PIAF… à jamais sublime…

De P’tit Louis à Marcel Cerdan…

Un visage, deux longues mains diaphanes, une silhouette noire si menue, si droite dans son immobilité qu’on l’oubliait mais aussi, mais surtout une voix… Immense, déchirante, à briser les micros, à bouleverser les cœurs les plus fermés, une voix que la mort elle-même n’a pu éteindre et qu’aucune autre, si belle soit-elle, n’a jamais réussi à égaler…

La vie d’Édith Piaf, à qui la considère en essayant de fermer sa mémoire aux échos de cette voix, apparaît comme un mélodrame invraisemblable qui laisse loin en arrière Les Deux Orphelines ou La Porteuse de pain. Rien n’y manque : le ruisseau, la misère, les prostituées, le miracle, la fille-mère, l’enfant abandonnée, plus une kyrielle de princes plus ou moins charmants.

Elle est née sur un trottoir devant le 72, rue de Belleville, en plein hiver et en pleine guerre, le 19 décembre 1915. Sa mère, une chanteuse de beuglant nommé Line Marsa, alcoolique puis morphinomane, l’abandonne. Elle a tout de même un nom, celui de son père, un acrobate de cirque. Elle s’appelle Édith Giovanna Gassion et si elle n’est pas morte dans la rue c’est grâce à sa grand-mère maternelle, une curieuse femme d’origine kabyle qui s’en est occupée et à son père qui veille tout de même sur elle…

Édith a un peu plus de deux ans quand Gassion, épouvanté par sa maigreur et l’état de saleté où elle vit l’emmène chez Louise, sa propre mère, en Normandie. Celle-ci vit à Bernay où elle pourrait être cuisinière chez un notaire ou un pharmacien mais, comme avec Piaf rien n’échappe aux couleurs d’un mauvais roman, Louise est cuisinière dans un bordel et, au fond, c’est une chance car les pensionnaires de la maison vont chouchouter la petite fille. « Mes meilleures années ! » dira Piaf plus tard en riant.

Dieu sait si elle a besoin de soins car, à trois ans, elle est aveugle. Branle-bas de combat dans ce qui pourrait être la Maison Tellier. Toutes « ces dames » ont bon cœur et elles aiment la petite. Alors, comme Lisieux n’est pas bien loin, elles font des neuvaines à sainte Thérèse… et Édith recouvre la vue. Toute sa vie – elle demeurera très pieuse – elle gardera une vénération pour la petite carmélite normande, même si, de temps en temps, elle lui demandera des grâces qui relèveraient davantage d’un gourou ou de l’acrobatie.

On s’est vite aperçu qu’elle aimait chanter et aussi qu’elle possédait une voix fort peu en rapport avec son corps frêle qui n’atteignait pas tout à fait un mètre cinquante. La mort de Mémé Louise la ramène à Paris. Elle a quinze ans et il faut travailler pour manger. Alors elle travaille dans une blanchisserie, ou fabrique des couronnes mortuaires… La nuit, elle chante dans les bals musette : à l’As de cœur, rue des Vertus, au Tourbillon, rue de Tanger et ailleurs. Même les souteneurs séduits par sa façon de chanter lui donnent volontiers un peu d’argent. C’est l’un d’eux, d’ailleurs qui, l’ayant entendue dans la rue, l’a conduite chez un copain bistrot… Elle a retrouvé aussi Momone, sa demi-sœur, avec qui elle vit… en principe.

Et puis, à seize ans, elle rencontre P’tit Louis, un livreur en triporteur de dix-neuf ans. Ils s’aiment… et neuf mois plus tard vient au monde une petite fille, Marcelle, devenue automatiquement Cécelle pour une mère qui, au fond, ne sait trop qu’en faire. Ni d’ailleurs de P’tit Louis avec qui elle rompt bientôt. Le garçon, lui, tient à sa fille et s’apercevant qu’Édith et Momone la déposent volontiers dans un coin de porte pour chanter dans les rues (le travail régulier a disparu depuis la grossesse), il récupère l’enfant. La jeune mère ne s’y oppose pas. Elle aime son bébé mais ne se sent pas faite pour les soins maternels. Néanmoins, quand elle apprend, au bout de quelques semaines que Cécelle est aux Enfants malades avec une méningite, elle y court… Pour la trouver morte et à la morgue. Désespérée elle coupera une petite mèche de cheveux… avec une lime à ongles. Il faut penser à l’enterrement, elle n’a pas d’argent et P’tit Louis pas davantage. Dans un bar de Pigalle, après avoir bu quelques verres pour se donner du courage elle chante. On l’applaudit, elle récolte quelques francs mais trop peu. Alors… elle essaie même le plus vieux métier du monde : un client la suit mais elle est tellement jeune, minable et si visiblement bouleversée qu’il l’interroge. Pourquoi fait-elle ça ? « C’est pour enterrer ma gosse… » L’homme paiera mais ne consommera pas…

Toute sa vie, Piaf qui ne s’était pas cru maternelle, gardera plantée comme une épine au fond du cœur l’image de la petite Cécelle.

Édith continue à chanter. Elle a vingt ans en 1935 quand Louis Leplée, le patron du Gernys la remarque et l’engage. Enfin sortie de la misère, elle commence à être connue quand s’abat une nouvelle catastrophe. Leplée est assassiné à coup de revolver par un client qui vide la caisse. Mais le client en question passe pour être l’amant de « La Môme Piaf » comme l’a baptisée Leplée. Il n’en faut pas plus pour que la presse se déchaîne contre la chanteuse en ajoutant, pour faire bon poids, qu’elle porte malheur. Un seul journaliste Marcel Montarron et un photographe de Détective prendront sa défense. Mais la bonne étoile semble veiller : Piaf rencontre Raymond Asso, comédien et compositeur. Durant trois années il va enseigner toutes les techniques à la jeune chanteuse, et lui écrire des chansons. C’est le succès… et la rencontre avec Paul Meurisse. Un amour étrange entre celle qui est encore un peu une fille des rues et ce gentleman élégant et sceptique.

Avec lui, elle aborde le théâtre, joue Le Bel Indifférent, grand succès de 1940. Mais l’amour ne dure pas. Henri Contet entre alors dans sa vie, et lui aussi apportera beaucoup sur le plan artistique, l’obligeant par exemple à supprimer presque entièrement des gestes par trop excessifs : « Ta voix et ton visage suffisent. Tu n’es pas un comique… »

Piaf compte maintenant beaucoup d’admirateurs, des amis intéressants : Maurice Chevalier, Mistinguett, mais aussi les compositeurs Michel Émer et Marguerite Monnot. Puis elle fait la connaissance d’Yves Montand. Il débute avec elle au cinéma dans Étoiles sans lumière… et devient son amant.

En 1946, elle fait équipe avec Les Compagnons de la chanson et particulièrement avec leur chef Jean-Louis Jaubert. C’est avec le groupe qu’enfin elle traverse l’Atlantique pour chanter au Play House un cabaret à la mode. Mais quand elle se produit seule sur scène, le courant ne passe pas. Les Américains ne comprennent rien à cette petite femme maigre, si triste dans sa robe noire… Furieuse, Piaf veut repartir : ces gens sont irrécupérables ! Mais quelqu’un s’oppose à son départ : il s’appelle Eddie Lewis, joueur de foot, et promet de tout arranger. Un critique dramatique vient à son secours, Virgil Thompson. À eux deux ils font campagne pendant qu’Édith apprend quelques chansons en anglais. Cette fois, on l’engage au Versailles, un cabaret follement luxueux de Broadway, c’est un triomphe qu’elle revendique d’ailleurs férocement en déclarant au patron :

— Quand je chante, moi, on ne graille pas…

En effet on soupe au Versailles. Le directeur est scandalisé : les plus grands se produisent chez lui et personne n’a jamais osé… Eh bien, Édith, elle, ose. C’est ça ou rien ! Et elle gagne : le service sera interrompu pendant son tour de chant. C’est à cette époque que Piaf rencontre Marlene Dietrich avec qui elle développera une grande amitié.

Un soir, dans la salle il y a un Français qu’elle a déjà rencontré une fois en 1942. Il est champion d’Europe de boxe et, en Amérique, il vient de remporter deux importantes victoires coup sur coup : il s’appelle Marcel Cerdan. C’est un homme comme on en voit peu : sans complications, solide comme ses poings, d’une grande générosité et d’une parfaite droiture. Un roman commence qui va entrer dans la légende…

« Non, je ne regrette rien… »

Le premier contact entre ces deux natures donne un curieux résultat : après le spectacle, Cerdan a invité Piaf à souper mais au lieu de l’emmener dans un restaurant élégant, il l’a entraînée dans un snack-bar où il a commandé le menu qu’il juge le meilleur : hot-dogs, ice-cream et bière. Elle sort de là furieuse et sans avoir rien avalé. Le boxeur est navré. Il croyait avoir bien fait les choses et le lui dit. Ce qui la fait éclater de rire. Alors, on efface tout et on recommence. Cette fois dans l’un des restaurants les plus chics et, au dessert, c’est Édith qui invite Marcel à rentrer avec elle… C’est vraiment le début d’un amour. Édith est en extase :

— C’est un type pur et droit. Avec lui tout paraît simple.

Néanmoins, son amie Ginou qui ne la quitte guère et qui vit en principe avec l’un des Compagnons de la chanson, Guy Bourguignon, essaie de la mettre en garde : Cerdan est marié et, à Casablanca où il vit, sa femme Marinette veille sur leurs trois enfants. Piaf alors répond qu’elle ne lui demande pas de divorcer. Simplement, elle l’aime et elle est payée de retour.

En fait, ils vont vivre ensemble, rue Leconte-de-Lisle à Paris, chez Édith, se surveillant l’un l’autre pour ne pas entraver leurs carrières respectives. Édith aime boire ; Cerdan pas. Elle aime la vie nocturne ; lui a besoin de sommeil mais quand on s’aime, tout est si simple ! Le seul point noir est que leur liaison doit rester cachée à cause de Marinette… Chaque année, ils se retrouvent en Amérique où le Versailles renouvelle annuellement le contrat d’Édith Piaf et c’est à sainte Thérèse que la chanteuse demande que Marcel devienne champion du monde. Une prière qui se réalise. Édith est dans la salle quand, le 21 septembre, Cerdan arrache le titre mondial à Tony Zale. Jamais elle n’a été aussi heureuse… Et la vie continue.

Au mois d’octobre 1949, Édith est à New York. Marcel doit venir la rejoindre et remettre son titre en jeu. Elle l’attend avec impatience. Tellement qu’elle obtient de lui qu’il vienne avant la date prévue et prenne le Constellation du 27 octobre… Le Constellation qui n’arrivera jamais et qui s’écrase sur une montagne avec le champion du monde et Ginette Neveu, l’une des plus grandes violonistes de cette époque. La nouvelle foudroie Piaf :

— Il est mort et c’est moi qui l’ai tué. Moi !

Le soir, au Versailles elle chantera quand même. Néanmoins, raconte Auguste Le Breton, un silence de mort l’accueille quand elle entre en scène. Puis les applaudissements éclatent qu’elle repousse d’un geste de ses belles mains :

— Non, pas pour moi. Mais pour lui. C’est pour lui que je chante. Merci quand même…

Recommencer à vivre sans Marcel est une cruelle épreuve. Édith pense en venir à bout en s’occupant de la famille de son champion, de Marinette et des enfants. Sa vie va-t-elle s’arrêter ? Non à cause de ce grand, de cet immense besoin d’amour qui la talonne et la pousse en avant. Elle n’oubliera jamais Cerdan mais il y aura d’autres hommes et, après une terrible période où Piaf boit, se drogue, manque de naufrager dans les pires profondeurs, quelqu’un la remet en selle.

C’est Jacques Pills, qui fut la moitié d’un duo célèbre : Pills et Tabet. Il est charmant et Piaf le connaît déjà depuis des années : il était venu se faire entendre d’elle accompagné de son pianiste, un Méridional famélique nommé Gilbert Bécaud. Pills lui a plu et, le 29 juillet 1952, à la mairie du XVIe arrondissement, elle l’épousait. Son témoin, à elle, c’était Marlene Dietrich et Piaf portait au cou la croix d’émeraude que lui avait offerte sa grande amie. Le mariage religieux eut lieu à New York, le 20 septembre, en l’église Saint-Vincent-de-Paul parce qu’il n’y avait pas d’église Sainte-Thérèse. Pour une fois, Édith portait du bleu pâle avec un petit chapeau assorti et un bouquet de fleurs dans les mains. Elle avait cessé d’être en marge. Elle était enfin et véritablement Madame. En rentrant en France, le couple s’installe 67, boulevard Lannes dans un immense appartement qui verra défiler une bonne partie des têtes d’affiches du monde et que Piaf gardera jusqu’à sa mort.

Chaque année, Piaf retournait en Amérique. Après le Versailles et La Vie en rose pour Pills, c’était la tournée des villes américaines. Ce fut aussi pour elle l’arrivée des rhumatismes déformants dont elle allait tant souffrir. En plus, elle devenait trop superstitieuse, faisant tourner les tables jusqu’à une heure avancée de la nuit, cherchant à retrouver par-delà la mort cette sécurité, ce bonheur sûr que lui avait donné Cerdan et qu’elle n’arrivait pas à retrouver. Ce n’était pas faute de le chercher. Avant Pills, il y avait eu aussi Robert Lamoureux et Eddie Constantine : elle aimait les hommes grands, élégants et bien bâtis. Pourtant, il y en avait eu un qui n’obéissait pas aux canons de la chanteuse : petit, malingre, avec une curieuse voix enrouée… mais tellement de talent ! Il s’appelait Charles Aznavour. Le divorce avec Pills était inévitable…

Un autre amour allait bientôt la distraire : André Schoeller qui possédait une galerie de tableaux rue La Boétie. Piaf dans la grande peinture ! Piaf chez les intellectuels ! Pourquoi pas après tout ? Schoeller avait vingt-neuf ans, il était beau, élégant, charmant… mais aussi prudent car il était marié. Piaf avait quarante ans mais restait envoûtante avec ses beaux yeux bleu clair, sa peau fine, si blanche et sans rides. Néanmoins, ils se sépareront sans cesser d’être amis.

Déjà Piaf a subi plusieurs cures de désintoxication et sa santé se délabre. De brèves aventures encore : Félix Marten, Claude Figus et Georges Moustaki que son ami Henri Crolla amène un soir dans le « cirque Piaf ». Car on ne dort guère boulevard Lannes et on y boit sec. Moustaki s’installera mais donnera à Piaf « Mylord » son inoubliable chanson et il sera longtemps son guitariste. Un accident de la route où elle manque mourir, chasse le Grec de la vie intime de la vedette.

Un Grec, néanmoins, il allait y en avoir un autre, le dernier et celui-là lui apporterait, en dépit des quolibets et des rires moqueurs quelque chose d’infiniment pur, d’infiniment respectable pour employer un mot dont elle avait horreur.

Il se nommait Théophanis Lamboukas et travaillait avec son père qui possédait un salon de coiffure. Il vint un soir boulevard Lannes, emmené par Claude Figus et resta des heures à regarder Édith aller et venir, chantonner, boire…

Mais, en février 1962, atteinte d’une double bronchopneumonie, Édith est hospitalisée à Neuilly. Théo vient la voir, lui apporte une poupée grecque, puis des fleurs. Il la coiffe, lui fait la lecture et pour lui elle redevient coquette. Comme elle trouve son nom impossible, elle le rebaptise Sarapo qui, en grec, veut dire « Je t’aime »…

Revenu avec elle boulevard Lannes, il la soigne comme un bébé, la remet sur pied. Finalement, elle l’épousera en dépit d’une large différence d’âge que Théo juge négligeable car il aime vraiment cette femme étonnante dans laquelle la voix seule ne s’amenuise pas. En septembre, on passe ensemble à l’Olympia dans une chanson que le public plébiscitera : « À quoi ça sert l’amour ? » D’ailleurs quelques mois plus tôt, Piaf n’avait-elle pas proclamé « Non, je ne regrette rien… » avec une foi bouleversante.

Le mariage a lieu le 9 octobre à la mairie du XVIe et à l’église russe de la rue Daru. Dans un tailleur crème de Chanel, Édith est radieuse. Néanmoins, la mort s’approche. En fait de voyage de noces, elle subit une nouvelle cure de désintoxication. Son dernier spectacle, elle le donnera à Lille en mars 1963. Elle en sort épuisée.

Théo a loué pour elle une maison au Cap Ferrat… qui se révèle bientôt trop chère. Alors Théo en trouve une autre, plus modeste, à Plascassier. C’est là qu’elle meurt, sa main dans celles de Théo, le 12 octobre 1963… le même jour que Jean Cocteau dont la fin passera quasi inaperçue. Il n’était qu’un poète… elle était Piaf ! Et l’on sait ce que furent ses funérailles.

Resté seul, Théo fit face à tout : à un fisc fidèle à ses vieux principes, à des créanciers acharnés. Il paiera jusqu’à la dernière les dettes de sa femme. Sept ans plus tard, il la suivra dans la tombe, fidèle jusqu’au bout à cet amour que tant de gens trouvaient invraisemblable, contre nature, voire indécent, mais qui pouvait avoir vécu sous la magie de cette femme étonnante et en sortir indemne ?…

Загрузка...