Elle réussit à être quinze jours duchesse de Lorraine
Il n’était rien au monde que le duc Charles IV de Lorraine aimât mieux que les femmes. Toutes les femmes, à condition bien sûr qu’elles fussent jolies et qu’elles n’eussent pas dans sa vie droit de cité légitime ! Il est vrai que la duchesse Nicole, son épouse, ne possédait pour toute beauté que des mains et des bras admirables, avantages que Charles jugeait un peu minces.
En cette année 1626, il y avait cinq ans que Charles et Nicole étaient mariés. Il venait d’avoir vingt-deux ans, tandis qu’elle en comptait dix-huit, et si, dans les premiers temps de leur mariage, la jeunesse de la petite duchesse donnait à son époux quelque excuse pour galoper dans d’autres plates-bandes, les années, en s’écoulant, n’avaient rien changé à un comportement résolument volage.
Évidemment, ce mariage princier était un mariage de grande raison, destiné surtout à éviter à la Lorraine une guerre de succession. En effet, Nicole, fille du duc Henri II, et, selon la loi lorraine, héritière à la mort du duc François II, frère de Henri II, qui lui avait succédé à sa mort, avait épousé Charles, fils de François II, et donc son cousin germain. Dans ces conditions, Charles n’avait pas cru devoir rester fidèle à une femme en laquelle il voyait plus une sœur qu’une épouse… bien que la malheureuse fût tombée follement amoureuse de lui.
Cette année-là, cependant, l’époux de Nicole eût dû normalement oublier quelque peu les belles pour se consacrer tout entier aux affaires de son duché qui allaient mal. Sa politique résolument antifrançaise lui valait de gros ennuis avec le roi Louis XIII, trop bien renseigné par les espions du cardinal de Richelieu.
Afin de ramener Charles à la raison, les troupes royales étaient entrées en Lorraine. Elles avaient pris Pont-à-Mousson, Saint-Mihiel, et s’avançaient vers Nancy où la duchesse Nicole se désespérait, ne sachant comment arrêter l’invasion. Quant à Charles, l’entrée des Français était le cadet de ses soucis. Il ne songeait qu’à une chose : conquérir une jeune beauté célèbre dont chacun vantait l’éclat et qu’il n’avait pas encore eu le bonheur de contempler.
Il était à ce point hanté par son idée que, laissant Nicole se débrouiller comme elle l’entendrait avec les soldats du Roi, Richelieu et toute la clique, il sauta à cheval et s’en alla visiter Besançon. Mais que l’on ne s’y trompe pas : il ne fuyait pas ! Naturellement brave, c’est une idée qu’il n’aurait même pas eue. Simplement, il ne pouvait plus résister à son désir de constater si la jeune Béatrice de Cusance était aussi belle qu’on le prétendait.
La réputation de la belle Comtoise n’avait rien de surfait ; elle était réellement magnifique : vingt ans, des cheveux d’un blond ardent, de superbes yeux verts, une peau éclatante et un corps à l’avenant. Aussi Charles, qui à peine arrivé s’était fait présenter la jeune fille et sa mère, la comtesse de Berghes, flamba-t-il comme une allumette dès le premier regard. Du coup, il oublia complètement sa femme, son trône, l’ennemi et la Lorraine pour se faire le chevalier servant de Mademoiselle de Cusance, auprès de laquelle il se posa, avec une superbe inconscience, en véritable prétendant.
Béatrice, pour sa part, avait été subjuguée par ce jeune prince aussi blond qu’elle et, il faut bien l’admettre, plus que séduisant. Mais sa mère ne voyait pas les choses du même œil.
— Le duc est marié, ma fille, lui dit-elle. Et vous commettez un grave péché en écoutant ses prières d’amour car il ne peut vous offrir une main qui appartient déjà à une autre.
— Je sais, ma mère. Mais la duchesse Nicole a peu de santé.
— Sornettes ! Elle est plus jeune que lui et bien vivante ! Ôtez-vous cette idée de la tête. Jamais vous ne serez duchesse de Lorraine !
Mis au courant par sa bien-aimée, Charles eut beau jurer ses grands dieux qu’il avait demandé à Rome l’annulation d’un « mariage odieux qui lui avait été imposé par la politique », Madame de Berghes ne voulut rien entendre et, sous le fallacieux prétexte de voir comment se comportaient ses paysans, elle emmena sa fille à Belvoir, la forteresse familiale, à quelques lieues de Besançon et au beau milieu des montagnes du Doubs.
Béatrice partit en pleurant et, comme ces larmes trouvaient un écho dans le cœur de son soupirant, celui-ci enfourcha derechef son cheval… et s’en alla bonnement demander l’hospitalité de Belvoir. Furieuse d’une telle audace mais esclave de la proverbiale hospitalité comtoise, Madame de Berghes fut bien obligée d’ouvrir sa porte et d’accueillir le loup dans la bergerie.
Ce furent des jours délicieux. Béatrice était possédée d’une véritable passion pour la chasse, égale à celle qui tenait Charles lui-même. Aussi les vit-on galoper botte à botte à travers bois et tailler montagnes et vallons dans un joyeux tumulte et au milieu d’une brillante cavalcade. Bien sûr, Charles avait renouvelé ses promesses : il voulait faire de Béatrice sa duchesse dès que Rome aurait répondu favorablement à sa demande d’annulation.
Mais décidément, il n’avait pas en la comtesse de Berghes un auditoire facile à convaincre. Toutes ces galopades n’enchantaient guère la mère de Béatrice. C’était une femme qui avait des principes, de la moralité et pour laquelle un homme marié, fût-il prince, fût-il charmant, demeurait un homme marié, donc une chasse interdite. Elle décida bientôt que Belvoir n’était plus vivable et le fit savoir à son hôte.
— Je dois me rendre à Bruxelles où m’appellent d’importantes affaires de famille. Souffrez donc, Monseigneur, que nous nous séparions. Après tout, nous attendrons aussi bien votre annulation à Bruxelles qu’ailleurs. Il vous suffira de nous faire prévenir quand elle vous parviendra !
— Avant peu, je vous aurai rejointes ! Rien ne me fera jamais renoncer à Béatrice ! jura Charles.
Il n’en fallut pas moins se séparer. Et tandis que Béatrice et sa mère remontaient vers le nord, Charles se décida tout de même à regagner sa Lorraine pour voir où en étaient les choses et si, d’aventure, le pape songeait à faire droit à sa demande.
Il n’en était rien et Charles, pour se consoler, partit guerroyer en Allemagne et en Alsace afin de se détendre les nerfs. Évidemment, chemin faisant, il ne pouvait s’empêcher de courtiser quelques belles ici ou là. Avec succès, apparemment, car bientôt, le récit de ses aventures galantes avec les belles chanoinesses de Remiremont s’en alla, avec quelque éclat, de salon en corps de garde, jusqu’à Bruxelles. À Bruxelles où, justement, Béatrice s’apprêtait, malgré les objurgations de sa mère, à éconduire un prétendant sérieux : le prince de Cantecroix.
— Un mariage inespéré ! se lamentait Madame de Berghes. Jamais vous ne trouverez mieux, même, et surtout pas, votre duc de Lorraine.
En effet, si le prince de Cantecroix était un homme âgé, il était aussi fabuleusement riche et en outre, par sa mère, petit-fils de l’empereur Rodolphe. Béatrice serait Altesse Sérénissime ! Mais, toute à son amour, la belle jeune fille n’était pas disposée à se laisser séduire par de tels arguments. Elle allait refuser définitivement Cantecroix quand l’écho des galanteries de son beau Charles revint à ses oreilles.
Pour une fille aussi fière, c’était un coup aussi rude qu’inattendu : il avait si souvent juré de ne plus jamais aimer qu’elle ! Mais la riposte était à portée de sa main.
— J’épouserai le prince de Cantecroix ! dit-elle à sa mère. Et le plus vite sera le mieux !
Madame de Berghes n’eut garde de se le faire répéter et comme, de son côté, le prince était encore plus pressé que Béatrice, les modalités du mariage furent rapidement réglées. Deux mois plus tard, Béatrice de Cusance devenait princesse de Cantecroix et faisait au palais Granvelle, demeure de son vieil époux, une entrée fastueuse.
Jadis construite pour le magnifique cardinal Granvelle, c’était peut-être la plus belle demeure de Bruxelles et, du haut de cette splendeur, Madame de Cantecroix se mit à régner sur la ville.
Le bruit du mariage et celui des succès de la nouvelle princesse arrivèrent bientôt jusqu’à Nancy. Le duc Charles, oubliant ses propres torts pour ne songer qu’à reprendre ce qu’il considérait comme son bien, n’eut pas un instant d’hésitation : il sauta sur sa monture et galopa jusqu’à Bruxelles, où il arriva après une chevauchée forcenée.
Le palais Granvelle était illuminé. Le prince de Cantecroix y donnait un grand bal de carnaval, un bal masqué auquel, bien entendu, Charles et son escorte se hâtèrent de se rendre, après avoir pris la précaution de se munir de loups. Mais aucun masque n’était capable de dissimuler la beauté de la princesse, et Charles eut tôt fait de l’identifier.
Elle le reconnut aussi quand il s’inclina devant elle pour demander une danse, quoiqu’il se fût bien gardé de se découvrir. Et quand leurs mains se touchèrent, Béatrice comprit qu’elle n’était pas guérie, et même qu’elle aimait plus ardemment que jamais.
Pendant quelques instants, les deux amoureux purent se croire seuls au monde et s’abandonnèrent à ce merveilleux plaisir de danser ensemble, sans se douter que des yeux vigilants surveillaient leurs évolutions. Madame de Berghes n’avait eu besoin que d’une minute pour reconnaître, elle aussi, l’élégant personnage masqué. Il y avait trop longtemps qu’elle s’attendait à une visite de ce genre pour n’avoir pas veillé au grain et elle se promit de faire tout au monde pour éviter à son gendre l’inconfortable et ridicule situation de mari trompé.
Un avis discret, quelques ordres et, dès que les flambeaux du bal se furent éteints, le prince de Cantecroix fit avancer ses équipages. Emmenant Béatrice, fort mécontente et très lasse, il prit avec elle à grandes guides le chemin de la Franche-Comté, toujours en compagnie de sa belle-mère qui montrait pour le rôle de duègne des dispositions de plus en plus certaines.
Naturellement, ce départ brusque plongea Charles dans une belle fureur. Il n’y vit pas ce qu’il aurait dû y voir, c’est-à-dire un avertissement. Il avait retrouvé sa belle amie, il était plus épris que jamais et fermement décidé à ne plus rien laisser s’interposer entre eux.
Justement, la Franche-Comté était en guerre contre son vieil ennemi le roi de France. L’occasion était trop belle ! Charles courut, Charles galopa, vint mettre son épée et sa troupe au service des Comtois, libéra Dôle assiégée, s’y couvrit de gloire puis, tout fumant encore de la bataille, gagna Besançon à francs étriers et s’en vint jeter aux pieds de la princesse de Cantecroix une brassée de drapeaux fleurdelisés.
L’hommage était royal, mais un peu trop voyant. En fait, ce fut un beau scandale. Tout Besançon en jasa et, si le prince de Cantecroix voulut bien, eu égard à la jeunesse de son épouse, fermer les yeux, l’amoureux duc se heurta, chez Béatrice, à une résistance qu’il n’attendait pas. Selon Charles, le don des drapeaux aurait dû lui valoir, en retour, celui de la personne aimée. Il n’en fut rien.
— Je vous aime, lui dit la jeune femme, mais je suis mariée et je dois respecter le nom que je porte !
Deux ans plus tard, elle était seule à le porter. À Bruxelles, le prince de Cantecroix était mort de la peste qui avait ravagé la cité. Béatrice, qui y avait échappé par miracle en fuyant vers Belvoir, se retrouvait veuve.
Savoir sa bien-aimée libre (et follement riche de surcroît) plongea Charles IV dans de grands transports.
— Je serai libre, moi aussi ! se jura-t-il.
Pour commencer, il s’en alla trouver la duchesse Nicole pour lui demander de consentir à une annulation qu’il n’avait jusqu’à présent jamais réussi à obtenir. Mais là, il se heurta à un refus.
— La mort seule, répondit Nicole, peut rompre le lien qui nous unit. D’ailleurs, je vous aime, Charles, malgré votre indifférence, et je veux rester votre femme !
Alors ce fut la guerre. Une guerre assez sordide d’ailleurs car, pour se libérer, Charles mit en œuvre tous les moyens légaux ou à peu près légaux, n’osant tout de même pas porter la main sur Nicole.
Il commença par lui ôter toute participation au gouvernement de la Lorraine, au moyen d’un vieil édit du duc René II qu’un archiviste complaisant était allé déterrer on ne sait trop où. Ensuite, il intenta au confesseur de sa femme un procès en sorcellerie, envoya le malheureux au bûcher puis fit proclamer que, puisqu’un sorcier l’avait jadis baptisée (le confesseur avait en effet baptisé la duchesse), Nicole n’était pas chrétienne. De ce fait son mariage à lui, duc de Lorraine, avec une païenne, devait être considéré comme nul. D’ailleurs, désormais hors de l’Église, Nicole n’était plus personne et, afin de bien l’en persuader, l’aimable Charles eut l’impudence de lui adresser la lettre suivante :
« Vous voudrez bien considérer, Madame, que vous êtes morte et qu’en conséquence, rien ne m’empêche plus de me remarier. Charles. »
L’épître eut l’effet que l’on devine. Après avoir longtemps pleuré dans les bras de sa dame d’honneur, Louise de Preny, Nicole appela Rome à son secours tandis que Charles goûtait enfin auprès de Béatrice les joies de l’amour comblé et préparait son mariage.
C’était, à dire vrai, bien moins facile à réaliser qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Il ne suffisait pas d’enterrer moralement la duchesse Nicole pour que l’évêque de Nancy, ou même n’importe quel autre prêtre, se montrât disposé à marier religieusement le duc et sa maîtresse. Mais, au nombre des complices habituels de ses escapades amoureuses, Charles comptait son médecin, Forget, homme habile, complètement dénué de scrupules et dont la fabrication de faux était le moindre talent. Forget se fit fort de marier son maître.
Un soir, il se présenta chez le vicaire de l’église Saint-Pierre de Besançon.
— Je vous apporte, lui dit-il, une lettre de votre curé, malade, comme vous le savez. Ce saint homme désire qu’en ses lieu et place, vous vous rendiez dans telle maison que je vous indiquerai pour y célébrer un mariage. Veuillez me suivre !
— À cette heure ? Mais il fait nuit noire !
— L’heure et la nuit ne font rien à la chose. Lisez plutôt la lettre de votre curé et vous verrez qu’il insiste vivement pour que la chose se fasse sans perdre une minute.
Le vicaire lut et relut la lettre. Il n’y avait aucun doute. C’étaient bien là l’écriture et la signature de son curé. Il prit son manteau et les objets indispensables.
— Je vous suis, Monsieur !
Par des chemins détournés, Forget conduisit le vicaire jusqu’à une maison des champs qui était la plus récente acquisition de Béatrice de Cantecroix. Là, le prêtre trouva d’abord un repas tout servi devant lequel Forget l’invita à s’installer. Il ne se fit pas prier car la gourmandise, et le médecin le savait bien, était son péché mignon.
Le repas fut copieux, abondamment arrosé et, quand il se leva enfin pour accomplir son saint ministère, notre vicaire n’avait plus tout à fait sa tête à lui. Néanmoins, il était encore assez lucide pour reconnaître dans le futur époux le duc de Lorraine. Il reconnut également la femme très belle qui se tenait à ses côtés.
— Vous êtes ici pour bénir notre mariage ! dit le duc d’un ton qui n’admettait pas la contradiction.
Malgré les conseils lénifiants du bon vin, le pauvre vicaire se sentait mal à l’aise. Mais il craignait que les gens réunis là ne lui fissent un mauvais parti s’il reculait. Il se résigna donc en soupirant.
À la lueur des chandelles, les deux « mariés », suivant les usages locaux, s’embrassèrent, rompirent ensemble le pain et burent dans la même coupe. Puis les quelques personnes présentes jurèrent le secret et Charles glissa dans la main de son complice malgré lui vingt doublons d’or en lui disant :
— Ce que vous venez de faire mérite bien davantage et ne saurait se payer !
Béatrice était alors enceinte d’un enfant qui devait mourir d’ailleurs au bout de cinq mois. Mais, bien entendu, le secret du mariage avait été d’autant plus vite éventé que Charles et Béatrice, vraiment, ne se gênaient guère. Béatrice le suivait partout, dans ses chasses comme à la guerre, et leurs amours tumultueuses défrayaient plus d’une chronique.
Le pape, alerté par Nicole et par le scandale de ce duc de Lorraine bigame, se fâcha. Le 23 avril 1642, il fulminait contre Charles et Béatrice une bulle d’excommunication majeure qu’il était difficile de traiter par le mépris. Elle déliait en effet les sujets de Charles de toute obéissance envers lui et le mettait à l’index.
Les coupables tentèrent bien de payer d’audace pendant un moment mais pour finir, il leur fallut s’incliner. Un tribunal composé de douze seigneurs et de douze jésuites se réunit et les contraignit à se séparer : ils devaient résider désormais au moins à une demie-lieue l’un de l’autre.
Ce fut curieusement la fin de ce grand amour qui avait voulu tout bouleverser sur son passage, mais Charles était de ces hommes qui, pareils à des enfants, se lassent d’un jouet désiré dès qu’il leur appartient. Malgré la naissance successive de deux enfants, malgré la grande parade qu’au printemps 1648 Charles ferait de sa maîtresse au cours de sa « joyeuse » entrée dans sa bonne ville de Nancy, parade au cours de laquelle Béatrice recevrait les honneurs réservés à la duchesse, le cœur de Charles recommençait à se disperser.
Il s’enflamma d’abord pour la fille du bourgmestre de Bruxelles, à laquelle il promit le mariage. Les parents, méfiants, lui refusant un tête-à-tête, il supplia :
— Seulement le temps de tenir un charbon ardent au creux de la main…
Cette étrange prière fut exaucée et Charles, serrant le charbon de toutes ses forces, l’éteignit et demeura longuement seul avec la jeune fille, que les parents se hâtèrent de marier.
Ensuite ce fut Mademoiselle Pajot, qui gagna rapidement un bon couvent. Puis Mademoiselle de Saint-Remy, fille du maître d’hôtel de la duchesse d’Orléans, elle-même sœur de Charles. Pendant ce temps Béatrice, dépitée, s’offrait quelques consolations. Dès lors, leurs relations prirent un tour assez aigre. Chacun d’eux alla d’aventure en aventure et quand ils se retrouvaient de temps en temps, ces brefs retours de flamme étaient assaisonnés de scènes pénibles.
Béatrice, qui avait depuis longtemps perdu l’espoir de coiffer un jour la couronne ducale, ne se gênait plus pour dire son fait à l’homme qu’elle avait tant aimé, et Charles, de son côté, se montrait exaspéré par les scènes continuelles qu’il lui fallait essuyer. L’inconduite de Béatrice n’arrangeait rien et Charles, vexé comme seul peut l’être un volage, parla même un moment de la châtier sévèrement et d’enfermer ses enfants dans un couvent.
Pourtant, en 1657, le décor changea brusquement. La duchesse Nicole, l’abandonnée, se décidait enfin à mourir dans son palais de Nancy à peu près désert. Mais, à cette époque, Charles, depuis longtemps tenu en suspicion par les Espagnols à cause de ses multiples fourberies, avait été arrêté à Anvers et envoyé captif à Tolède. Il ne restait guère que Béatrice, en qui revenait en tempête l’espoir abandonné : devenir duchesse !
Lorsque Charles, libéré, rentra chez lui, ce fut elle qui l’accueillit, mais il n’en éprouva que fort peu de joie. Le temps avait fait son œuvre et de l’éclatante beauté de jadis, il ne restait rien… ou si peu. Néanmoins, à cause des souvenirs, à cause aussi des enfants, il lui fit rendre de grands honneurs mais refusa de l’épouser de nouveau, et plus encore de la faire couronner. Puis il lui signifia l’ordre formel de rentrer dans sa Franche-Comté natale, assorti d’une défense absolue d’en sortir !
— N’aviez-vous pas juré de m’épouser lorsque vous seriez libre ? s’insurgea Béatrice.
— Justement, je ne le suis pas ! Je suis fiancé à Isabelle de Ludre !
Tant de mauvaise foi révolta Béatrice. Cette couronne qu’on lui refusait, elle ne l’en désirait que plus ardemment. Elle en appela à l’Europe entière, réclama la protection de l’Empereur, mit dans son jeu ses enfants, maintenant mariés, jura qu’elle ferait don des immenses biens Cantecroix à l’Église, quitte à déshériter les enfants de Charles s’il ne se décidait pas à l’épouser régulièrement.
Mais les forces commençaient à lui manquer. Peu à peu sa santé, délabrée par une vie trop tumultueuse, se dégradait. Bientôt, il resta juste assez de forces à la princesse de Cantecroix pour retourner à Belvoir, au printemps 1663, et y attendre la mort.
Alors Charles, harcelé par ses enfants affolés de voir leur échapper l’énorme héritage, consentit tout de même à se laisser fléchir.
— Mais seulement s’il n’y a plus d’espoir, précisa-t-il cyniquement.
Le 20 mai 1663, l’archevêque de Besançon bénissait cet étrange mariage qui, cependant, était cette fois valable. Durant quinze jours, Béatrice goûta la joie d’être appelée Madame la duchesse, puis, apaisée, elle renonça publiquement à tous les honneurs de ce monde et ce fut sur une planche et sous l’habit de Clarisse qu’elle mourut, avec une grandeur digne d’une duchesse de Lorraine.
Charles lui accorda quelques larmes. Mais, à soixante et un ans, il n’en épousa pas moins la jeune Louise d’Aspremont, qui en comptait quinze !