver chez elle d’autres motifs d’accusation. Mais après la mort de la Reine, Rose enfin s’éloigne.
Quand elle revient en 1795 et se fait rayer des listes d’émigration, elle n’a plus guère d’argent et aimerait rouvrir sa maison mais, avec la nouvelle mode gréco-romaine, Mlle Bertin fait un peu figure de vieille lune.
Elle le comprend, ne s’obstine pas et, quittant définitivement Paris, elle s’installe dans son domaine d’Épinay où, entourée de ses neveux et des quelques amis fidèles que son cœur généreux a su lui donner, elle regarde se dérouler sous ses yeux la grande aventure de l’Empire. Lorsqu’elle meurt, le 22 septembre 1813, c’est Leroy qui règne sur la mode…