Marie-Anne de la Trémoille, princesse des Ursins

Elle était le meilleur des agents secrets

Il n’y avait pas tellement longtemps que Louis XIV avait commencé son règne, en cette année 1663, mais nul n’ignorait déjà, dans la haute noblesse française, qu’il valait infiniment mieux ne pas contrarier les volontés de ce jeune homme, ou plutôt sa volonté, qui s’annonçait implacable. Le surintendant Fouquet en savait quelque chose !

Aussi la jeune et charmante comtesse de Chalais ne parvenait-elle pas à comprendre ce qui avait pu passer par la tête de son époux bien-aimé pour avoir osé braver de façon aussi éclatante les édits royaux en se battant en duel en pleine place Royale et en sortant d’un bal chez Monsieur, frère du Roi, où l’altercation devait avoir eu pour témoins la grande majorité des amateurs de cancans, si nombreux à Paris. Elle-même ne s’y était pas rendue, une indisposition l’avait retenue au lit, mais elle s’était étonnée de ne point voir rentrer son mari.

Au lieu de Blaise, c’était une lettre qui était arrivée, portée par un coureur. Une lettre brève, affolée : Blaise s’était battu en duel malgré les édits du Roi, il avait tué son adversaire et s’il ne voulait pas, comme jadis Montmorency, porter sa tête à l’échafaud, il lui fallait mettre une frontière entre la hache du bourreau et lui. Cette frontière, à cette heure, il se dirigeait vers elle à bride abattue et c’était celle d’Espagne. Aussi suppliait-il sa femme de faire ses bagages sans plus tarder, de réunir tout ce qu’elle pourrait trouver d’or et de bijoux et de le rejoindre à Madrid où, grâce à quelques amis, il était sûr de trouver refuge et bon accueil.

Depuis qu’elle avait épousé, cinq ans plus tôt, Blaise de Talleyrand-Périgord, comte de Chalais, Marie-Anne de La Trémoille, fille du duc de Noirmoutiers, n’avait eu d’autre volonté, d’autre plaisir que ceux de cet homme, épousé par amour autant que par raison. Elle avait alors dix-sept ans et n’avait jamais regretté ce mariage car Blaise lui rendait son amour au centuple. Mauvaise tête, bretteur, joueur mais fidèle à sa femme et n’en regardant jamais une autre !

La seule idée qu’il courait les routes, déjà très loin d’elle sans doute, affola la jeune femme. Elle fourra la lettre dans son corsage, appela Émilie, sa camériste, et lui ordonna de préparer les coffres puis de lui procurer un vêtement d’homme.

— Si le Roi me cherche, il ne trouvera qu’un jeune seigneur voyageant pour son plaisir. Et il faut faire vite…

— Madame ne ferait-elle pas mieux de rester ici, au contraire ? plaida Émilie, qui n’avait aucune envie de courir les grands chemins. Elle pourrait voir le Roi qui lui veut du bien, plaider la cause de Monsieur le comte.

— Quand il s’agit de l’échafaud, dit la comtesse, on n’examine les causes qu’après, ou presque. Le Roi doit être furieux que mon époux ait bravé ses édits. Il l’enverra au bourreau. Et moi, il m’offrira un bon couvent pour y pleurer tout à loisir en m’assurant de la part très grande qu’il prend à ma peine et en faisant appel à ma fidélité à la cause royale. Non, Émilie. Nous partons, et ce soir même. Mon époux m’appelle, et moi je n’imagine pas de vivre même un moment sans lui.

Le soir même, Madame de Chalais prenait à son tour la route de l’Espagne sans se douter que ce pays, pour le moment lieu de refuge, deviendrait un jour pour elle tout autre chose et qu’elle y serait presque reine. On voyagea à cheval : Marie-Anne en garçon bien entendu et Émilie aussi, malgré la peine qu’elle avait eue à s’introduire dans un vêtement masculin. Un seul valet qui menait un mulet chargé des bagages servait d’escorte.

En parcourant ainsi les routes de France, Marie-Anne de Chalais sentait s’éveiller en elle d’étranges sentiments. Avec son sang poitevin, elle avait toujours senti couler dans ses veines un bizarre goût de l’aventure et, plus d’une fois, elle avait regretté de n’être pas un garçon pour pouvoir aller à la guerre ou bien encore s’occuper de ces grandes affaires par lesquelles on mène les royaumes.

— J’aurais voulu être homme d’État ! disait-elle à son mari qui ne faisait qu’en rire, trouvant, à juste titre, que sa ravissante épouse, si jolie avec ses épais cheveux brun foncé et ses yeux bleus, pouvait trouver d’autres manières d’occuper ses jours et ses nuits que de pâlir sur des grimoires et d’ardus documents officiels.

De plus, aux yeux de Marie-Anne, cette actuelle situation de fugitive poursuivie par toute la police du Royaume avait quelque chose d’extraordinairement excitant. Pour un peu, la belle Poitevine se serait prise pour une héroïne de roman.

Pourtant, elle faisait erreur. Le Roi n’avait nullement donné ordre qu’on lui courût après. Le fameux duel dont, au moment de son départ, elle ignorait à peu près tout, avait en réalité mis face à face huit combattants : Chalais, Noirmoutiers, Flamarens et le frère aîné de Monsieur de Montespan d’un côté et, d’autre part, Argenlieu, les deux La Frette et le chevalier de Saint-Aignan. S’il avait fait un vacarme énorme, Sa Majesté avait bien autre chose à faire que de s’occuper d’une jolie femme amoureuse qui galopait, déguisée en garçon, à la recherche de son époux bien-aimé.

Marie-Anne arriva donc à Madrid sans encombre, sinon sans fatigue, et y retrouva avec joie son époux, qui avait reçu asile chez un diplomate de ses amis, l’abbé Portocarrero. Elle y fut accueillie avec toute la joie que l’on imagine… et une certaine émotion de la part de l’abbé, qui, homme de gouvernement beaucoup plus qu’homme d’Église, se montra sensible au charme de cette jolie femme cultivée, aimable, pleine d’esprit et qui apportait avec elle tout le parfum de ces salons du Marais parisien où régnait le bel esprit.

Grâce à Portocarrero, le couple fut très vite introduit à la Cour, où Marie-Anne remporta de très vifs succès. Le roi Philippe IV, père de la reine de France, fut plein d’attention pour elle et, tant qu’il vécut, la cour de Madrid eut, grâce à Madame de Chalais, un petit air français. Malheureusement, deux ans après l’arrivée des fugitifs, le 17 septembre 1665, le monarque mourait. Il n’avait pas été un très grand roi par lui-même. En fait, le véritable roi avait été le duc d’Olivarès mais Philippe IV, ami des arts, n’en avait pas moins été le roi de Velázquez, ce qui, en fait de titre, en valait bien un autre.

Celui qui lui succédait, Charles II, était son fils. C’était aussi le produit de huit mariages consanguins et, comme tel, il était totalement dégénéré et maladif. L’Histoire, toujours pudique, devait lui attribuer le titre d’Ensorcelé, comme s’il était besoin de l’intervention des forces occultes pour produire un échantillon humain de ce genre.

Quoi qu’il en soit, quelque temps après son accession au trône, les choses se dégradèrent quelque peu avec la France et Blaise-Adrier de Chalais, peu désireux de tirer l’épée pour le lamentable Charles II, décida de quitter l’Espagne.

— Vous irez à Rome, ma mie, où nous avons des parents, lui dit-il. Quant à moi, j’irai offrir mon épée au doge de Venise.

— Vous souhaitez que nous nous séparions ? Mon ami… Est-ce que vous ne m’aimez plus ?

— C’est justement parce que je vous aime plus que jamais que je refuse de continuer cette vie stupide, toute de Cour et si éloignée de celle que doit mener un gentilhomme de mon nom. Je suis et ai toujours été un soldat, Marie-Anne. Je dois vivre de cette façon. Et je n’en puis plus de cette existence oisive. Allez à Rome, je vous y rejoindrai plus tard, je vous le promets.

Les deux époux quittèrent donc l’Espagne pour l’Italie et, tandis que la jeune femme se dirigeait vers Rome, Blaise prenait le chemin de Venise. Malheureusement, il ne devait jamais y arriver. Terrassé par une fièvre putride, l’époux bien-aimé de Marie-Anne mourut avant de seulement apercevoir les clochers de Saint-Marc.

À Rome, cependant, la jeune veuve ne se trouva pas isolée le moins du monde. Son cousin, le cardinal d’Estrées, et le cardinal de Bouillon la prirent sous leur protection et l’installèrent d’abord dans un couvent proche du Vatican, non pour qu’elle y prît l’habit mais pour qu’elle y vive dans cette sorte de semi-retraite confortable et mondaine si pratique pour les femmes seules, de bonne naissance et point désireuses de mener justement une existence trop monacale. À Santa Maria in Portico, Madame de Chalais reçut la bonne société romaine, dont de nombreux princes de l’Église.

L’un des premiers à venir lui porter ses hommages fut justement le cher Portocarrero, tout récemment promu cardinal et dont les sentiments pour la belle veuve n’avaient pas diminué d’intensité. Il estimait qu’il était vraiment dommage qu’une femme aussi belle et aussi brillamment douée sur le plan de l’intelligence se contentât de couler des jours paisibles dans un joli couvent romain.

— Elle est faite pour occuper les sommets de la société, déclara-t-il un jour au cardinal d’Estrées, qui éprouvait d’ailleurs envers Marie-Anne des sentiments analogues à ceux de son collègue. C’est une pitié qu’une telle femme végète ainsi dans un couvent.

— Vous savez ce que sont les lois du monde. Madame de Chalais ne saurait vivre seule sans se déconsidérer. Son unique chance de quitter le couvent est de trouver un époux.

— Sa grâce et son charme sont capables de conquérir les plus grands ! s’écria fougueusement l’Espagnol.

Le cardinal français se permit un sourire.

— La grâce et le charme sont peu de chose sans argent, de nos jours ! Madame de Chalais est jeune et belle. Elle n’a pas d’enfants… mais elle n’est pas riche non plus ! Il faudrait lui trouver un mari riche.

On le trouva sans trop de peine. Hormis un caractère atrabilaire, une violente propension à la jalousie, un âge certain (il avait cinquante-cinq ans) et un aspect assez négligé, le prince Flaviano Orsini, duc de Bracciano, avait tout ce qu’il fallait pour faire un mari modèle. Il était en effet veuf, sans enfants, d’une Ludovisi, et, tant en terres qu’en or et en joyaux… fabuleusement riche.

Traîner Orsini au couvent de Santa Maria, le présenter à Marie-Anne et le persuader qu’il en était follement amoureux fut un jeu d’enfant pour les deux diplomates. Il fut moins facile de persuader la jeune veuve. Marie-Anne gardait au fond de son cœur l’image de son cher époux et, si elle n’estimait pas devoir lui garder une fidélité éternelle, du moins souhaitait-elle trouver un compagnon agréable. Mais là encore, la dialectique des cardinaux fit merveille. On lui démontra que, devenue princesse Orsini, elle pourrait aisément retourner en France, chose qui était toujours impossible à Madame de Chalais. Elle pourrait également amener au Roi, en la personne de son riche époux, un nouveau fidèle dans la cité de Rome, elle pourrait… mais que ne pourrait faire une femme de son intelligence et de son esprit avec le secours d’un vieux nom connu dans toute la Méditerranée et d’une grande fortune !

Quoi qu’il en soit, ces habiles hommes gagnèrent la partie et, en février 1675, Marie-Anne devenait princesse Orsini et duchesse de Bracciano. Aussitôt, elle se mit en devoir de tenir salon dans l’antique, fastueux et étrange palais Orsini, bâti non loin du Tibre dans les vestiges de l’ancien théâtre de Marcellus. Ce fut une réussite absolue : bientôt, tout ce qui, à Rome, avait un nom, un état quelconque, une fortune, ou tout ce qui pouvait passer d’illustre dans la ville Éternelle, se donna rendez-vous chez la nouvelle princesse. Son salon devint le lieu de rencontre des beaux esprits, un centre artistique mais aussi politique, où l’on débattait toutes les grandes questions européennes. Le vieux rêve de Marie-Anne prenait vaguement corps. Elle ne régnait pas sur un État, pas encore, mais elle régnait déjà sur une foule de gens importants dans plusieurs États. Tant et si bien que l’écho en parvint jusqu’en France et que le Roi fit parvenir à Flaviano Orsini les cordons de ses ordres royaux.

Évidemment, à cette belle façade, il y avait une doublure peu agréable. Le ménage marchait vaille que vaille, Flaviano faisait des scènes ridicules, quand elles n’étaient pas odieuses, et vint le moment où Marie-Anne se déclara incapable de supporter plus longtemps l’humeur massacrante de son époux. Elle parla de séparation. Le cher Portocarrero s’en émut.

— Rien ne vaut une séparation momentanée pour limer les angles un peu trop abrupts d’un ménage, lui dit-il. Allez donc faire un tour à Paris. Il y a des années que l’on ne vous y a vue et vous y rencontrerez, je gage, un grand succès qui vous fera oublier vos déboires conjugaux. Pendant ce temps, votre époux lui aussi se calmera.

Le conseil était bon. Marie-Anne se mit en route, après des adieux assez froids à son mari, qui boudait, et, avec un grand train de maison, se dirigea vers son pays qu’elle n’avait pas revu depuis si longtemps. Elle en éprouvait une joie profonde, un peu grisante. Si souvent, à Madrid comme à Rome, elle avait évoqué les beaux jours de Paris, quand tout y était jeune, brillant, un peu fou. Sous sa joie cependant, se glissait un peu d’inquiétude. Comment la recevrait le plus grand roi du monde ? En rebelle repentie ou en hôte de marque ?

Elle ne se tourmenta pas longtemps. À Versailles, la veuve du pauvre Chalais fut reçue non seulement avec honneur mais encore avec éclat. Le Roi fut charmant et lui marqua une attention toute particulière. Les mauvais souvenirs, décidément, étaient effacés.

Dans ce Versailles, dont l’éclat et la splendeur l’avaient éblouie, la princesse Orsini eut la surprise de retrouver, bien changée il est vrai, une amie d’autrefois. Au temps où elle fréquentait les salons du Marais, Madame de Chalais s’était rendue maintes et maintes fois chez le poète Scarron, un pauvre être au corps misérable pourvu d’un esprit étincelant. À cette époque, Scarron avait épousé une belle jeune femme brune, de bonne souche et d’infiniment de grâce et de sérieux que l’on avait surnommée la Belle Indienne (parce qu’elle était née aux Îles) mais nommée en réalité Françoise d’Aubigné. Or, à Versailles, Marie-Anne revit Madame Scarron, mais transformée en marquise de Maintenon et, à ce que l’on prétendait, secrètement épousée par le Roi.

Les deux dames se retrouvèrent avec un plaisir évident, causèrent beaucoup et, finalement, quand vint pour Marie-Anne l’heure de regagner Rome, Madame de Maintenon la pria de lui écrire, beaucoup et souvent.

— Nous pourrions, lui dit-elle, échanger de fort utiles réflexions sur ce que nous voyons l’une et l’autre autour de nous. Moi à Versailles et vous à Rome, nous serions, je crois d’une grande utilité au royaume.

Ce fut le début d’une longue et passionnante correspondance qui devait aboutir à de grands évènements. La princesse Orsini se voyait ainsi confier un rôle de diplomate officieuse.

En 1687, l’acariâtre Flaviano eut le bon esprit de mourir en laissant à sa veuve, pas trop désespérée, une superbe fortune que vint bientôt augmenter la cession du titre de duchesse de Bracciano qu’un neveu du défunt racheta pour la coquette somme de deux millions de livres. Du coup, l’ex-Madame de Chalais, pour ne point créer de confusion, francisa son nom et, de princesse Orsini, devint princesse des Ursins puis, libérée de tout souci matériel, se jeta à corps perdu dans la politique.

Quelques années plus tard, une grande affaire occupa les pensées de Madame des Ursins comme celles de Madame de Maintenon et leurs lettres en offrent le reflet.

« La grande affaire qui nous occupe, écrivait Marie-Anne, c’est de savoir qui succédera au roi d’Espagne, malade et sans postérité… » À quoi Madame de Maintenon répondit qu’elle donnait carte blanche à sa chère amie pour agir au mieux auprès du pape. Elle ajouta : « Continuez à m’instruire de tout. Mais je vous prie de détruire mes lettres comme je vous promets de détruire les vôtres… »

Avec un bel ensemble, ces deux dames devaient manquer totalement à leur promesse, pour la plus grande satisfaction des historiens. Mais, ainsi encouragée par Versailles, Madame des Ursins entreprit le siège du cher Portocarrero, insinuant que rien ne pourrait être plus salutaire à l’Espagne amoindrie par le règne désastreux de Charles II qu’un souverain descendant de l’incomparable Roi-Soleil. Rien, non plus, de plus rentable pour Portocarrero lui-même, à qui la charge de Premier ministre fut dûment promise. Et tout marcha comme l’avaient prévu la marquise et la princesse. À la mort de Charles II, le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, fut proclamé roi d’Espagne sous le nom de Philippe V, le 24 novembre 1700. Le règne glorieux de Madame des Ursins allait commencer.

Philippe V était un joli garçon blond de dix-sept ans, qui avait hérité de son grand-père un goût certain pour les femmes. Mais, d’une piété qui confinait à la bigoterie et qui devait faire la joie de son entourage espagnol, il n’admettait l’amour que dans le mariage. C’est dire que l’urgence d’une reine se fit rapidement sentir.

Madame des Ursins fut chargée de la trouver. Elle choisit une ravissante enfant de treize ans, Marie-Louise de Savoie, que, sur l’intervention de Louis XIV, elle fut chargée de conduire elle-même à Madrid. Et, pour que cette importante ambassade eût tout l’éclat nécessaire, la princesse reçut le titre envié de Camerera Mayor, qui lui donnait la haute main sur la maison de la Reine et dont elle allait tirer un pouvoir comparable à celui d’une reine mère.

En arrivant à Madrid avec la jeune princesse, Madame des Ursins savoura avec joie l’encens grisant des acclamations mais elle dut faire appel à tout son savoir-faire pour calmer les larmes de la nouvelle Reine. Celle-ci regrettait son cher Turin, détestait la cuisine espagnole et trouvait que ses dames d’honneur étaient laides à faire peur. Elle pleurait tant qu’elle pouvait et le jeune Roi, la voyant pleurer, en faisait autant.

La princesse sentit le vent de la défaite. Elle mit tout son génie à chapitrer la petite Marie-Louise, lui fit valoir combien son jeune époux était aimable et charmant. Elle chapitra aussi Philippe, lui prêcha la patience et finalement gagna la partie : tous deux s’éprirent l’un de l’autre avec ardeur. Bientôt, la Camerera Mayor n’eut plus rien à leur apprendre. Reconnaissants et tout à leur amour, ils laissèrent croître son influence. Au bout de quelque temps, il fut évident que Madame des Ursins gouvernait la Reine, le Roi et tout le royaume. Elle faisait et défaisait les ministres, et il n’était aucune des affaires importantes qui ne passât par ses mains. Son rêve était pleinement réalisé, à l’abri de l’interminable duo d’amour d’un jeune couple insatiable.

Cela dura quatorze ans, jusqu’au jour où la jeune Reine mourut.

Le désespoir du roi Philippe V était affreux à voir et Madame des Ursins ne savait trop comment le calmer. Elle le connaissait assez d’ailleurs pour savoir que ce désespoir était doublé d’un grand sentiment de frustration. Philippe n’avait plus de femme… donc plus d’amour, de cet amour dont il ne pouvait se passer.

Craignant, de ce fait, de le voir tomber entre les mains de quelque princesse un peu habile, Madame des Ursins décida de prendre les devants. Après en avoir référé à Versailles, elle alla chercher au fond d’un palais de Parme une belle fille de dix-huit ans, Élisabeth Farnèse, bien faite mais de visage un peu marqué de petite vérole. Élisabeth, Madame des Ursins le savait, vivait chichement dans le palais de son père, une mère abusive lui ayant attribué un rôle de Cendrillon royale. La Camerera Mayor pensa que c’était là celle qu’il lui fallait. Devenue reine d’Espagne, la jeune fille ne pourrait que déborder de reconnaissance pour celle qui l’aurait hissée à ce pinacle et les belles années pourraient continuer.

Le mariage fut conclu. La veille de Noël 1714, Élisabeth Farnèse arrivait à Guadalajara et était reçue dans le palais du duc de l’Infantado, où l’attendait Madame des Ursins. Mais pour bien marquer ce qu’elle entendait recevoir en fait d’égards, la Camerera Mayor accueillit la jeune fille non à la porte du palais, mais sur le palier du premier étage.

Les deux femmes se saluèrent, puis s’enfermèrent dans une pièce pour bavarder. Madame des Ursins fit entendre à la nouvelle Reine qu’elle pourrait toujours « compter sur elle pour maintenir les choses, entre elle et le Roi, dans l’état où elles doivent être… ». Alors, Élisabeth Farnèse dévoila ses batteries : elle était reine d’Espagne et entendait régner, et régner seule, sur son époux comme sur le royaume.

Elle appela le capitaine des gardes :

— Monsieur, lui dit-elle, faites atteler un carrosse. Qu’on y mette Madame des Ursins et qu’on la mène par les chemins les plus courts jusqu’à la frontière de France. Lorsqu’elle y sera, Madame des Ursins fera ce qu’elle veut…

Ce coup de force réussit. Une heure plus tard, accompagnée d’un de ses neveux, Madame des Ursins, en grande toilette de cour, sans même avoir eu le temps de prendre un bagage ou même un manteau, roulait vers la frontière française par une nuit glaciale, chassée par une gamine ingrate et ambitieuse qui n’avait pas eu la moindre considération pour son âge. Elle avait soixante-douze ans et eut tout le temps, durant ce voyage affreux, de méditer sur l’ingratitude des Rois et les noirs replis de l’âme humaine. Le roi Philippe, déjà esclave du corps de sa nouvelle femme, ne fit rien pour adoucir ce congé brutal.

À Versailles, néanmoins, ce fut autre chose. Madame des Ursins y fut accueillie en grande pompe. Madame de Maintenon vint la chercher à l’entrée de la Grande Galerie et l’embrassa devant toute la Cour avant de la mener elle-même au Roi, qui la garda plus d’une heure dans son cabinet. Peut-être Louis XIV lui proposa-t-il de s’occuper d’autres affaires importantes ? Elle avait tant d’habileté. Mais aussi, elle se sentait vieille, lasse. Sa dernière épreuve l’avait brisée. Elle ne souhaitait plus que le repos et, dignement, majestueusement, la vieille princesse reprit le chemin de son palais romain, où elle mourut paisiblement le 5 décembre 1722, après avoir couvert de sa protection le roi et la reine d’Angleterre en exil. L’amour des affaires avait été plus fort que la lassitude.

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