« Madame », Henriette d’Angleterre, belle-sœur de Louis XIV

Les noces de Minette

Il y avait longtemps, songeaient les courtisans empilés comme ils le pouvaient dans l’étroite chapelle du Palais-Royal, ce 30 mars 1661, que l’on n’avait vu mariée aussi charmante dans la famille royale française. En effet, le charme et la grâce de la princesse Henriette-Anne d’Angleterre illuminaient plus encore que les buissons de cierges le saint lieu qui n’accueillait plus guère, depuis plusieurs mois, que les austères dévotions de la reine mère d’Angleterre, logée audit Palais-Royal. C’était comme un rayon de soleil perçant la brume et l’humidité d’un jour d’hiver car ces noces étaient singulièrement lugubres.

D’abord, il pleuvait sans discontinuer. En outre le temps de Carême avait quelque peu réduit la pompe de ce mariage pourtant presque royal. Enfin, il n’y avait guère que trois semaines que le cardinal Mazarin avait rendu au Ciel son âme politique et calculatrice. Mais l’éclat de la mariée, plus encore que la beauté réelle de son fiancé et la splendeur de ses habits, faisait de ce triste jour une vraie fête. Et c’était au fond très bien ainsi, puisque ce jour-là Monseigneur Philippe d’Orléans, frère cadet du jeune roi Louis XIV, et que l’on appelait protocolairement Monsieur, sans autre qualificatif, épousait sa cousine Henriette, fille du malheureux roi Charles Ier, décapité plusieurs années plus tôt par Cromwell, et petite-fille du bon roi Henri IV par sa mère, Henriette-Marie de France.

À vrai dire, dans l’admiration de l’assistance entrait une bonne part de stupeur car la jeune Henriette n’était une inconnue pour personne : elle avait été pratiquement élevée au Louvre où elle avait trouvé refuge avec sa mère pendant la période Cromwell, et il n’y avait guère que six mois qu’elle en était repartie pour l’Angleterre. Mais en six mois, quelle étonnante transformation ! La fillette noiraude, maigrichonne, légèrement contrefaite et totalement dépourvue d’éclat avait fait place, comme sur l’ordre d’une fée, à une créature rayonnante dont les yeux noirs étincelaient de joie de vivre et d’esprit et dont la grâce espiègle ensorcelait comme en se jouant les plus difficiles.

La jeune princesse, sans en rien dire, était pleinement consciente de l’effet produit et en jouissait par tous les pores de sa peau. C’était son triomphe qu’elle vivait ce jour face à cette Cour qui, durant tant d’années, l’avait dédaignée.

Lorsqu’elle était arrivée en France avec sa mère, quatorze ans plus tôt, le jeune roi Louis XIV n’était qu’un enfant. Le maître, c’était le tout-puissant cardinal Mazarin dont on disait qu’il était l’époux secret de la Régente Anne d’Autriche. Et l’hospitalité qu’il avait accordée aux proscrites avait été misérable.

Logées au rez-de-chaussée du vieux Louvre, portant des robes cent fois rapiécées, mangeant plus mal que bien des servantes, les deux femmes avaient bien souvent souffert du froid et même de la faim. En hiver, il n’était pas rare que, faute de feu, elles demeurassent au lit et, pour manger, la reine Henriette-Marie en avait été réduite à vendre les boiseries dorées de son appartement.

Elles avaient également souffert dans leur orgueil. La mère en se retrouvant traitée comme une mendiante dans ce palais qui avait été celui de son père et où elle avait vécu jusqu’à son mariage. La fille en se voyant l’objet de dédain d’une jeunesse qui n’avait alors d’yeux que pour la troupe insolente des nièces de Mazarin, les fameuses « Mazarinettes », qui étaient traitées en princesses et que l’on mariait aux plus grands seigneurs du royaume.

On ne se gênait guère, alors, pour se moquer de la princesse triste et, tout au fond de sa mémoire, Henriette gardait, brûlant, le souvenir de ce bal au palais où le jeune roi Louis XIV avait catégoriquement refusé de danser avec elle.

— Moi ? Danser avec ce sac d’os ? Elle est bien trop laide !

Comme elle avait souffert de ce mépris ! Elle en souffrait encore lorsque sa mémoire fidèle lui restituait la scène. Pourtant, depuis six mois, le tableau gris de sa vie avait singulièrement changé : son frère Charles, jeune, beau, brave, mais proscrit lui aussi et encore plus misérable, avait retrouvé son trône. Devenu le roi Charles II, son premier geste avait été, naturellement, de rappeler auprès de lui sa mère et sa sœur, qui devenait un parti enviable. Tellement enviable même que la reine Anne d’Autriche n’avait pas perdu un instant, sur les indications de Mazarin bien sûr, pour demander la main d’Henriette pour son second fils. Et le cauchemar s’était mué en conte de fées pour la jeune princesse que son frère appelait tendrement Minette.

Aujourd’hui, c’était encore plus beau. Quand Henriette avait repris pied sur le sol de France, cela avait été avec tout l’apparat d’une fiancée royale. Elle n’avait vu tout au long de sa route que fleurs, drapeaux, fêtes et visages émerveillés. Sa mauvaise étoile, malheureusement, lui avait aussi fait voir quelques médecins car elle avait dû soigner en route une gênante atteinte de rougeole qui, heureusement, ne s’était pas attardée.

À présent, tandis que, sous le frêle abri de son voile de précieuses dentelles, Henriette laissait son regard errer autour d’elle, elle avait conscience d’atteindre le sommet de sa revanche car à cette cérémonie qui la liait à Philippe, il y avait le Roi, le Roi qui était assis à quelques pas d’elle dans le chœur et dont elle avait surpris plusieurs fois le regard bleu posé sur elle, à la fois songeur et mélancolique.

La joie qu’elle éprouvait alors avait quelque chose de sauvage. Louis, depuis son retour, lui avait montré tant d’attentions, tant de tendre galanterie ! Comment ne pas supposer que, peut-être, il regrettait à présent d’avoir épousé la petite infante espagnole blonde, béatement amoureuse de lui mais assez terne et même un peu bécasse, alors qu’à quelques mois près il aurait pu épouser une princesse d’Angleterre ?

J’aurais pu être reine de France, songeait Henriette avec un rien de mélancolie, reine… au lieu d’être seulement Madame, duchesse d’Orléans, la seconde dame du royaume.

Elle ne se trompait pas. Louis XIV, depuis qu’il l’avait revue, nourrissait de vifs regrets. Le « sac d’os » était devenu, à près de dix-sept ans, une femme délicieuse, sinon réellement jolie, avec un teint « de lys et de jasmin » et une abondance de jolis cheveux châtains, doux et fins comme de la soie. Elle avait aussi une taille agréable et, par-dessus tout, cet air de dignité et de noblesse annonçant les vraies princesses. Aussi, de son côté, Louis songeait-il : quelle reine elle eût fait !

Mais il n’était pas envisageable de revenir en arrière et rien n’était possible entre eux, sinon des sentiments fraternels parfaitement insuffisants pour les appétits tumultueux du jeune Roi. Et il était assez décidé à ne s’en point contenter, surtout quand il regardait son frère.

Dans son costume de soie épaisse étincelant de pierreries, Monsieur était très beau et de la dernière élégance mais Louis dédaignait ses goûts trop féminins, oubliant aisément, dans l’incroyable sécheresse de cœur dont il allait faire preuve sa vie durant, que ces goûts féminins, on les lui avait pratiquement imposés, que c’était là le travail de Mazarin et même de la reine mère, dans l’espoir que, devenu un esthète doublé d’une gravure de mode, Monsieur ne songerait jamais à lever contre son aîné l’étendard des conspirations comme n’avait cessé de le faire, jadis, l’oncle Gaston d’Orléans contre son frère Louis XIII. Que Monsieur eût, lui, un cœur sensible, qu’il y eût, en lui l’étoffe d’un grand capitaine et que sa vaillance fût indiscutable ne faisaient rien à l’affaire : on avait gommé impitoyablement tout ce qui pouvait faire de Philippe un homme capable de se poser en rival. Aussi, pas plus qu’il ne craignait Philippe en tant que concurrent politique, Louis ne le craignait-il comme rival amoureux.

Pourtant, Monsieur accomplit le plus normalement du monde son devoir conjugal envers sa jeune épouse. Et même il en fut amoureux… quinze jours ! Pas plus car, beaucoup plus fin que l’on n’imaginait et aussi plus sensible, il sut déceler très vite l’infernale coquetterie qui formait le fond de la nature de sa femme. Il comprit très vite aussi qu’il n’avait aucune chance d’être jamais aimé d’elle et il retourna très vite à ses collections, à ses artistes, à ses joyaux et à ses amis, se contentant d’apprécier l’avantage qu’il y avait à avoir pour femme une exceptionnelle maîtresse de maison grâce à qui ses demeures allaient devenir les lieux les plus agréables de toute la Cour.

De son côté, Madame, bien décidée à ne jamais occuper que la première place, commençait à dresser ses plans et à installer ses batteries. Sans être reine en titre, elle pouvait être reine de fait. L’épouse de Louis XIV, la petite Marie-Thérèse, timide, sans éclat, confite en dévotion et parlant à peine quelques mots de français, ne pouvait lui disputer la place qu’elle ambitionnait. Philippe, qu’elle se contentait d’aimer comme un camarade un peu encombrant, ne pouvait pas être un obstacle lui non plus. Quant à celui dont dépendait cette sorte de royauté, il ne devait guère être difficile à amener à composition.

Très consciemment, avec une coquetterie raffinée, Madame se mit à multiplier les occasions de rencontrer le Roi. Et comme Louis ne demandait qu’à se laisser attirer, comme il ne rêvait que de mirer sa jeune gloire dans les yeux de diamant noir de sa belle-sœur, son entourage comprit bientôt qu’il y avait là non seulement matière à observer mais encore un certain nombre d’occasions à saisir. Aussi Madame eut-elle bientôt la Cour la plus jeune, la plus gaie et la plus folle qui fût, une Cour qui devint le centre d’attraction de ce monde mouvant qui s’agitait entre les Tuileries et Fontainebleau.

Il y avait cependant quelqu’un à qui cette grande attirance du Roi pour Madame et de Madame pour le Roi déplaisait fort, c’était l’un des membres de la suite anglaise de la princesse : le jeune et très beau duc de Buckingham, fils du célèbre Buckingham qui avait aimé Anne d’Autriche au point de vouloir la guerre avec la France.

Jusqu’à ce damné mariage avec Monsieur, le jeune duc avait été le favori, le compagnon, le chevalier servant de « Minette ». Désormais réduit à l’état de simple visiteur étranger en passe de rentrer chez lui, le beau duc s’en accommodait fort mal. Déjà, durant le voyage, il avait failli se battre en duel avec l’amiral chargé d’amener la princesse en France et celui-ci, le jeune duc de Norfolk, n’avait échappé que de justesse à ses fureurs jalouses.

Pour ramener à lui l’attention défaillante de Madame, Buckingham se mit à jeter l’or par les fenêtres et à faire mille extravagances dans le style des amoureux espagnols. Ce ne furent que sérénades sous les fenêtres de la princesse, bouquets fastueux autant que quotidiens, présents, poèmes, galanteries de toutes sortes, tant et si bien qu’un beau jour, celui qui avait le plus le droit de le faire se fâcha : Monsieur, outré des procédés de l’Anglais, s’en alla tout droit trouver sa mère pour lui dire ce qu’il en pensait.

— Voilà un homme qui assiège ma femme ! déclara-t-il tout de go, et qui, par-dessus le marché n’a vraiment plus rien à faire chez nous. Qu’on le renvoie chez lui et qu’on n’en parle plus !

Anne d’Autriche, qui avait fort aimé le père, aurait volontiers plaidé la cause du fils mais elle comprit au ton parfaitement inhabituel employé par un fils dont elle ne recevait jamais que des marques de tendresse et de parfaite courtoisie qu’il n’admettrait aucune discussion à ce sujet. Elle accepta donc de se charger de la désagréable commission.

Avec force soupirs et beaucoup de larmes, Buckingham partit donc sans espoir de retour… ce qui eut pour effet immédiat de laisser au Roi un champ parfaitement libre, débarrassé de tout concurrent valable.

Aussi, durant l’été 1661, Madame et le Roi ne se quittèrent-ils pratiquement plus. La saison était particulièrement belle et douce, sous les ombrages séculaires de Fontainebleau. Il y régnait cet air de langueur, cette douceur de vivre qui amollissaient naturellement les cœurs et les corps et les portaient à l’amour.

Dès que Louis avait achevé son travail de Roi, il rejoignait Henriette et, entraînant dans leur sillage une foule de jeunes gens et de jeunes femmes, tous deux couraient les bois, chassaient, se baignaient dans la Seine durant le jour puis, le soir venu, écoutaient de la musique, dansaient ensemble ou bien se perdaient dans de longues promenades sylvestres.

Jusqu’où allèrent ces égarements ? Nul ne pourrait le dire avec certitude mais le Roi n’était pas homme à endurer longtemps, sans s’en montrer offensé, un désir aussi violent que celui qu’il éprouvait. Quant à Madame, elle n’avait certainement pas dressé les savantes batteries qu’elle avait braquées sur Louis XIV pour qu’elles fassent long feu. Bientôt on ne douta plus guère à la Cour de l’identité de la véritable reine de France. Le Roi et sa belle-sœur ne poussèrent-ils pas l’audace jusqu’à se faire peindre par Mignard sous les apparences d’Apollon et d’une charmante bergère trônant ensemble au milieu d’une cour de nymphes et d’Amours qui faisaient pleuvoir des roses sur l’heureux couple ?

Tendre « Chandelier »

Les sentiments de Louis XIV pour Madame – et naturellement ceux de Madame pour le Roi – étaient si évidents, si insolents pourrait-on dire, que les courtisans, passablement désorientés, en venaient à se demander si la reine Marie-Thérèse n’allait pas se trouver répudiée un beau matin pour laisser la place à son étincelante belle-sœur et si, de son côté, Monsieur ne se verrait pas poliment mais fermement prié de faire rompre son mariage. Tout cela bien sûr contre toute logique et toute évidence car la Reine se retrouva bientôt enceinte et on ne voyait pas bien comment le Roi pourrait en venir à ce scandaleux changement de partenaire. Mais on commençait à savoir trop bien, à la Cour, que rien ne pouvait résister quand le Roi avait dit : « Je veux ! »…

Ce qui allait se produire, personne ne l’aurait imaginé. Tout d’abord, ce fut la Reine, cette quantité négligeable, qui, le plus imprévisiblement du monde, leva l’étendard de la révolte. Depuis des mois, elle suivait avec angoisse le déroulement de la romance ébauchée entre son époux bien-aimé et l’Anglaise et, naturellement, elle en souffrait profondément. Amoureuse comme une couventine, jalouse comme une Espagnole, elle s’en alla crier au secours auprès du seul être qui pût, à la Cour, venir à son aide et la comprendre : la reine mère Anne d’Autriche, qui était également sa tante.

Or, en pénétrant dans les appartements d’Anne, elle eut la surprise d’y trouver un autre plaignant : Monsieur. Décoiffé, ce qui était signe d’un grand trouble, rouge de colère, Philippe d’Orléans arpentait furieusement le salon de sa mère en jetant feu et flammes, en jurant comme un Templier et en déchirant ses dentelles.

En entrant, Marie-Thérèse entendit les dernières phrases de son discours furibond.

— … et je voudrais bien savoir, en définitive, qui de vos deux fils Madame a épousé : si c’est le Roi ou si c’est moi !

Voyant entrer la Reine, le jeune duc s’arrêta net, un peu gêné, mais elle lui adressa un petit sourire plein de tristesse.

— Ne vous arrêtez pas, mon frère ! Moi aussi je viens me plaindre ! Moi aussi je viens demander secours. Je crois qu’on nous dédaigne beaucoup, vous et moi…

— La faute à qui ? coupa la reine mère, très mécontente de la tournure que prenait cette affaire. Vous vous laissez l’un et l’autre mettre à l’écart sans protester. Vous, mon fils, occupez-vous un peu moins de la décoration de vos demeures, de vos habits et de vos amis, Guiche et les autres, et arrangez-vous pour passer avec votre femme la majeure partie de votre temps. Vous, ma fille, essayez donc de montrer à votre époux moins de bouderies, moins de larmes – il les a en horreur –, moins d’amour dévotieux et plus de coquetterie.

— Une reine, coquette ? Oh !

— Madame s’en prive, peut-être ? Et elle est presque reine. Si vous voulez voir en elle une rivale, au moins battez-vous avec les mêmes armes !

— Allons donc ! coupa Monsieur. Comme si vous ne saviez pas, ma mère, comment s’y prend le Roi quand il veut être seul avec Madame. Il organise un petit quelque chose : une promenade, un concert privé, un médianoche, et il néglige tout bonnement de nous inviter, la Reine et moi. Quand, informés, nous nous présentons, nous trouvons « visage de bois » : la compagnie est partie, on ne sait où en général ! Non, je vous le dis, Madame, il faut que cela cesse !

Anne d’Autriche ne répondit pas. Elle savait bien que ces deux malheureux enfants avaient raison, que la conduite du Roi, comme d’ailleurs celle de Madame, était sans excuse et qu’il fallait prendre au sérieux la colère de Philippe. S’il se fâchait pour de bon, cela pouvait créer des troubles, comme au temps de Gaston d’Orléans, l’insupportable frère de feu Louis XIII.

— Rentrez chez vous l’un et l’autre, dit-elle enfin. Je vous promets de faire de mon mieux.

Faire de son mieux, cela consista à aller trouver la reine douairière d’Angleterre qui vivait toujours au Palais-Royal et à lui faire comprendre qu’elle eût à chapitrer sa fille si elle ne voulait pas voir celle-ci chassée par son époux.

Pendant ce temps, Monsieur mettait lui-même de l’ordre dans ses affaires. Le soir même, malgré un bal qui se préparait et la grande partie de campagne prévue pour le lendemain, il fit monter sa femme en carrosse et, en dépit de ses protestations, l’emmena passer quelques jours dans son château de Villers-Cotterêts, sous le prétexte qu’elle ne l’avait pas encore admiré.

Quand un ordre royal rappela le couple, quinze jours plus tard, le Roi, chapitré par sa mère, avait compris qu’il fallait faire quelque chose s’il ne voulait pas avoir une vie de famille intenable et Madame, qui avait eu affaire elle aussi à sa mère, partageait entièrement ce sentiment. Mais quel pouvait être ce quelque chose capable de les mettre à l’abri des fureurs jalouses de leurs époux respectifs tout en continuant leur tendre badinage, auquel ni l’un ni l’autre ne songeait un seul instant à renoncer ?

La première fois qu’ils purent s’isoler un moment dans le parc de Fontainebleau, ils en discutèrent sérieusement.

— Il est inutile de nous dissimuler, Sire, que nous faisons tous deux l’objet d’une surveillance parfaitement injurieuse lorsque nous sommes ensemble !

— Je partage votre avis mais comment nous voir sans que je vienne chez vous, sans nous promener ensemble, sans nous baigner ensemble, sans être l’un près de l’autre, enfin ? Nos jaloux ne s’estimeront satisfaits que par une totale séparation, et cela, je m’y refuse ! Je ne pourrais pas le supporter !

Madame sourit, émue. Il était si agréable d’entendre de telles choses proférées par une bouche royale ! Comment n’en être pas enivrée ? Son regard, tout de velours, caressa complaisamment le jeune Roi.

— Peut-être y a-t-il un moyen, Sire. Un moyen auquel je vous demande pardon d’avoir pensé mais qui pourrait être efficace.

— Voulez-vous dire que nous pourrions continuer à nous voir sans cesse… et sans que l’on puisse s’en inquiéter ?

— Je le crois mais, évidemment…

— Dites toujours !

— Pourquoi ne pas laisser supposer que vous fréquentez assidûment ma maison pour une autre que moi ?

— Vous avez raison, Henriette, votre moyen ne me plaît guère. C’est me supposer le goût bien mauvais ! Regarder une autre quand vous êtes là ? Quelle hérésie ! Et à qui donc penseriez-vous ?

— Je ne sais pas, moi ! Une fille d’honneur. J’en ai de charmantes. Presque toutes sont venues à la Cour pour entrer à mon service. Vous ne les connaissiez pas… En tout cas cela devrait calmer nos jaloux !

— Pour Monsieur j’en conviens. Mais la Reine ?

— La Reine ? Oh, elle est bien trop infante pour daigner se donner la peine d’être jalouse d’une simple fille d’honneur.

— Vous avez réponse à tout. Mais votre plan peut être bon. Voyons, à présent, qui vous allez me proposer ? Pas votre préférée, j’espère ? Pas Mademoiselle de Montalais ? Elle a des yeux si malins qu’elle me ferait peur. Je craindrais toujours qu’elle se moque de moi.

— Soit ! Mais pas davantage Mademoiselle de Tonnay-Charente.

— Pourquoi cela ? Elle est belle, il me semble ? Et de grande maison.

— Justement, elle l’est trop, fit Madame avec une logique bien féminine. Ce serait désobligeant pour moi. Non, laissez-moi faire : je crois que j’ai ce qu’il nous faut.

— Et qui donc ?

— La petite La Vallière. Elle est si discrète, si timide, que nous n’aurons pas à craindre de la voir tirer vanité de vos hommages et devenir insupportable. De plus elle est pauvre. Vous la doterez dans quelque temps et nous aurons ainsi servi notre amour tout en faisant du bien à une pauvre fille. Elle n’aura aucune peine à trouver un époux.

— Je ne sais même pas de qui vous voulez parler ! bougonna le Roi. Elle doit être en effet fort discrète. Mais va pour La Vallière ! Elle ou une autre, après tout…

Le plan fut mis immédiatement à exécution. Louis se plut à prendre pour cible de ses hommages, fort discrets pour commencer, une timide jeune fille aux doux cheveux d’un blond argenté, aux grands yeux bleus, au visage sans réelle beauté mais charmant. Toute sa personne n’était que grâce et tendresse et, pour l’avoir jugée insignifiante, il fallait que Madame n’eût sur la psychologie masculine que des données insuffisantes. Louise de La Vallière, boiteuse mais fraîche comme une fleur et d’une infinie délicatesse, avait déjà attiré les hommages de quelques seigneurs parmi lesquels l’ami de cœur de Monsieur, le très séduisant, très noble, très beau et très brave comte de Guiche, fils du maréchal duc de Grammont. Mais jusqu’à présent elle opposait à tous les hommages d’aimables et timides fins de non-recevoir. On la disait d’ailleurs fiancée à un certain vicomte de Bragelonne, qui servait dans l’armée.

Ce que tous ignoraient, c’était le secret du cœur de Louise, un secret qu’elle eût préféré mourir plutôt que d’avouer : depuis qu’elle avait vu le Roi pour la première fois, lorsque, se rendant en Espagne pour épouser l’infante, il s’était arrêté à Blois chez son oncle Gaston d’Orléans, Louise de La Vallière était passionnément éprise de son souverain.

Se voyant, contre toute attente, objet des attentions du Roi, la pauvre enfant, éblouie, laissa parler son cœur. Un amour profond, sincère, possède une étrange puissance et Louis, qui pensait trouver une aimable complice, ne résista pas. Attiré par cette passion révélée, si différente de tout ce qu’il avait connu jusqu’à présent, Louis finit par tomber sincèrement amoureux de la jeune fille… et par oublier totalement qu’il avait aimé Madame.

Le stratagème de la princesse se retournait contre elle, et du jour au lendemain, la pauvre La Vallière eut en Madame une ennemie mortelle qui ne lui ménagea pas les coups.

Chassée par elle quasi publiquement de sa maison, Louise, éperdue, s’enfuit du palais du Louvre et courut chercher asile et protection au couvent des Carmélites de Chaillot. Mais quelqu’un savait ce qui s’était passé. Inquiète des suites de l’esclandre de Madame, Mademoiselle de Montalais, sa confidente, n’hésita pas à en parler au comte de Saint-Aignan à haute et très intelligible voix, tandis que le Roi recevait l’ambassadeur d’Espagne.

Louis XIV avait l’oreille fine. Brusquant l’entrevue officielle, il interrogea Montalais, sauta à cheval et courut à Chaillot, d’où il ramena une Louise épouvantée et ravie.

La scène qui l’opposa ensuite à Madame est célèbre. Le Roi gronda, se fâcha, mais la princesse, dédaigneuse, tenait bon. Alors Louis pria, et même pleura. Comprenant qu’elle ne pouvait résister davantage sans s’attirer un ressentiment dangereux, Madame alors céda, mais le fit en des termes qui allaient blesser cruellement le Roi.

— Soit ! dit-elle, je garderai Mademoiselle de La Vallière chez moi. Je la garderai comme une fille à vous.

Louis XIV ne devait jamais lui pardonner ces quatre mots.

Or, Mademoiselle de Montalais qui venait de si bien servir les amours royales était une fille pleine d’esprit qui s’entendait à merveille à juger le cœur des femmes. Le dépit de Madame, délaissée pour La Vallière, toucha son cœur et fouetta son ambition qui était grande. Elle songea qu’il serait bon de consoler cette aimable princesse qui, de toute évidence, n’aimerait jamais son époux.

Quelqu’un avait déjà essayé, assez timidement d’abord, de s’attirer les regards de la princesse, et ce quelqu’un était ce même comte de Guiche qui avait cherché un temps aventure auprès de La Vallière. Car, alors, il n’était aucunement question d’amour mais de simple passade.

Avec Madame, il en allait autrement : Guiche était réellement, sincèrement amoureux de la princesse, et cet amour n’avait pas échappé au regard perçant d’Anne de Montalais.

Elle sut avec habileté éveiller l’intérêt de sa maîtresse pour le beau comte. « La Circé de dix-sept ans, écrit Philippe Erlanger, tourna les yeux vers lui et sut allumer dans l’âme du libertin le brasier d’une authentique passion… Le ballet des Saisons, dansé le 26 juillet, fit jaillir ses premières étincelles… »

De même que celui de La Vallière pour le Roi, l’amour de Guiche alluma celui de Madame et bientôt, sous les auspices discrets de Montalais, les deux jeunes gens purent se donner des preuves réciproques de leur inclination.

Naturellement, Guiche, épris de Madame, délaissa quelque peu Monsieur. Cette trahison frappa le jeune prince en plein cœur. Plus âgé que lui, Guiche était son mentor, son ami le plus cher, le plus tendre… un peu trop sans doute.

Fou de rage, le prince adressa à son ami de vifs reproches, bien qu’il ignorât encore jusqu’où allaient ses relations avec Madame. Hélas, le comte n’avait pas le sens des nuances et en outre, sa passion heureuse haussait démesurément son orgueil. Et, au cours « d’un éclaircissement audacieux avec Monsieur, il rompait avec lui comme s’il eût été son égal ».

L’esclandre fit du bruit. Tellement que le maréchal de Grammont, épouvanté des suites que ce scandale pouvait avoir pour lui-même et sa famille, s’en alla trouver le Roi pour le supplier d’éloigner son fils. Et Guiche, nanti d’un commandement, s’en alla cuver à Nancy ses ivresses amoureuses, laissant Madame ivre de rage.

Elle n’eut guère le temps de s’appesantir sur sa colère. Monsieur, décidant qu’il lui fallait faire quelque chose pour obliger sa femme à se tenir tranquille, trouva un moyen simple et sans danger : il lui fit un enfant.

Une eau de chicorée suspecte

Cette année 1661 qui avait commencé pour Madame si triomphalement s’acheva de façon beaucoup plus morose. Aux prises avec les nausées d’une grossesse difficile, elle entendit le 1er novembre sonner les cloches et tonner les canons annonçant la naissance du Grand Dauphin. Le royaume avait à présent un autre héritier que Philippe, héritier présomptif tant que son frère n’avait pas d’enfant.

Monsieur se consola de bonne grâce de ses espoirs perdus. Malgré ses déviances, c’était une bonne nature pourvue d’un cœur généreux et qui n’enviait guère la position de son frère.

Mais Madame en fut affectée. La Reine était à présent inamovible et remportait ainsi un vrai triomphe. Celle qui s’était voulue un moment sa rivale espéra alors une revanche : si elle aussi mettait au monde un fils, qui pouvait dire si cet enfant, élevé par une mère plus fine et plus intelligente que Marie-Thérèse, ne se poserait pas un jour en rival heureux de son cousin et ne lui ravirait pas la couronne ? Durant plusieurs mois, en l’absence du cher Guiche, Madame berça sa mélancolie dans l’attente d’un heureux événement qui la vengerait un peu.

Hélas, le 27 mars 1662, ce fut une fille qui naquit.

— Qu’on la jette à la rivière ! s’écria Madame entre deux crises de larmes.

On n’en fit rien, fort heureusement, et la charmante princesse Marie-Louise vécut assez longtemps pour devenir reine d’Espagne.

À son sujet, il existe d’ailleurs une controverse. Certains, persuadés que Monsieur était incapable de procréer, affirmèrent que l’enfant était la fille du Roi lui-même, se basant surtout sur un court dialogue entre la jeune princesse et Louis XIV quand Marie-Louise apprit son prochain mariage avec le roi Charles II d’Espagne.

Peu satisfaite, car ledit roi n’avait rien de très séduisant, celle-ci reprochait au souverain d’avoir si mal disposé de sa nièce et celui-ci lui répondit :

— Je n’aurais pas fait mieux pour ma fille.

Quoi qu’il en soit, Monsieur fut bel et bien le père des trois enfants qu’il obligea Henriette à lui donner, exploit dont il était tout à fait capable en dépit de ses attitudes féminines car personne, jamais, n’a mis en doute sa paternité quand, après la mort d’Henriette, il épousa la princesse Palatine, Sophie-Charlotte, qui avait beaucoup d’esprit mais guère de grâce, buvait force bière et s’empiffrait de choucroute tout en laissant planer sur la cour de son beau-frère un regard singulièrement ironique et perspicace. De cette union-là naquit le Régent, que l’on n’a jamais eu l’idée de prendre pour un bâtard.

Les trois grossesses de Madame furent, étrangement, une affaire de haine plutôt que d’amour. Chaque fois que Monsieur pensait avoir à se plaindre de son épouse il lui faisait un enfant, trouvant une satisfaction amère à voir, après chacun de ses accouchements toujours difficiles, sa beauté et son éclat s’atténuer. Mais Madame semblait prendre un malin plaisir à attirer à elle l’un après l’autre les favoris de son époux. Pendant l’absence de Guiche, il y eut l’inquiétant, le dangereux comte de Vardes, qui, d’accord avec la comtesse de Soissons, osa écrire à la reine Marie-Thérèse une fausse lettre en espagnol, prétendument venue de Madrid. Le malheur voulut que la camériste de Marie-Thérèse, la Molina, eût des doutes et s’en allât porter ladite lettre au Roi lui-même, dont on imagine la fureur car la lettre dénonçait ses amours adultères avec La Vallière.

Naturellement, Vardes s’en alla coucher à la Bastille, ce qui enragea la comtesse de Soissons qui était sa maîtresse. L’ex-Olympe Mancini, qui pour sauver Vardes avait trafiqué avec lui la correspondance de Guiche avec Madame, jeta feux et flammes, menaçant de couper le nez à la princesse, puis, ayant réussi à se procurer certaine lettre particulièrement imprudente de Guiche à Madame, qui disait : « Votre timide beau-frère n’est qu’un fanfaron. Quand, une fois que vous serez dans Dunkerque, nous lui ferons faire, le bâton haut, ce que nous voudrons… » (car Guiche incitait la princesse à fuir la France et à se réfugier en Angleterre), alla à son tour la porter au Roi. Madame, pour sauver son ami, alla tout révéler de l’affaire de la lettre espagnole, dénonçant la comtesse de Soissons et Vardes alors que celui-ci protestait de son innocence, accusant tout le monde.

Cette fois, le Roi outragé frappa fort : Guiche et Madame de Soissons furent exilés, Mademoiselle de Montalais, jetée en prison et Vardes, privé de ses charges, emprisonné à Montpellier puis à Aigues-Mortes. Quant à Madame, elle se consola avec le nouveau favori de son époux, le beau prince de Marsillac. Monsieur poussa les hauts cris… et sa femme se retrouva enceinte très peu de temps après, tandis que le prince se découvrait un nouvel ami de cœur en la personne du chevalier de Lorraine.

Celui-ci, un cadet de la maison de Guise, était beau comme un dieu mais c’était sans doute l’être le plus dangereux et le plus malfaisant de toute la Cour. Jaloux, envieux, plein de fiel et de méchanceté, distillant la perfidie avec des soins d’alchimiste, il cachait, sous un visage d’ange et les plus beaux cheveux blonds du monde, une âme bien noire et bien pervertie.

Tel qu’il était, Monsieur bientôt l’adora et, oubliant ses favoris passés, n’accepta plus de vivre un seul jour sans lui, bien que le chevalier ne se gênât nullement pour le tyranniser. Le chevalier, d’ailleurs, était loin de détester les femmes. Il avait été longtemps l’amant de Mademoiselle de Fiennes et il avait fait à Madame elle-même une cour pressante, dont quelques mauvaises langues prétendaient qu’elle avait abouti. Elles le prétendirent même avec tant d’insolence que Monsieur, outré, prit cette fois la défense de sa femme, grossièrement insultée en pleine Cour par le comte de Grammont, oncle de Guiche, et, comme Louis XIV refusait de punir Grammont, pour l’excellente raison qu’il avait lui-même monté la comédie afin de venger La Vallière des dédains de la princesse, Philippe d’Orléans s’en alla dire froidement à son royal frère quelques vérités bien vertes qui lui firent baisser pavillon pour la première fois devant son cadet. Le Roi avait « senti le vent du boulet » et compris que le doux et aimable Monsieur pouvait fort bien se changer en rebelle du jour au lendemain.

Madame fut reconnaissante à son époux de cette attitude virile, et peut-être le ménage princier eût-il pu trouver enfin un chemin paisible et doux s’il n’y avait eu, justement, le chevalier de Lorraine.

Comme beaucoup de fâts, celui-ci brûlait facilement ce qu’il avait adoré si l’objet de sa flamme s’avisait de n’y point répondre. Madame l’ayant éconduit, il se mit à détester Madame autant qu’il l’avait admirée. Et il ne perdit plus aucune occasion de lui nuire dans la pensée de Monsieur.

Petit à petit, d’ailleurs, Madame perdait de sa combativité. La naissance de ses trois enfants, Marie-Louise, Philippe (qui mourut à deux ans) et Anne-Marie, qui devint reine de Sardaigne, eut pour résultat d’ébranler sérieusement une santé qui n’avait jamais été des meilleures. Son moral s’en ressentait. La princesse perdait sa gaîté, devenait mélancolique. Souvent malade, elle supportait mal Monsieur, toujours en quête de plaisirs, et encore moins le chevalier de Lorraine, qui avait le talent de lui rendre la vie impossible. Il faut dire qu’elle supportait encore plus mal les favorites du Roi car, à la timide La Vallière qui n’avait jamais été bien agressive, avait succédé l’altière Montespan, qui régnait à présent sur la Cour avec un éclat insolent.

Le Roi, cependant, avait fini par rendre les armes et par entretenir avec sa belle-sœur des relations d’amitié, et même d’affection. Il y avait été incité par la mise en garde qu’après l’affaire Grammont, Madame lui avait lancée :

— Si l’on me maltraite, j’ai un frère roi qui me vengera !

L’alliance anglaise méritait en effet que l’on y prît garde. Peu à peu, d’ailleurs, Louis XIV s’habitua à voir dans Madame une sorte d’ambassadeur permanent du roi Charles II, ce qui mit leurs relations sur un pied beaucoup plus doux et plus normal. Aussi, quand, en 1669, Louis demanda à Henriette de faire le voyage de Londres en qualité d’ambassadrice extraordinaire mais secrète, la princesse accepta-t-elle avec joie. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas revu son pays ! Et puis, ce qu’elle avait à faire était intéressant : il s’agissait de détacher le roi d’Angleterre de son alliance hollandaise.

Poussé par Lorraine, qui n’eut aucune peine à attiser les regrets qu’il avait de se voir toujours traité en quantité négligeable, Monsieur voulut s’opposer au départ de sa femme. Il ne réussit cette fois qu’à se faire délivrer une sévère mercuriale par le Roi. À titre de consolation sans doute, il réclama pour son chevalier les bénéfices de deux abbayes, mais Louis XIV, excédé, refusa tout net et, pour faire bonne mesure, exila l’encombrant chevalier dont il savait bien que Madame avait fort à se plaindre.

Lorraine, la rage au cœur, partit pour l’Italie et, persuadé que Madame était à l’origine de sa disgrâce, jura d’en tirer une éclatante vengeance. Vengeance qu’il ne lui serait guère facile d’exécuter de si loin. Malheureusement il laissait derrière lui quelques-uns de ses amis aussi malfaisants que lui-même. Entre autres, le marquis d’Effiat.

Madame mena son ambassade anglaise avec bonheur et son retour en France prit les allures d’un triomphe. Une fois encore elle fut reine à Versailles, ce qui ne plut guère à Monsieur. Il se hâta de profiter de ce que la santé de sa femme était loin d’être aussi satisfaisante que son humeur pour l’emmener respirer le bon air dans son beau château neuf de Saint-Cloud dont, homme d’un goût extrême, il avait fait une merveille dont le Roi avait été quelque peu jaloux.

Henriette, en effet, éprouvée peut-être par le long voyage, se plaignait de douleurs fréquentes au côté. Elle avait souvent la tête lourde et l’estomac douloureux. Les fortes chaleurs étant venues, elle prit l’habitude de prendre chaque soir un verre d’eau de chicorée qu’un valet préparait d’avance et mettait dans une armoire auprès d’un pot d’eau fraîche.

Au soir du dimanche 29 juin 1670, Madame, qui avait été souffrante toute la journée, demanda à Madame de La Fayette, sa dame d’honneur, de lui faire porter son eau de chicorée.

Elle en but un peu mais repoussa bien vite le verre.

— Que c’est amer ! se plaignit-elle. Je n’en veux plus.

Presque aussitôt d’ailleurs, elle portait la main à son côté et se pliait en deux sous l’assaut d’une affreuse douleur.

— Ah ! Mon Dieu que j’ai mal ! Ah ! quel mal ! Je n’en puis plus !

On la porta dans son lit, mais à peine y fut-elle étendue qu’elle cria de plus belle, se jetant de tous côtés comme quelqu’un qui souffre horriblement. Elle se tordait de douleur et soudain, on l’entendit crier :

— Le poison ! C’est du poison ! On m’a empoisonnée !

Les médecins, appelés, ne firent qu’aggraver le mal. Quand le Roi, que l’on avait prévenu, accourut, il trouva la chambre de sa belle-sœur pleine de gens qui jacassaient comme des perruches et de médecins qui proposaient tous des cures différentes. Furieux, il fit chercher Vallot, son propre médecin.

— On n’a jamais laissé mourir une femme sans lui donner aucun secours, dit-il. Faites l’impossible, Vallot ! Je vous en saurai gré.

Le médecin royal fit de son mieux – ce qui d’ailleurs n’était pas tellement au-dessus de ses confrères – mais la princesse était déjà au-delà des secours humains. Elle le comprit si bien qu’elle chercha Dieu et demanda l’évêque de Condom, Monseigneur Bossuet, dont on disait le plus grand bien. Ce fut lui qui reçut la confession de la pauvre princesse qui venait d’arriver si brutalement aux portes du tombeau et, neuf heures après son premier cri de douleur, Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, expirait dans d’affreuses douleurs, supportées d’ailleurs héroïquement.

Elle avait protégé Molière, inspiré Corneille et Racine ainsi d’ailleurs que Madame de La Fayette, ébloui Madame de Sévigné et conquis l’admiration de La Rochefoucauld. Elle eut la plus belle des oraisons funèbres.

Quelques jours après sa mort, sous les voûtes de Notre-Dame de Paris, la grande voix de Bossuet, l’homme de la dernière confession, tonnait, lançant aux pierres séculaires et à la Cour oppressée qui emplissait le vaste vaisseau, sa plus célèbre homélie : « Madame se meurt ! Madame est morte ! »

D’accord avec le roi Charles II, Louis XIV fit procéder à l’autopsie du cadavre mais les médecins, tant français qu’anglais, s’entendirent pour déclarer hautement qu’il n’y avait pas trace de poison dans les viscères.

Pourtant, un valet de Saint-Cloud raconta plus tard que, ce tragique 29 juin, il avait vu, dans l’antichambre de Madame, le marquis d’Effiat refermer l’armoire où se trouvait l’eau de chicorée.

— Il fait si chaud, avait alors déclaré le marquis devant la mine surprise du valet. Je savais qu’il y avait de l’eau fraîche dans ce placard et j’en ai bu un peu.

Rien de plus ! Mais le marquis d’Effiat n’avait-il fait que boire de l’eau sans toucher au verre préparé ? Trois ans plus tard, en prologue à la terrifiante affaire des Poisons, la marquise de Brinvilliers était exécutée en place de Grève.

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