La tendre aventure du président Lescot

Cette excellente Madame Ledoux

Au début de l’été 1675, l’aimable François Lescot, président au Parlement de Grenoble, boucla sa maison, fit ses bagages et, suivi d’un valet, prit non sans plaisir le chemin de Paris afin de s’y occuper personnellement d’un procès traînant un peu trop en longueur et qu’il entendait mener à bonne fin. L’idée d’un séjour un peu prolongé dans la capitale ne lui déplaisait pas car, bien loin d’être l’un de ces robins austères, il aimait la vie, les plaisirs, les jolies filles et tout ce que peuvent procurer une belle fortune et un physique agréable.

Aux approches de la cinquantaine, en effet, le président Lescot était un fort bel homme, élégant, l’air noble, le teint coloré et très fier de son épaisse chevelure brune que ne striait encore aucun fil blanc. Les femmes d’ailleurs se retournaient d’autant plus volontiers sur son passage qu’il était célibataire et constituait un parti des plus enviables.

Son séjour à Paris devant se prolonger et peu désireux de le passer tout entier dans la promiscuité d’une auberge, François Lescot prit logis dans une belle maison de la rue de la Bûcherie tenue par une veuve fringante, l’aimable Madame Ledoux, qui lui loua une belle chambre précédée d’un salon fort convenable et meublé au goût du jour. Le service était assuré à la perfection par des servantes que l’hôtesse surveillait de près.

D’ailleurs, cette excellente Madame Ledoux veillait attentivement au confort de ses pensionnaires et petit à petit, une sorte d’amitié s’établit entre elle et son séduisant locataire. Qu’il s’agisse de la ville, de la Cour, de la campagne ou du théâtre, Marguerite Ledoux connaissait son Paris et son Versailles sur le bout des doigts, surtout le théâtre, dont il faut avouer que le président Lescot raffolait. Sa joie de venir à Paris tenait beaucoup au fait qu’il allait pouvoir donner tout à son aise libre cours à sa passion.

Interrogée par lui sur les meilleurs spectacles, Madame Ledoux fut formelle.

— La meilleure troupe, c’est celle de l’hôtel de Guénégaud. Vous pourrez y applaudir Mademoiselle Molière, la veuve de notre grand Molière, et vous constaterez sans peine qu’il est difficile de trouver artiste plus brillante… ou plus jolie qu’elle !

Ce préambule était plus que suffisant pour enflammer la curiosité du riche Dauphinois. Le soir même, il prenait place au parterre pour y applaudir Mademoiselle Molière, autrement dit Armande Béjart, veuve de l’illustre auteur-comédien.

Cette année-là, celle qui avait été le grand amour et le pire tourment de Molière atteignait ses trente et un ans. Ce n’était peut-être pas une très grande actrice, mais du moins était-elle une femme accomplie et ô combien ravissante : de longues boucles blondes encadrant un visage parfait au charme mutin, d’immenses yeux bleus candides à souhait, un teint nacré, le tout rehaussé par les toilettes somptueuses et les joyaux que valait à la belle Armande la générosité de ses admirateurs.

Au moral, le tableau était moins charmant. Égoïste, calculatrice, assez vaine et d’une intelligence ne dépassant pas une honnête moyenne, Mademoiselle Molière possédait cependant assez de vernis spirituel pour paraître brillante dans une ville où le clinquant avait souvent plus de crédit que la valeur réelle.

Telle qu’elle était, l’actrice plongea notre président dans le ravissement. Il l’applaudit à tout rompre, regarda de travers les jeunes seigneurs enrubannés qui, sitôt la fin de la pièce, se ruaient en habitués vers la loge de l’idole et rentra chez lui d’assez mauvaise humeur. À Grenoble, il n’eût eu qu’à se montrer pour être accueilli avec révérence, mais ici il n’était qu’un inconnu et, pire encore, un provincial. Quelle chance pouvait-il avoir de se faire présenter à la comédienne ?

De retour rue de la Bûcherie, il trouva son hôtesse l’attendant auprès d’une table confortablement servie « afin de compléter par le plaisir de la bouche le plaisir des yeux et des oreilles ». Ce dont il la remercia chaudement car il se trouvait ainsi quelque peu consolé.

Tout naturellement, encouragé par la chaleur d’un excellent bourgogne, il fit part à Madame Ledoux de son plus cher désir : approcher Mademoiselle Molière, lui être présenté… L’aimable dame se mit à rire.

— Voilà un souhait bien facilement réalisable, Monsieur le président. Savez-vous que je connais bien notre belle artiste ?

— Vous ?

— Mais oui… Il y a quelques années, j’ai eu moi aussi ma folie de théâtre. Je rêvais d’être comédienne et j’ai même réussi à entrer dans la troupe de Molière… oh, pour des tout petits rôles. Et puis j’ai rencontré Monsieur Ledoux, nous nous sommes aimés, mariés, j’ai quitté les tréteaux mais je suis restée en très bons termes avec Armande. Il lui arrive de venir me voir pour parler du bon vieux temps… oh ! très discrètement, à cause des commérages, puisque je reçois des hôtes payants. Mais voulez-vous que je l’invite ? Je suis certaine que vous lui plairez. Pour peu que vous sachiez lui offrir ces mille riens qui tiennent si fort au cœur des femmes, vous pourriez même être très bons amis… Armande est terriblement coquette, je vous en avertis.

— Je suis riche, affirma imprudemment Lescot, et peux facilement combler une jolie femme. Dites à votre amie que si elle veut bien me regarder avec quelque faveur, elle ne le regrettera pas… Vous non plus, ma chère.

Madame Ledoux minauda, roucoula, dit que le cher président était un bien grand sacripant qui s’entendait trop bien à manier les faibles femmes et promit que dès le lendemain, après le spectacle, l’éblouissante Armande accepterait certainement de venir prendre une collation avec son admirateur.

Du coup, l’inflammable magistrat ne dormit pas de la nuit, passa la journée du lendemain à embellir encore son appartement et quand, caché derrière les rideaux de sa fenêtre, il vit une femme masquée descendre d’une chaise et s’engouffrer dans la maison, il dut se cramponner aux murs pour ne pas défaillir. Il avait parfaitement reconnu la tournure inimitable de la belle Armande.

Inimitable… ou parfaitement imitée ? Car en fait, la veuve Ledoux, qui n’était qu’une habile entremetteuse, n’avait jamais fait de théâtre ni échangé la moindre parole avec Mademoiselle Molière. Par contre, elle était douée d’une astuce redoutable qui lui faisait aiguiller doucement ses pensionnaires provinciaux vers le théâtre Guénégaud afin qu’ils y admirent Armande Béjart, et cela depuis qu’au cours d’une existence beaucoup moins respectable qu’elle ne voulait bien le dire, elle avait découvert sur le pavé de Paris une ravissante fille de petite vertu, Marie Simonnet, qui était le sosie à peu près parfait de la blonde comédienne

Marie Simonnet, autrement nommée La Tourelle, se disait veuve d’un certain Hervé de La Tourelle qui avait d’ailleurs toutes les chances d’être sorti tout vivant, ou plutôt tout défunt, de son imagination. Plus jeune que Mademoiselle Molière et peut-être plus jolie encore, elle vivait discrètement, à l’abri du grand soleil de la rue, dans une petite maison de Vaugirard où elle recevait les clients un peu benêts que lui rabattait la logeuse. Autrement dit, toutes deux exploitaient fort convenablement une ressemblance des plus fructueuses et à peu près sans danger car, si la belle Armande prônait hautement sa propre vertu, elle en faisait en réalité assez bon marché : ses amants ne se comptaient plus.

Devant François Lescot ébloui, Marie Simonnet joua son rôle en grande comédienne. Elle avait pour cela suffisamment étudié son modèle, notant aussi bien sa manière de se coiffer que ses couleurs favorites, imitant ses grands airs de langueur, ses yeux voilés et jusqu’à la petite toux dont Mademoiselle Molière avait coutume de ponctuer ses discours. À son amoureux, elle parla théâtre, conta de menues anecdotes de coulisses et se plaignit beaucoup des jalousies et des méchancetés dont elle était l’objet de la part de camarades moins favorisées. Puis, avec des soupirs, elle avoua un grand besoin de compréhension, de tendresse cachée, de fraîcheur d’âme dans cette solitude morale où l’avait laissée la mort de son génial époux, « le seul homme qui l’eût jamais aimée véritablement ». À cette triste évocation, elle laissa même couler quelques larmes qui lui gagnèrent définitivement le cœur du président. Il se jeta à ses pieds, jurant qu’il était prêt à tout pour l’aider à supporter une existence aussi amère.

— Permettez-moi d’être le soutien de votre fragilité, s’écria-t-il. Nous autres, gens de province, sommes sans doute moins brillants que vos Parisiens mais incontestablement plus solides. Nous savons la valeur d’un amour discret, attentif, hors des bruits de la ville.

La fausse Armande essuya ses yeux et offrit à son adorateur un lumineux sourire.

— Vous me faites tant de bien, mon ami. Je n’aurais jamais cru rencontrer un jour un homme tel que vous. Je viendrai ici aussi souvent que je le pourrai car je me sens déjà de l’amitié pour vous mais, en échange, accordez-moi une faveur.

— Tout… tout ce que vous voudrez !

— Ne venez plus au théâtre.

— Ne plus… oh ! Pourquoi cette cruauté ? Pourquoi me priver de vous admirer dans votre gloire ?

« Armande » soupira, reprit sa mante de soie et commença de s’en envelopper.

— Je croyais, dit-elle tristement, que vous m’aviez comprise mais je me trompais. Je souhaitais seulement que notre amitié demeurât hors d’atteinte des méchants. Si elle était connue, elle serait bien vite vilipendée, salie, rendue impossible et si vous revenez au théâtre, elle le sera, inévitablement. Adieu.

Épouvanté de la perdre si vite et se traitant intérieurement de maladroit, il la retint, implora, supplia, et comme elle semblait disposée à se laisser fléchir, murmura :

— Mais… en échange, vous viendrez me voir souvent ?

— Aussi souvent que je le pourrai, je le promets.

— Ce n’est pas assez. Je veux vous voir chaque soir… même quelques minutes.

Elle parut hésiter puis finalement sourit.

— Eh bien soit ! Chaque soir, je le promets, mais vous êtes un tyran que je devrais fuir. Que sera-ce bientôt si je ne sais déjà pas vous résister ?

— Alors… à demain. Vous ne savez pas le bonheur que vous me donnez, Armande !

Ce bonheur, l’amoureux président le concrétisa dès le lendemain sous les espèces d’une fort belle bague en diamants qu’il offrit à sa belle en gage de « leur naissante affection ». Ce soir-là, il y eut souper, propos galants, grande entreprise de séduction de part et d’autre, et le soir suivant, le sosie d’Armande ne quitta la rue de la Bûcherie que fort tard dans la nuit après avoir permis à son amoureux de lui prouver toute l’ardeur de sa flamme, bonté que celui-ci sut reconnaître par le don d’un ravissant collier d’or et de perles qui avait fait jusqu’à présent le principal ornement de la vitrine du sieur Doublet, le célèbre joaillier du quai des Orfèvres.

Il est vrai qu’au cours du souper de la veille, la belle avait négligemment parlé de ce collier qu’enviaient nombre de jolies femmes. Mais l’heureuse bénéficiaire sut combler le donateur avec tant de munificence que celui-ci songea sérieusement à aller dès le lendemain dévaliser tous les bijoutiers de la capitale tant c’était chose agréable que de faire plaisir à Mademoiselle Molière !

L’aventure dura plusieurs semaines sans la moindre anicroche. Enivré, fou d’amour et de bonheur, François Lescot ne quittait plus la rue de la Bûcherie que pour le Palais, où se débattait son procès, et les boutiques des marchands, où il achetait tout ce qui lui paraissait digne de sa jolie maîtresse. Une agréable rivière d’or coulait sur la fausse Armande et, bien entendu, sur la veuve Ledoux, le contrat qu’elles avaient passé ensemble stipulant un partage équitable. L’hôtesse ne cessait de se féliciter de son Dauphinois : jamais la fausse Mademoiselle Molière n’avait obtenu de tels résultats.

Pourtant, les choses n’auraient su aller ainsi indéfiniment et deux tout petits événements vinrent déranger une trame si bien ourdie, le fameux grain de sable dans les rouages.

D’abord, Lescot s’était épris très réellement et très profondément de « son Armande ». Ce que la Ledoux et lui-même d’ailleurs avaient cru n’être qu’une flambée de désir et d’orgueil était bel et bien devenu amour sincère, tenace et passionné, si passionné même que la pauvre Marie Simonnet s’en retrouvait captive : elle aussi s’était mise à aimer son amoureux. François était si gentil, si tendre ! À certains moments, la pauvre fille se prenait à rêver d’une vie entière passée à l’abri de cette adoration. D’ailleurs, il la pressait de plus en plus d’abandonner le théâtre pour le suivre dans ses montagnes.

— Vous serez ma femme ! jurait-il.

Et Marie se désolait en songeant que celle dont elle usurpait l’identité était en train de se venger sans même s’en douter puisque c’était à elle en réalité, et non à la pauvre Tourelle, que Lescot offrait de devenir Madame la présidente.

— Comment tout cela finira-t-il ? confia-t-elle un soir à la Ledoux.

— Comment veux-tu que cela finisse ? riposta l’autre en haussant les épaules. Par son départ, bien sûr, quand, procès gagné ou perdu, il se décidera à rentrer chez lui. Ne rêve pas trop, ma fille, et surtout ne t’avise pas de parler : ce ne serait bon pour personne.

C’est alors qu’intervint le second grain de sable. Lescot, nous l’avons dit, ne sortait guère que pour se rendre au Palais. Or, celui-ci, comme tous les lieux publics, avait ses potineurs et ses cancans. Dans la Grande Salle, le président entendit un beau jour deux avocats qui bavardaient, et comme le nom de Mademoiselle Molière voltigeait entre eux, il ne put se défendre de s’approcher afin d’écouter. Ce qu’il entendit le plongea à la fois dans la désolation et dans une immense colère.

Ces messieurs débattaient en effet des amours, ô combien orageuses ! de la belle Armande avec l’un de ses camarades de théâtre, un certain Guérin d’Estriché, qu’elle avait enlevé d’ailleurs à la Guyot, une de ses collègues, tandis que, pour suivre cette nouvelle inclination de son cœur, elle rompait les liens fort tendres qui l’avaient attachée jusque-là au sieur Du Boulay.

— Cette rupture est d’autant plus stupide, renchérissaient ces messieurs, que Du Boulay est fort riche et qu’il est amoureux au point de lui avoir offert le mariage. Mademoiselle Molière aurait pu être Madame Du Boulay dès demain. Pourtant le brave homme eût commis là une rude sottise car la belle est atteinte d’une incurable tendance à l’infidélité.

— Bah ! Ces comédiennes ne songent qu’à leur plaisir. Il n’y a que lorsqu’elles se retrouvent vieilles et laides qu’elles ont du bon sens. Mais il est trop tard.

On devine dans quelle disposition d’esprit le pauvre président recueillit ces papotages mondains. Qu’est-ce que c’était que ce Du Boulay ? Et quel rôle jouait-il, lui, naïf provincial, dans ces sombres intrigues parisiennes ?

Il rentra rue de la Bûcherie sans trop savoir comment.

Mademoiselle Molière se fâche

L’excellente Madame Ledoux ne comprit pas pourquoi, ce soir-là, son aimable locataire, en rentrant chez lui, grimpa comme un fou jusqu’à son appartement et s’y enferma sans même s’arrêter un seul instant chez elle. Durant des heures, elle l’entendit marcher de long en large et parler tout seul sans parvenir à rien surprendre de ce qu’il disait, malgré une assez longue station derrière la porte. Tout ce qu’elle entendit fut : « Ce n’est pas possible ! Ça ne peut pas être possible ! » répété un nombre de fois impressionnant. Mais François Lescot semblait si fort en colère qu’elle n’osa pas gratter à sa porte pour s’enquérir de ce qui se passait.

Quant au malheureux président, à moitié fou de rage et d’inquiétude, il tourna comme un ours en cage jusqu’au moment où sa seule amie, toujours étroitement voilée, apparut et se jeta dans ses bras. Il la repoussa si énergiquement qu’elle alla choir dans un fauteuil qui faillit bien se renverser sous le choc.

— Eh bien, Monsieur ? s’écria-t-elle sur ce ton de reine outragée que s’entendait si bien à prendre son modèle, voilà une étrange façon de m’accueillir. Que vous arrive-t-il ?

— Il m’arrive, il m’arrive… que je viens d’en apprendre de belles sur votre compte, Madame.

Et de dévider alors tout un chapelet de griefs, de reproches et d’injures sous lesquels la jeune femme se sentit pâlir. Qu’avait-il bien pu apprendre ? Si on s’en tenait au thème général de sa répartie fumeuse, il lui reprochait quelques-unes des frasques les plus marquantes de la belle Armande… La seule solution dans ce cas était de se payer d’audace.

— Si vous voulez bien me permettre de dire quelques mots, je vous ferai remarquer que votre jalousie manque de logique. Il faudrait en effet que je fusse douée de pouvoirs surnaturels pour dévouer ma vie à mon art comme je le fais, vous consacrer tout le temps que je vous consacre et, par-dessus le marché, entretenir toutes les aventures galantes que vous me faites la grâce de me prêter !

— Alors, jurez-moi qu’il n’y a rien entre vous et ce Guérin d’Estriché, jurez sur tout ce que vous avez de plus sacré.

— Naturellement, je le jure ! s’écria la jeune femme, forte pour une fois de son droit, et de sa conscience qui ne lui reprochait rien touchant ledit Guérin. Mais puisque vous semblez prendre à tâche de m’offenser, souffrez que je vous quitte pour ce soir. Le calme et la solitude vous feront peut-être voir la folie de vos accusations.

— Mais enfin, comprenez donc…

— Rien du tout ! Je ne veux rien entendre… sinon vos excuses quand vous serez bien convaincu de votre cruauté et de votre injustice envers une pauvre femme qui n’a pour vous que trop de penchant.

Et, sans permettre à son amoureux de s’expliquer davantage, Marie Simonnet, majestueuse de dignité blessée, quitta le théâtre des opérations et regagna sa chaise, soutenue par Madame Ledoux qui, ce faisant, lui chuchota :

— Les choses se gâtent. Il vaudrait mieux que tu disparaisses pour quelques jours. Je vais voir à le calmer.

Mais l’entreprise se révéla singulièrement difficile. Le président était déchaîné et quand, le lendemain, l’heure habituelle du rendez-vous passa sans ramener la fausse Armande, il se livra à de telles manifestations d’agitation que la Ledoux, fort inquiète cette fois, n’osa pas se montrer. De toute évidence, l’amoureux frustré passait sa fureur sur les meubles. Déjà, dans la journée, quand il avait croisé sa logeuse, il lui avait adressé un salut très sec et n’avait pas pipé mot. Cela sentait de plus en plus l’orage et la Ledoux en vint à se demander si elle ne devrait pas aller faire un tour en province sous prétexte de soigner une mère qu’elle avait perdue depuis des années. Elle avait très envie de voir le Dauphinois regagner son Dauphiné pour y cajoler son chagrin d’amour dans le cadre grandiose et suprêmement apaisant des montagnes.

La nuit se passa dans ces angoisses. Le lendemain dans l’après-midi, elle le vit sortir en coup de vent. Il paraissait tellement pressé qu’elle n’osa pas l’arrêter, se contentant de se demander où il pouvait bien courir si vite.

En fait, il allait tout simplement à l’hôtel de Guénégaud dans l’espoir d’y trouver des nouvelles de sa bien-aimée car il était maintenant beaucoup plus repentant et inquiet que furieux. Il se reprochait sa brutalité de l’avant-veille. Les nerfs délicats de l’artiste avaient dû souffrir et, très certainement, elle était enfermée chez elle, dolente, malade… Elle n’avait pas dû pouvoir jouer la veille, et sans doute en serait-elle incapable aujourd’hui. Il avait hâte de se jeter à ses pieds, de se faire pardonner.

Une première surprise l’attendait. Au théâtre, on lui dit que Mademoiselle Molière avait parfaitement joué la veille, qu’elle semblait en parfaite santé et que, pour l’heure présente, elle se préparait le plus tranquillement du monde à paraître en scène. Du coup, oubliant sa promesse de ne jamais se montrer au théâtre, notre président loua pour lui tout seul une grande loge située tout près de la scène. Il préférait ne pas se mêler à la troupe bruyante des jeunes seigneurs qui encombraient toujours les deux côtés du théâtre, souhaitant qu’Armande le distinguât bien.

Le programme de ce soir-là comportait la Circé de Thomas Corneille, et Circé, bien sûr, c’était Armande Béjart. Quand elle apparut sur scène dans une robe de drap d’argent outrageusement décolletée, empanachée d’autruche rose et toute scintillante de diamants, François Lescot, emporté par sa passion et oubliant ses griefs, hurla, par-dessus le tumulte des applaudissements :

— Vous n’avez jamais été si belle et si je n’étais déjà si amoureux, je le deviendrais sur l’heure !

Cette déclaration enflammée fit rire tout le parterre et arracha un sourire indulgent à l’artiste, habituée depuis longtemps aux hommages les plus retentissants. Mais les choses commencèrent à se gâter quand le président, décidément en pleine crise de folie amoureuse, se mit à envoyer des baisers à tour de bras, poussant des soupirs à faire tomber les décors et renchérissant continuellement sur la perfection du jeu de l’artiste et sur sa beauté.

Il clignait de l’œil en lui adressant de petits signes d’intelligence, parlait tout seul et, finalement, fit tant de tapage que le public, un instant amusé par l’agitation de ce grave personnage, commença à perdre patience. Un sergent du guet vint bien poliment prier le perturbateur de se tenir tranquille ou de quitter la salle.

Le président se le tint pour dit mais, sitôt le rideau tombé, il se précipita dans les coulisses, chercha la loge de sa bien-aimée et, sans même se donner la peine de frapper, il entra en maître chez celle qu’il croyait fermement être sa maîtresse.

Mademoiselle Molière, occupée à changer de costume et plus qu’à moitié dévêtue, poussa un cri d’horreur en voyant entrer cet inconnu.

— Sortez, Monsieur ! Quelle audace ! Que cherchez-vous ici ?

François ferma la porte mais resta sur place.

— Allons, mon cœur, calmez-vous et faisons la paix ! Je suis venu vous demander pardon… mais souffrez que je vous aide à vous habiller : vous savez bien que j’ai l’habitude.

Et, tout souriant, il s’approcha de la comédienne, qui avec un nouveau hurlement battit en retraite derrière un paravent.

— Ce n’est pas possible, vous êtes fou, Monsieur ! Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vous ordonne de sortir ! En voilà des manières ! J’aimerais savoir qui vous permet…

— Comment, qui me permet ? Mais vous-même, ma toute belle, et plus de vingt fois, il me semble ! Et vous ne manquez pas d’audace d’oser me dire en face que vous ne savez pas qui je suis !

La patience n’étant pas la vertu majeure d’Armande Béjart, elle le prit de plus haut encore et, montrant d’un geste royal la porte à l’importun :

— Si je ne le sais pas je m’en doute : un vieux fou ! Ah çà, Monsieur, où vous croyez-vous donc ?

François s’assit, croisa les jambes et sourit.

— Mais… chez ma maîtresse ! Une maîtresse qui me coûte assez cher, il me semble, pour qu’elle consente au moins à me reconnaître.

Puis, se relevant brusquement et cessant de sourire :

— Assez de comédie, Armande ! Je sais que j’avais promis de ne jamais venir ici mais, de votre côté, vous aviez promis de venir me retrouver chaque soir.

— Vous osez dire que j’ai été chez vous, moi ? Que je suis votre maîtresse, moi ? glapit la comédienne, s’étranglant à moitié de fureur.

— Je fais mieux que le dire, je le jure ! Et j’ajoute que vous me décevez singulièrement. Je ne vous croyais pas l’âme si vile.

La gifle qui claqua sur sa joue coupa court à son réquisitoire. Mais c’était un homme qui récupérait très vite. Fort de son bon droit, il passa à l’offensive. Il y eut un assez bel échange de gifles et, finalement, la comédienne, hors d’elle, appela au secours avec tant d’énergie que sa loge s’emplit instantanément de seigneurs, de comédiens, d’employés du théâtre et, finalement, de deux ou trois policiers que le directeur était allé chercher.

Tremblante de fureur, Armande raconta ce qui venait de se passer, accusa le président de l’avoir insultée et frappée, tant et si bien que le président au Parlement de Grenoble, nonobstant l’énoncé de ses titres et qualités, fut emmené au violon comme un vulgaire tire-laine.

Il passa la nuit au Petit Châtelet. Une nuit bien amère et bien inconfortable qui lui suggéra une foule de réflexions encore plus amères. Au matin, on le relâcha contre une solide caution, mais non sans qu’il eût maintenu avec force son accusation contre Armande Béjart : elle était sa maîtresse, et avait reçu de lui une foule de présents, de cela il ne démordait pas.

De son côté, la comédienne, songeant qu’un bon procès contre cet olibrius, riche et magistrat de surcroît, ne pourrait que servir sa gloire, se porta partie civile. Une enquête fut ordonnée et, naturellement, le premier témoin cité par Lescot fut la Ledoux, que l’on appréhenda.

Force fut bien à l’entremetteuse d’avouer toute l’histoire et quelques jours plus tard, Marie Simonnet, dite La Tourelle, était arrêtée à son tour, conduite en prison. Là, elle se trouva confrontée à la fois au président et à Armande Béjart. On ne sait trop lequel fut le plus surpris, de la comédienne se trouvant soudain face à face avec sa propre image, ou du magistrat découvrant la supercherie dont il avait été victime mais, tandis que Mademoiselle Molière s’en allait en claquant les portes avec des airs de tête superbes, François Lescot demanda, et obtint, de rester seul avec celle qui l’avait si habilement trompé.

L’entretien dura un long moment et, chose étrange, rien n’en transpira. Tout ce que l’on sait, c’est que quand les archers vinrent la chercher pour la reconduire à sa geôle, la jeune Marie pleurait comme une fontaine et le président avait la larme à l’œil.

Le 17 septembre 1675, la sentence fut rendue. Elle condamnait le président Lescot à une amende de 200 livres payables à Mademoiselle Molière à titre de dommages et intérêts (sans doute pour les gifles reçues). Quant à la femme Ledoux et à Marie Simonnet, dite La Tourelle, elles étaient condamnées à « être fustigées nues et par deux fois, au-devant de la grande porte du Châtelet et du domicile de ladite demoiselle Molière. Ce, une fois fait, bannies pour trois ans de la ville, prévôté et vicomté de Paris ; enjoint à elles de garder leur ban à peine de la hart et, solidairement, à vingt livres d’amende envers le Roi, cent livres de réparations civiles, dommages et intérêts envers ladite Molière (qui réalisait ainsi la meilleure affaire de sa vie !) et aux dépens ».

En entendant son jugement, Marie Simonnet éclata en sanglots déchirants qui ne firent que croître tandis qu’on l’emmenait. Le jugement devait être exécuté le lendemain dans la matinée.

Mais, quand ils vinrent chercher les deux prisonnières pour les conduire devant la prison, les y dévêtir et leur faire subir la première séance de fouet, les archers de robe courte chargés de surveiller l’exécution ne trouvèrent plus que la femme Ledoux. La petite Marie Simonnet avait disparu comme par enchantement sans que personne pût dire ce qu’elle était devenue. On parla d’intervention diabolique, de sorcellerie, d’odeur de soufre perçue dans la nuit et de bruits étranges venus du cachot… mais on ne retrouva pas la condamnée.

Quelqu’un pourtant, qui n’était ni le diable ni ses suppôts, aurait pu renseigner les curieux car, tandis que le fouet du bourreau retombait sur les chairs quelque peu effondrées de la Ledoux, au grand dam d’un public de connaisseurs qui avait espéré un plus excitant spectacle, un carrosse soigneusement fermé, sans armoiries ni marque d’aucune sorte, roulait à grandes guides sur la route du Midi.

Il emportait le président François Lescot et Marie Simonnet qu’il avait, à prix d’or, arrachée à la prison et à l’infamie de l’exécution publique, tout simplement parce qu’il ne pouvait pas en supporter l’idée.

En effet, à voir l’une près de l’autre Armande et Marie, la comédienne hautaine, rapace et impitoyable et la pauvre fille désespérée, si touchante dans son chagrin, son repentir et ses aveux désespérés, François Lescot avait compris qu’en fait ce n’était pas Mademoiselle Molière qu’il aimait réellement mais bien son charmant sosie. Quant à Marie, éperdue de reconnaissance, elle ne demandait qu’à donner une éternité d’amour et de gratitude à celui qui lui donnait une telle preuve d’attachement.

L’histoire s’arrête là, tout juste lorsque commence le bonheur qui ne saurait s’accommoder des chahuts de la publicité. Revenu à Grenoble, François Lescot vendit sa charge, épousa Marie et partit vivre dans le cadre magnifique de la nature l’amour conquis de si étrange façon. Entendez par là qu’ayant acheté une grande propriété aux environs de Grenoble, il alla s’y enfermer avec Madame Lescot si discrètement que l’on n’entendit plus parler d’eux, ce qui est encore la meilleure preuve qu’ils vécurent heureux.

Quant à Mademoiselle Molière, le procès, comme elle l’avait si bien imaginé, lui ayant rapporté un grand surcroît de gloire, sans compter les profits, elle couronna sa carrière en épousant à grand fracas, le 31 mai 1677, le fameux Guérin d’Estriché. Puis, ayant ainsi solidement assis sa réputation d’honorabilité parfaite, elle entreprit de le tromper copieusement, ce qui, depuis Molière, était chez elle une habitude.

Il est vrai que, la situation de mari trompé n’ayant jamais fait mourir personne, ledit Guérin trouva sa vengeance en survivant de vingt-huit ans à sa volage épouse et en ne se décidant à quitter cette terre de douleur qu’à l’âge respectable de quatre-vingt-douze ans… au grand désespoir de ses héritiers à moitié morts d’impatience !

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