« LANGE » du Directoire

Une femme à vendre...

L’homme avait beau s’affubler d’un titre et d’un nom d’emprunt qui ne trompaient personne il n’en était pas moins un ancien garçon perruquier, natif du Nivernais. En dépit de son train royal, le « citoyen-comte de Beauregard » n’était ni comte ni Beauregard. En revanche, c’était le plus authentique filou de cette période post-révolutionnaire cependant fertile en fripouilles de tout poil.

En réalité, il se nommait Lieuthraud et sa spécialité c’était la carambouille, le début de sa fortune lui ayant été fourni par un noble émigré, le vrai comte de Beauregard qui, fuyant la guillotine, lui avait confié ses biens le croyant honnête. Persuadé que le comte ne reviendrait jamais, le coquin s’était considéré comme son héritier après quoi il se lançait dans les affaires, achetant, près de Moulins un gisement minier pour l’exploitation duquel il avait encaissé d’énormes sommes d’argent sans jamais livrer la plus petite once de minerai. Il avait même trouvé mieux : grâce à la complicité de certains membres du Directoire il s’était fait nommer directeur de la fonderie de Moulins ce qui lui permettait de vendre très cher des canons qu’il ne livrait jamais. Sans risques d’ailleurs car la justice, boiteuse en général, était devenue cul-de-jatte dans ces temps joyeux du Directoire où chacun ne songeait qu’à emplir ses poches.

Tous ces menus détails, la belle Élisabeth Lange, la vedette du théâtre Feydeau les connaît bien, aussi considère-t-elle avec curiosité le gros homme qui s’est présenté chez elle ce soir de l’hiver 1795. Ce qu’il dit tient en peu de mots : il est sans doute l’homme le plus riche de Paris ; il possède un château en Touraine, le pavillon de Bagatelle et l’hôtel du prince de Salm mais il manque une chose essentielle à sa gloire : une maîtresse hors du commun, une femme vraiment éblouissante et cette femme, c’est elle.

La proposition est si brutale qu’elle offusque la jeune femme qui cependant en a vu d’autres, elle est sur le point d’éconduire son visiteur quand, s’installant, il déclare vouloir parler affaires. En effet, il se soucie peu d’être aimé : ce qu’il veut c’est que l’on sache que Mlle Lange est à lui. En échange elle aura tout ce qu’elle veut plus dix mille livres par jour.

— Cela fait trois cent mille livres par mois, songez-y !

— J’y songe mais je préfère le terme « par jour ». Il se peut que je vous prenne en grippe et je veux, en ce cas, pouvoir me libérer lorsque j’en aurai envie…

C’est dit avec insolence mais le faux Beauregard est trop content d’avoir réussi ce marché : demain elle recevra les premiers fonds mais ce soir… S’il croit qu’elle va céder tout de suite, il se trompe : elle entend être payée d’avance… mais elle le recevra le lendemain après le spectacle ! Et il n’y a rien à ajouter quelque envie qu’en ait le maquignon. Élisabeth Lange est si belle ! Ce sera donc pour le lendemain… mais, à ce moment, un grand bruit se fait entendre : celui d’une magnifique voiture attelée de quatre chevaux superbes et, comme la comédienne s’étonne, le « comte » déclare qu’il vient d’acheter cet attelage pour elle, en cadeau de joyeux avènement.

Le présent est royal. Pour ne pas être en reste, Élisabeth pense qu’elle peut accueillir dès ce soir son nouveau « protecteur ».

À cette époque, elle a vingt-trois ans. Née à Gênes pendant une tournée de ses parents, comédiens tous les deux, elle a été remarquée à seize ans par la Montansier qui dirigeait à la fois une fameuse troupe théâtrale et une fructueuse affaire de prostitution sous les galeries du Palais-Royal… Un peu plus tard, tandis que sa protectrice achetait le théâtre de Beaujolais – aujourd’hui théâtre du Palais-Royal – elle entrait à la Comédie-Française et s’y trouvait tout de suite au premier plan grâce aux hommes mis en place par la Révolution jusqu’au jour funeste où son rôle dans Paméla choqua les convictions d’un patriote qui s’en alla dénoncer les comédiens au Comité de Salut public. Robespierre, peu sensible aux beautés du théâtre, envoya toute la Comédie-Française en prison et Mlle Lange se retrouva à Sainte-Pélagie en compagnie de Mlle Raucourt, des deux Contât et de sa chère Montansier.

Heureusement pour elle ses amis veillaient. On l’installa dans la fameuse pension Belhomme où elle resta jusqu’à la chute du propriétaire. L’ombre de la guillotine se rapprocha du joli cou de la comédienne. Mais Barras veillait et le jour où Mlles Lange et Montansier devaient être transférées à la Conciergerie, elles se retrouvèrent tout simplement dans la rue. Le 9 thermidor approchait. Barras devint quasiment roi et la belle Élisabeth fut en quelque sorte sa reine comme on l’a chanté depuis dans La Fille de Madame Angot.

La vie reprit de plus belle et la jeune femme, engagée au théâtre Feydeau en devint la grande vedette, ne comptant plus ses admirateurs. L’un d’eux, un banquier nommé Hopé lui offrit un hôtel particulier puis une petite fille que l’on nomma Palmyre, que l’on mit en nourrice.

Si dépravé que fut le Tout-Paris d’alors, il s’y trouvait tout de même des gens pour déplorer le couple mal assorti que formait la jeune femme et Lieuthraud-Beauregard. Elle était fine, cultivée, élégante et lui un paysan à peine dégrossi. Néanmoins, comme il avait le goût et le sens du faste, elle réussit à le supporter durant une année ce qui lui permit d’ailleurs de surpasser ses rivales par ses folies. On parla longtemps de la fête que donna l’ancien perruquier dans l’hôtel du prince de Salm où l’on fit une loterie ne comportant que des gagnants et où les lots étaient tous des bijoux de prix.

Curieusement d’ailleurs, le jour où Mlle Lange donne son congé à son nabab celui-ci est à la veille de gros ennuis. Bonaparte qui rentre chargé des lauriers moissonnés en Italie est un homme curieux et il va s’occuper d’un peu près des affaires trop fructueuse de notre coquin. Arrêté en juin 1798, le faux comte est envoyé au bagne pour quatre ans et l’on ignore ce qu’il y devint. Élisabeth qui avait si bien su tirer à temps son épingle du jeu ne le pleura pas. D’autres amours l’attendaient et elle aimait trop la vie pour s’encombrer de regrets.

C’est à un bal de l’Opéra qu’elle va rencontrer un jeune Bruxellois riche et de bonne famille venu là pour oublier un récent divorce et aussi pour essayer d’obtenir des commandes de fournitures de bourrellerie et de carrosserie pour les armées. Il se nomme Michel Simons.

Le jeune homme tombe instantanément amoureux de cette éclatante créature si simplement vêtue de mousseline blanche… et d’une cascade de diamants. L’ami qui l’accompagne tente alors de le mettre en garde : cette femme est sans doute la plus belle de Paris mais elle est vénale et elle a déjà ruiné plus d’un homme. Mais comme il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, Michel Simons put ce soir-là s’incliner sur la main de la belle et recevoir une invitation à dîner.

En l’escortant chez Élisabeth, l’ami qui l’avait présenté tenta un dernier effort pour le mettre en garde contre le danger que représentait cette trop jolie femme. Peine perdue : Simons était déjà éperdument amoureux.

Or, les cœurs simples et sincères possèdent sans toujours le savoir des armes d’une étrange puissance. Ce soir-là, oubliant ses principes un rien mercantiles, la belle Lange tomba amoureuse de ce Bruxellois timide dont les yeux bleus la regardaient avec une adoration si ingénue. Elle eut soudain envie de le connaître mieux, de garder auprès d’elle un amour aussi pur. Prenant le bras du jeune homme, elle l’entraîna à travers ses salons pour le présenter à ses invités comme s’il était un personnage des plus importants. Naturellement, elle l’invita à revenir. Aussi souvent qu’il le souhaiterait.

Il ne se le fit pas répéter. On put le voir attendre Élisabeth dans sa loge au théâtre pendant les représentations puis l’emmener souper au Rocher de Cancale, chez Véry ou Aux Trois Frères provençaux. Il portait son châle ou son bouquet, la couvrait de fleurs et de billets tendres, se comportant en résumé comme un parfait chevalier servant. La comédienne appréciait ce compagnon qui se dévouait si entièrement sans avoir seulement tenté d’obtenir d’elle un baiser. Il la traitait en reine et c’était pour elle chose toute nouvelle que cet amour qui se doublait de respect…

Le rire de l’Empereur

Paris sourit d’abord de l’idylle presque ingénue qui s’était nouée entre Élisabeth Lange et le jeune Bruxellois. Puis, intriguée par cette romance, la ville engagea des paris : était-il son amant ? De fait, il ne l’était pas parce qu’il n’osait pas demander à son idole ce qu’elle était toute prête à lui accorder et cette situation n’était pas le moindre des embarras de la comédienne amoureuse comme une grisette pour la première fois de sa vie. Elle qui, jusque-là, avait administré son corps comme un fonds de commerce, éprouvait en face de cet homme sincère des pudeurs de jeune fille et un vague dégoût de sa conduite passée. Elle ne savait comment lui dire combien elle l’aimait…

Ne sachant comment s’y prendre, elle en parle, un matin, à Jeannette, sa vieille et fidèle femme de chambre. Et ce qu’elle dit stupéfie la brave femme : son Élisabeth ne songe-t-elle pas à abandonner le théâtre et ce qui s’ensuit pour épouser Simons qui vient tout juste de lui demander sa main ! Or, pour cette femme entièrement dévouée à la comédienne, c’est une idée stupide. Le mariage est une chose grave dont il ne sort jamais rien de bon quand on est faite pour régner sur les hommes.

Seulement, cette fois, Jeannette perd son temps. Jamais personne n’a offert à Mlle Lange de l’épouser et c’est une proposition qui lui va droit au cœur. En revanche et pour rendre à son ami un peu du bonheur qu’il vient de lui donner, Élisabeth lui propose de faire venir à Paris la petite fille qu’il a eue de son premier mariage et de veiller sur elle. Bien sûr, Simons est touché et, pour marquer sa gratitude à son aimée, il s’en va acheter pour elle et l’enfant le joli château de Montalais sur les hauteurs de Meudon.

Pourtant, alors que les deux amoureux font des essais de vie familiale avec la petite Élise, un gros nuage en forme de vieux Bruxellois à principes, se rassemble au-dessus d’eux : le père Simons, bourrelier de son état, n’entend pas voir son fils épouser une comédienne. Il est d’une humeur d’autant plus massacrante que sa fille vient de s’enfuir pour rejoindre un bel officier de l’armée de Sambre-et-Meuse sans sou ni maille. C’en est trop ! Le vieux monsieur s’embarque pour Paris bien décidé à jouer avec la « théâtreuse » la grande scène du père Duval avant même La Dame aux camélias. Néanmoins la vie lui réserve une surprise.

Lorsqu’il arrive à Paris, il ignore qu’Élisabeth, inquiète, a demandé à sa meilleure amie, Julie Candeille, d’assister à l’entrevue. Or, lorsqu’il entre dans son salon, Élisabeth constate que le père de Michel n’est pas tout à fait le vieillard cacochyme qu’elle attendait : c’est un homme d’une cinquantaine d’années, grand et fort, avec un visage ouvert et sympathique. Mais elle a tout juste le temps de faire ces constatations car son visiteur vient de remarquer Julie et fonce sur elle. Apparemment ils se connaissent depuis une certaine soirée de Bruxelles. Et ils semblent tellement heureux de se revoir que Mlle Lange se demande si elle ne ferait pas mieux de se retirer. Néanmoins, estimant qu’il faut vider l’abcès, elle demande à son visiteur pour quelle raison il a souhaité la rencontrer. Et le miracle se produit :

— Je voulais seulement savoir si mon fils vous avait bien dépeinte, fait-il aimablement. En vérité, il était fort au-dessous de la vérité.

L’entrevue qui promettait d’être orageuse se terminera par un dîner à quatre chez Véry.

Il faut reconnaître à Jean Simons d’être l’homme des décisions rapides. Il commence par accorder son consentement au mariage de son fils mais s’arrange pour le gagner de vitesse et, au mois d’août, il épouse Julie Candeille alors qu’Élisabeth et son fils ne se marieront qu’en décembre.

Le jeune ménage commence par mettre en vente l’hôtel de l’ex-Mlle Lange mais s’installe un peu plus loin, dans la même rue Chantereine dans une superbe demeure en compagnie de la petite Élise qui adore sa nouvelle mère. D’ailleurs, la fortune de Michel va croissant. Les relations d’Élisabeth – surtout avec Talleyrand ! – sont fort utiles à son époux et l’or coule à flots entre les jolis doigts de Mme Simons.

Hélas – pour eux tout au moins – les temps changent. Devenu consul à vie Bonaparte entend faire rendre gorge aux « profiteurs de guerre ». Simons prend peur au point de faire offrir à Louis Bonaparte, le frère du maître, son hôtel que celui-ci envie et propose de le lui céder à tel prix que ce geste lui vaudra d’être regardé moins dangereusement par le consul qui, cependant, ne perd pas de l’œil le jeune financier.

Pendant ce temps, l’ex-Mlle Lange s’est muée en la plus sage et la plus fidèle des épouses. C’est ce qu’elle fait entendre au peintre Girodet, fort amoureux d’elle, à qui Michel Simons a commandé le portrait de sa femme. Or, Girodet est un homme orgueilleux qui n’admet pas qu’une ancienne femme facile lui résiste. Une fois, deux fois, il revient à la charge et toujours avec le même résultat : Élisabeth aime son époux et ne veut pas le tromper. Obstiné, il croit à une défense de façade et finit par recevoir le salaire de son obstination : une paire de gifles dont il jure de tirer vengeance. Néanmoins, Élisabeth l’a mis en garde : son époux tire aussi bien à l’épée qu’au pistolet.

Il en faut plus néanmoins pour calmer un mâle outragé. Le jour de l’ouverture du Salon où le portrait est exposé, il se jette dessus, le lacère à coups de couteau, jette les débris à terre et les piétine avant de s’enfuir en courant à la stupéfaction générale.

Sa rage néanmoins n’est pas apaisée. Il veut se venger de façon encore plus éclatante : travaillant jour et nuit, il parvient à exposer, avant la fin du Salon une nouvelle toile, franchement répugnante il faut bien le dire : Mme Simons y est représentée entièrement nue sur une couche couverte de pièces d’or avec, auprès d’elle, un dindon ressemblant furieusement à son époux et portant, pour que nul n’en ignore, un anneau conjugal à la patte. Naturellement, le scandale est énorme.

Girodet y perd une part de sa réputation et s’attire la réprobation et la méfiance des femmes. On juge son procédé d’autant plus lamentable qu’alerté par le miniaturiste Isabey, ami de Mme Simons, et par sa femme, Bonaparte a fait hautement savoir sa réprobation. Il exige le retrait immédiat de la toile scandaleuse. Élisabeth n’aura pas à souffrir de cette aventure. Mlle Lange est bien morte. Mais pas oubliée. Le 22 avril 1806, elle espère recevoir sa consécration de femme respectable. Bonaparte, en effet, a cédé la place à Napoléon Ier et Joséphine, sachant que son ancienne voisine a des ennuis du fait de la guerre que l’Empereur a déclarée à ceux qu’il appelle « les trafiquants », a cru bien faire en l’invitant à un bal aux Tuileries.

Pour cette fête, Élisabeth s’est préparée comme s’il s’agissait d’une bataille et, en vérité, elle est bien belle. Hélas, quand Napoléon fait le tour des salons, il repère vite cette femme si belle qui s’incline devant lui avec grâce. Il s’arrête devant elle.

— Qui êtes-vous, Madame ? Je ne vous connais pas…

Les joues soudain brûlantes, la jeune femme plonge dans sa révérence :

— Madame Simons, sire…

— Ah oui, je sais…

Puis, éclatant d’un rire qui est la pire des insultes, il tourne les talons et s’éloigne. Jamais Élisabeth n’oubliera ce rire-là. Pour l’instant elle commence par s’enfuir, malade de honte et, de toute la nuit, elle ne ferme pas l’œil, persuadée que ce rire marque le glas de leur fortune à elle et à son époux. Et elle a raison : trois mois plus tard, Napoléon fait réviser les comptes de Simons. L’enquête va durer deux ans et, en dépit des amis du couple, dont Talleyrand, le verdict est redoutable : Michel Simons est condamné à verser au Trésor un million de francs : c’est la ruine.

Dignement Élisabeth s’efforce d’aider son époux. Heureusement elle et Michel sont mariés sous le régime de la séparation de biens et c’est ce qui leur permettra d’achever leur vie dans la dignité.

Après la catastrophe, elle suit son mari à Bruxelles dans la vieille maison de la rue des Blanchisseries où elle va demeurer jusqu’en 1818 date à laquelle, sa santé le réclamant, elle va s’installer avec son époux sur les bords du lac Léman, au château de Bissey. La fin approche. Les médecins conseillent le climat plus chaud de l’Italie mais il est déjà trop tard. Le 2 décembre 1825, celle qui avait été l’une des reines de Paris s’éteignait doucement dans les bras de son cher époux, ce bourgeois de Bruxelles pour qui elle n’avait voulu être que l’ange du foyer…

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