Au cours de la dernière année du XVe siècle, on ne parle, à Rome, que de la mystérieuse maîtresse du vieux Paolo Trotta que ce Crésus cache jalousement. Ce qu’on en sait est peu de chose : elle s’appelle Lucrezia Cognati, elle vient du Borgo Nuovo où sa mère, la Dianora, exerce toujours le métier de courtisane. Son père, un amant de passage, était un Grec dont la mère prétendait qu’il était prince mais dont elle ne connaissait qu’un nom : Pâris. Il est vrai qu’avec un nom pareil… Mais au Borgo Nuovo, personne ne voyait jamais Lucrezia, cachée dans l’espoir de trouver le riche amateur de chair fraîche. Ce fut Trotta qui, en échange d’une grosse somme, emmena la petite chez lui où elle vit depuis gardée par des serviteurs muets achetés au marché aux esclaves de Venise.
Rome grille de curiosité et plus que tout autre le pape Alexandre VI. Pour ce Borgia amateur de femmes qui remplit le Vatican de ses enfants naturels, ce genre de mystère est prodigieusement excitant. Aussi le Saint-Père, intrigué par la merveille cachée décide-t-il d’en inviter le protecteur à un petit souper intime dans le but d’en savoir un peu plus. Si cette Lucrezia (il aime ce nom-là qui est celui de sa fille) était aussi belle qu’on le prétend ?
Connaissant son hôte, le vieil homme pourrait s’efforcer d’en minimiser l’écho mais il emploie une autre tactique. En effet, on n’est jamais certain de sortir vivant d’un souper chez le Pape et celui-ci pourrait fort bien se débarrasser de lui pour envoyer ensuite chercher la jeune femme. Alors il rayonne de satisfaction. Il exulte : sa trouvaille est cent fois, mille fois plus belle que tout ce que l’on peut imaginer mais s’il la cache c’est parce qu’elle n’est pas encore prête à tenir la place à laquelle il la destine. C’est un diamant brut qui, une fois poli et taillé, illuminera la nuit romaine. Lucrezia est encore gauche, ignare presque fruste, indigne en tout cas d’être présentée à un prince aussi raffiné que le Pape. Pour l’instant, on lui apprend les arts, la danse, le chant, l’art de s’habiller… et de se déshabiller. Encore quelques mois et, Trotta en fait le serment, il viendra lui-même la conduire au pied du trône pontifical…
Tout ce qu’il veut, au fond, c’est gagner du temps et ce temps, Alexandre VI le lui accorde benoîtement. Quelques mois… mais pas plus ! Or, Dieu, lui, ne les lui accorde pas et peu de temps après, le vieil homme meurt subitement dans les bras de Lucrezia, laissant à son neveu une grande fortune, des terres, un palais… et sa belle maîtresse ! Lorsque le jeune Trotta vient prendre possession de tout cela, il est subjugué par cette créature véritablement hors du commun. Lucrezia est plus que belle. Son corps digne du ciseau de Praxitèle présente un visage aux traits infiniment purs couronné d’une invraisemblable chevelure d’or qui, dénouée, l’enveloppe tout entière ; son teint est d’ivoire rosé et ses yeux immenses ont la couleur des plus belles aigues-marines. En outre, on lui a donné une éducation digne d’une princesse.
Gian-Paolo Trotta est donc tombé follement amoureux de son héritage mais il n’a pas la prudence de son oncle et ne résiste pas à l’orgueilleux plaisir de l’exhiber dans un festin qu’il donne pour célébrer son bonheur. Le premier convié sera le Pape qui viendra sous un déguisement de cavalier qui ne trompe personne. Et Lucrezia paraît vêtue d’une robe de brocart d’or qui sert d’écrin à des épaules et à des seins parfaits. Ses cheveux dénoués, à peine retenus par un cercle de pierreries coulent derrière son dos comme une rivière dorée. À son entrée un grand silence s’est fait. Stupeur, émerveillement, en un instant, elle a cent cinquante amoureux mais il y en a un parmi eux chez qui le coup de foudre va tourner au délire passionnel et, dans la nuit même, Francesco Beccuto fait enlever la jeune femme par une bande de spadassins à sa solde qui laissent le jeune Trotta sur le carreau.
Lucrezia ne le regrette guère. Beccuto d’ailleurs est beau même s’il est brutal et un peu trop sauvage pour son goût. Mais elle sait manier un homme et elle pose ses conditions : elle sera fidèle mais elle ne peut être ravalée à ce rôle d’objet que l’on fait admirer. En outre, elle refuse de vivre chez lui. Elle veut sa maison et le droit d’y recevoir qui elle veut.
Beccuto promet tout. Il est riche. Mais il ajoute tout de même que si elle rompt son serment de fidélité, il y aura du sang versé. Quelques jours plus tard, Lucrezia s’installe dans un petit palais situé près du Tibre et entreprend de se faire un cercle d’amis, dignes d’elle.
Au premier rang vient le Pape suivi des cardinaux les plus mondains, puis des poètes dont l’Arioste. Le succès de la jeune femme est tel qu’elle sera invitée aux noces de Lucrèce Borgia et du duc de Ferrare. Mais ce seront les écrivains, les poètes qui lui donneront la consécration suprême ; après la mort d’Alexandre VI et une fois que Jules II, tenant Rome sous sa poigne de fer, permettra aux arts et à la beauté de s’épanouir plus librement, un grand concours poétique a lieu au Capitole.
C’est là que Lucrezia Cognati va cesser de vivre en tant que telle car, en lui offrant la couronne symbolique de Rome – un laurier d’or que l’on pose sur ses beaux cheveux, on lui décerne le nom d’Imperia qui va lui rester à jamais et faire entrer dans l’Histoire la petite fille du Borgo Nuovo. C’est un vrai triomphe auquel participe Beccuto, fou d’orgueil et toujours admis au privilège de pourvoir au luxe de la souriante souveraine. Il n’en deviendra que plus jaloux…
Tant qu’Imperia se laissait adorer par une ville entière, il n’y voyait pas d’inconvénient mais tout change le jour où, pour la première fois de sa vie, elle tombe réellement amoureuse. Il s’agit d’un Vénitien, Giacomo Stella, de très ancienne, très noble et très riche famille. Il est venu des bords de l’Adriatique tout exprès pour voir la jeune femme et, quand il la rencontre chez le prince Colonna, il s’éprend d’elle sur-le-champ. Quant à Imperia, elle ne parvient pas à cacher son émotion.
Par chance, Francesco Beccuto est absent de Rome pour quelques jours mais, à peine rentré, il trouve des centaines de jaloux pour lui apprendre sa disgrâce. Pour la première fois, Imperia essuie une scène d’une rare violence : si elle ne renonce pas à cet homme, il mourra de sa main à lui. Beccuto en fait le serment…
Malheureusement, les deux amants ne prennent pas ses menaces au sérieux et Imperia se croit assez habile pour le tenir encore à distance… Or, un soir où elle attend Giacomo, elle entend du bruit dans la rue et comprend qu’on se bat. Au-dehors, elle entrevoit des ombres imprécises et des épées brillent… La peur la prend et elle envoie ses valets à la rescousse. Il n’est que temps : les serviteurs ramènent peu après Giacomo Stella, les vêtements déchirés, blessé à la poitrine heureusement sans gravité mais Imperia pleure : tout cela est de sa faute.
Alors, elle supplie le jeune homme de fuir : ce qui n’a pas réussi cette nuit peut réussir demain. Il faut qu’il rentre à Venise.
— Je partirai, dit-il, mais pas seul. Viens avec moi ! Là-bas nous serons libres de nous aimer car je t’épouserai…
Imperia croit rêver. Il l’épouserait, lui, un patricien alors qu’elle n’est tout de même qu’une courtisane ? Mais ce mot-là il ne veut plus l’entendre. Imperia n’est-elle pas souveraine ? Dans deux jours ils partiront. Qu’elle se prépare !
Hélas, quand se lève le soleil de ce jour qui va la libérer, la jeune femme voit accourir sa servante en larmes : le portier du palais vient de découvrir, allongé sur le montoir à chevaux, le cadavre de Giacomo Stella transpercé d’une dizaine de coups de dague…
Dans les jours qui suivent la mort de l’homme qui voulait l’épouser, Imperia vit un cauchemar car cette mort fait scandale et, curieusement, le peuple l’en rend responsable. On la jalouse trop pour ne pas voir là une bonne occasion de l’anéantir. Elle sera même arrêtée plus pour éviter une émeute que pour instruire un procès qui n’aurait ni queue ni tête. Pas pour longtemps ! Un ordre du Pape l’autorise bientôt à regagner son palais mais ce retour est sans joie et si elle n’avait une petite fille – née de Paolo Trotta et qui est élevée dans un couvent – elle se retirerait du monde. Mais l’enfant a besoin d’elle. Elle se contentera donc de fermer ses portes et de chercher dans la prière et l’austérité un apaisement à sa douleur.
Cela non plus ne durera guère : elle n’est faite ni pour l’une ni pour l’autre. C’est alors, qu’entre dans sa vie l’homme qui va en faire une sorte de conte enchanté : le banquier Agostino Chigi qui est l’homme le plus riche d’Italie. C’est un grand seigneur raffiné et lettré, la quarantaine, de taille moyenne, les cheveux blonds et épais et des yeux bleus qui ont le charme flou des regards de myopes. C’est aussi un mécène qui patronne des artistes.
Le soir où, par simple curiosité, il se fait conduire chez Imperia, il s’avoue ébloui par sa beauté mais garde la tête froide car elle lui paraît être une femme hors du commun, capable d’accepter un marché intelligent : elle vivra dans le faste d’une impératrice et aucune reine ne pourra rivaliser avec elle. En échange, elle sera le sourire d’une vie qui n’en a guère – Chigi est veuf – et l’ornement des demeures et des fêtes de son protecteur :
— Je ne vous demande pas de m’aimer ni même de m’appartenir, lui dit-il, mais seulement de laisser croire que vous m’êtes fidèle…
— Et si j’en venais à vous aimer ?
— J’en serais infiniment heureux… mais rien ne vous y oblige.
Engagée de cette façon, la liaison va durer et donner naissance à une amitié amoureuse très reposante pour Imperia dont le cœur n’est pas encore guéri. Une autre petite fille va naître tandis qu’Imperia règne réellement sur la Ville Éternelle. Les navires de Chigi courent les mers pour lui rapporter des trésors. Des artistes travaillent pour elle. Chez la « divine » Imperia on rencontre Léonard de Vinci, Michel-Ange et surtout celui qui l’adorera sans jamais oser le lui dire : Raphaël qui fixera sa beauté sur la toile.
En 1509, le prince Chigi lui fait construire une admirable demeure, celle qui est de nos jours la Farnesina du nom de ce Farnèse qui succédera à Imperia. Le banquier dépense tant d’or qu’on chuchote qu’il se ruine, que la panique est à sa porte. Il n’en est rien et l’on procède bientôt à l’inauguration du nouveau palais. Ce sera un festin dont la splendeur doit couper le souffle au monde…
On ne l’oubliera pas de sitôt car, après un étonnant défilé des mets les plus rares, Chigi, en « hommage propitiatoire aux anciens dieux lares » jette dans le Tibre un grand plat d’or et invite tous ses hôtes à en faire autant. C’est une ruée : la précieuse vaisselle vole vers les eaux grises et quand se termine cette nuit, Chigi peut embrasser celle qui a eu cette idée folle en apparence mais qui fait taire tous les mauvais bruits sur la ruine du banquier. Qui oserait douter de sa fortune après cela ? Il est vrai qu’avant le jour on relèvera discrètement le grand filet tendu au préalable dans les profondeurs du fleuve…
On est à l’aube du 9 octobre 1511 et cette date va néanmoins marquer la fin du bonheur d’Imperia car, une fois encore, elle vient de rencontrer la passion. Angelo del Bufalo un homme entrevu à la fête… il l’aime lui aussi, avec ardeur mais aussi avec une jalousie sans cesse croissante. Bien qu’il soit riche il ne peut rivaliser avec Chigi et, peu à peu, viennent les reproches à cause de ce luxe insensé qu’il ne peut offrir. Un soir, il lui a demandé de se parer de tous ses bijoux et la vue de cette fortune déchaîne chez lui une folle colère…
Autre souci : Angelo est marié, à une très jolie femme d’ailleurs, Vittoria de Cuppis, sœur d’un cardinal et qui ne supporte pas de se voir négligée. Les scènes sont fréquentes entre les époux et Vittoria ne se prive pas d’accuser son mari de vivre aux crochets de Chigi, le riche amant d’Imperia.
Celui-ci est bien discret pourtant. Ferme-t-il les yeux par tendresse pour Imperia ? Il part même pour Venise où l’appellent des affaires mais ce départ ne calme pas Angelo qui voudrait qu’Imperia rompe sans d’ailleurs rien offrir en contrepartie. Comment s’entendre avec un tel homme ? La nouvelle du retour du banquier déchaîne une crise plus violente que les autres : Angelo maltraite la jeune femme et finalement part en claquant les portes après l’avoir bassement, ignoblement insultée…
Lorsque Chigi revient, il la trouve dans un état pitoyable mais, pour la première fois, son chagrin le laisse indifférent. C’est qu’à Venise il a rencontré une toute jeune fille, Francesca Ardeosia dont la grâce l’a enchanté. Alors, Imperia décide qu’il est temps pour elle d’oublier la scène qu’elle a si fabuleusement occupée…
Sans avertir Chigi, elle quitte sa belle villa neuve et rejoint son ancien palais du Corso. Elle veut y donner une dernière fête pour célébrer son départ mais, à ce repas raffiné et intime, elle ne convie que des amis sûrs, ceux qui n’ont jamais été ses amants mais qui l’aiment avec le cœur : Castiglione, Bembo, Navaggero, d’autres encore et, bien sûr, Raphaël.
À la fin du repas, elle se lève mais demande à ses hôtes de rester à leur place : ils viendront tout à l’heure la rejoindre car elle leur réserve une surprise. En effet, au bout de quelques instants, les serviteurs noirs qu’elle affectionne viennent chercher les invités et les conduisent dans le joli cabinet tendu de brocart qui est sa pièce préférée. Imperia les attend là vêtue d’une simple tunique de mousseline blanche qui ne cache rien de sa beauté. Elle a ôté tous ses bijoux et dénoué sa chevelure.
D’une main, elle s’appuie au dossier d’un sopha et tous, principalement le peintre dont le cœur sent bien des choses, trouvent qu’elle est tout à coup bien pâle. Ils vont poser des questions mais elle les retient d’un geste et leur sourit :
— C’est un adieu que je veux vous dire, à vous qui êtes mes amis et grâce à qui j’ai vécu mes plus douces heures. Dans un instant j’aurai cessé de vivre. Le poison que j’ai pris ne pardonne pas, ajoute-t-elle en montrant, posée sur une table, une coupe d’or où demeurent quelques gouttes d’un liquide verdâtre.
Elle entend à peine le cri de stupeur et de douleur de tous ces hommes car elle vient de chanceler. Navaggero a tout juste le temps de la retenir dans ses bras. On s’empresse, alors, on court prévenir Chigi qui arrive, affolé – quoiqu’elle ait pu en penser il l’aime encore – traînant après lui des médecins qui seront impuissants même à adoucir une atroce agonie, singulièrement plus longue que la malheureuse ne l’imaginait.
Durant deux jours, il va, désespéré, regarder mourir celle qui était la plus belle créature de son temps. Il sait qu’avec elle s’en va la plus magnifique part de lui-même. Néanmoins, le martyre de la mourante lui permet d’obtenir le pardon de l’Église qui lui évitera la fosse des suicidés. Jules II lui envoie, in extremis, sa bénédiction. On est le 15 août 1512 et Rome étouffe de chaleur, guettée par les miasmes des marais voisins. Néanmoins cette mort va bouleverser la ville comme si Imperia en était réellement la souveraine et c’est au milieu d’un cortège immense, pompeux et tout fleuri qu’elle sera déposée dans l’église San Gregorio du mont Caelius où son tombeau est toujours visible…