Le roman tumultueux de la marquise de Coligny

Deux mariages et aucune vie conjugale !

Le 17 mai 1666, Roger, comte de Bussy-Rabutin, quittait la Bastille, où il était demeuré treize mois « pour avoir déplu au Roi ». Il en sortait épuisé, malade, presque mourant et c’était même pour éviter qu’il mourût en prison qu’on l’en avait tiré aux supplications de sa femme qui, cependant, était certainement dans sa vie, celle qui comptait le moins.

C’était pour une autre… et même pour plusieurs autres que Bussy-Rabutin se mourait à la Bastille : celles qui avaient causé son malheur et celle qui n’avait pas su lui rester fidèle.

Louis XIV n’aimait pas ce soldat de grande race qui avait, jadis, été l’ami de Fouquet et chez qui tout atteignait à la démesure, les défauts comme les qualités. Bussy était trop grave, trop spirituel, trop insolent, trop galant, trop amoureux, trop intelligent et trop violent !

Sa carrière militaire avait été brillante. Maître de camp, lieutenant du Roi en Nivernais, il s’était distingué au siège de Mardyck et avait suivi l’étoile du Grand Condé, son ami, en Picardie et en Flandre. Mais la Fronde venue, Bussy-Rabutin était demeuré fidèle à son Roi et jamais n’avait varié. Il eût été peut-être maréchal de France si une folie de jeunesse, un véritable scandale d’ailleurs, étiqueté par l’Histoire sous le nom de « la débauche de Roissy », ne lui avait valu l’exil.

En compagnie de quelques joyeux lurons comme lui, le duc de Vivonne, frère de Madame de Montespan, le duc de Nevers, le marquis de Cavoye, le duc de Grammont et le futur cardinal Le Camus, Bussy, au cours d’une orgie qui s’était déroulée durant la semaine sainte, avait chanté des alléluias obscènes tandis que le futur cardinal baptisait un cochon de lait. Et Bussy avait été prié d’aller réfléchir sur ses terres de Bourgogne.

Retiré dans son ravissant château de Bussy-Rabutin, le coupable, dont le talent littéraire égalait celui de sa cousine et habituelle complice la marquise de Sévigné (née Marie de Rabutin-Chantal), avait charmé ses loisirs en écrivant une Histoire amoureuse des Gaules, satire étincelante et goguenarde où l’auteur, en un certain nombre de portraits, décrivait les aventures galantes de dames et de seigneurs de la Cour.

Le livre était destiné à distraire la maîtresse très aimée de Bussy, la jolie Madame de Montglas, dont il était follement épris et qui, d’ailleurs, le lui rendait bien car il connaissait peu de cruelles et son charme physique ne le cédait en rien à son esprit.

Malheureusement, Bussy-Rabutin, qui ne savait pas dire non à une femme, eut le tort de laisser lire le manuscrit à l’une de ses amies, une certaine Madame de La Baume, alors enfermée dans un couvent par ordre de son mari. Cette Madame de La Baume était « une femme terrible, séduisante, intelligente, d’une immoralité totale. Elle avait fait le désespoir de sa famille qui l’enfermait de couvent en couvent. Dès qu’elle avait faussé les serrures et la moralité de l’un on la plaçait dans un autre et, quand on l’eut mariée, elle se montra si dépravée que son mari dut suivre la politique de la famille : il l’enferma ».

En possession, « pour deux jours », du manuscrit, cette misérable le copia, le fit imprimer en Hollande et le fit circuler alors qu’il n’était destiné qu’à la seule Madame de Montglas. Ce fut un beau scandale mais le Roi, à qui on lut certains portraits, ne fit qu’en rire. Madame de La Baume fit alors tirer d’autres exemplaires, falsifiés et retouchés de telle sorte que l’œuvre sombrait dans le pamphlet graveleux, d’une grossièreté telle qu’il était impensable de l’attribuer à Bussy mais qui, chose plus grave, attaquait le Roi lui-même et son entourage. Le résultat ne se fit pas attendre et, en avril 1665, le pauvre Bussy-Rabutin était embastillé presque dans le moment même où il était élu à l’Académie française. Mais sa vie était à jamais brisée.

Lorsqu’il quitta la Bastille, il avait quarante-huit ans et il n’était plus que l’ombre de lui-même. Ce qui l’avait à ce point détruit, c’était moins la vie carcérale, assez rude cependant, qu’on lui avait infligée, que les dégâts moraux occasionnés chez lui d’abord par la preuve formelle de l’infâme machination de la dame de La Baume et ensuite, et surtout, par la trahison de sa maîtresse. La belle Madame de Montglas avait choisi de hurler avec les loups et elle s’était hâtée de prendre un nouvel amant, le président Mesnard.

Les soins d’un habile médecin (il en existait tout de même quelques-uns, fort rares il est vrai à cette époque si peu flatteuse pour la médecine !) le remirent d’aplomb. Avec un dévouement admirable, Monsieur Dalancé prodigua sa science et ses remèdes jour et nuit à celui qu’on lui avait confié.

Sa maison, il est vrai, ressembla « à une foire » tant que Bussy y demeura. Ses nombreux amis, et il en avait su garder beaucoup, et aussi nombre de curieux défilèrent devant son lit « comme devant la châsse de sainte Geneviève ». Madame de Sévigné vint aussi, bien que son « portrait » eût paru lui aussi dans la fameuse Histoire amoureuse, un portrait plus aimable d’ailleurs que critique mais que la grande potinière du XVIIe siècle ne devait pas pardonner de sitôt à un cousin dont, d’ailleurs, elle avait été plus ou moins éprise, elle aussi.

Bussy guéri, on eut la grâce de ne pas le réintégrer dans sa prison. Le Roi préféra « l’oublier » après lui avoir fait signifier un ordre d’exil définitif dans ses terres. Et Bussy, le cœur lourd, l’âme encore poisseuse de dégoût et de rancœur, prit le chemin de sa chère Bourgogne qu’il aimait de tout son cœur mais qu’à l’exception de deux occasions, il ne devait plus quitter pendant vingt-sept ans.

C’était (et c’est toujours) une bien charmante demeure que le château de Bussy-Rabutin. Niché au cœur d’un étroit vallon fourré de beaux arbres où coule un petit ruisseau, le Rabutin, le grand manoir clair et noble, cerné de douves aux eaux dormantes, dressait ses quatre tours d’angle sommées de lanternes, ses galeries à l’italienne où s’épanouissaient les fleurs de la Renaissance, ses murs d’un rose passé où semblait toujours s’attarder un reflet de soleil.

L’exilé allait y vivre dans une retraite studieuse, partageant son temps entre les embellissements incessants qu’il apportait à sa demeure, les travaux littéraires, l’immense correspondance qu’il entretenait avec une foule d’amis et d’amies, au premier rang desquels se retrouvaient la cousine Sévigné et l’admirable amie que fut toujours pour lui Madame de Scudéry. Enfin, il se consacrait beaucoup à l’éducation de ses enfants.

De ses deux mariages, avec sa cousine Gabrielle de Toulongeon et avec Louise de Rouville, il en eut sept : cinq filles et deux garçons. Les deux aînées, Diane-Jacqueline et Marie-Thérèse, étaient « en religion », la première à la Visitation de Paris et la seconde chanoinesse. Puis venaient Louise-Françoise, elle aussi du premier mariage, Charlotte et Françoise-Léonore. Les garçons, Amé et Michel-Celse-Roger, venaient ensuite. Mais de tous ses enfants, c’était Louise que Bussy-Rabutin préférait.

Elle était ravissante, comme d’ailleurs tous les autres, et lorsqu’elle allait à Paris, les amis de sa mère se pressaient pour voir « la merveille ». Mais elle n’y allait pas souvent. Douce, tendre, aimant les lettres et adorant son père, elle s’institua dès le début de l’exil sa secrétaire et son ange gardien.

À cause de lui, elle avait jusqu’alors refusé de se marier pour ne pas le quitter, laissant sa belle-mère et ses demi-sœurs courir à Paris où elles faisaient de fréquents séjours (Madame de Bussy-Rabutin finit même par ne plus faire au château que de rares et courtes apparitions), préférant de beaucoup demeurer auprès de son père, partageant ses promenades, ses études et surveillant avec lui les travaux des ouvriers.

Lorsque, enfin, Louise consentit à se marier, elle avait trente-cinq ans. Il est vrai que le prétendant valait la peine d’être examiné. Il se nommait Gilbert de Langeac, comte de Dalet et marquis de Coligny, et, ce qui est mieux, il plut à la jeune fille.

Apprenant la nouvelle, l’incorrigible Sévigné sauta sur sa plume.

« Je vous conjure, mon cher cousin, de m’en écrire le détail. Pour le nom, il est comme on le pourrait souhaiter si on le faisait faire exprès. Je vous demande un petit mot de la personne et de la demeure… »

Ce à quoi Bussy-Rabutin, compatissant et d’ailleurs ravi du mariage, répondit :

« Le futur est presque aussi grand que moi. Il a trente ans, l’air bon, le visage long, le nez aquilin et le plus long du monde, le teint un peu plombé… Sa maison de Cressia, qui sera sa demeure, est à deux journées de Chaseu et à trois de Bussy… »

Le mariage était donc excellent au point de vue des convenances et surtout de la fortune mais il ne semble pas que Louise se fût fort attachée à son époux, ni d’ailleurs à ladite maison de Cressia où elle ne vécut pratiquement pas. En bon militaire, Coligny vivait surtout aux armées et, un an après le mariage, il se faisait tuer à la guerre. Il avait tout juste eu le temps de donner un fils à la jeune marquise. Celle-ci, l’enfant dans les bras, se hâta de revenir goûter auprès de son père les délices du château familial.

La vie reprit comme par le passé, assez joyeuse en été où l’on recevait nombre de visites, assez morne malgré tout en hiver, où les amis de Paris se souciaient peu de s’embarquer sur les mauvais chemins. Mais du moment que sa chère Louise était auprès de lui, Bussy-Rabutin ne se plaignait pas trop.

Durant l’hiver 1678, il éprouva quelques craintes. Un autre grand seigneur, le vicomte de Limoges, manifesta le désir d’épouser la jeune veuve. Le prétendant ne possédait pas, tant s’en faut, la fortune des Coligny, et même, il était plutôt désargenté, mais il était jeune, de tournure séduisante et terriblement amoureux. Conquise, Madame de Coligny promit sa main au jeune homme et l’on décida de se marier quand Limoges reviendrait de la guerre, car il était, lui aussi, officier.

Mais apparemment, la jolie Louise ne portait pas chance à ses amoureux car Limoges, lui aussi, resta sur un champ de bataille avant même d’avoir pu donner son nom à celle qu’il aimait.

La vérité oblige à dire que le futur beau-père, intensément soulagé, poussa un soupir de délivrance. Non seulement sa fille resterait auprès de lui mais il pourrait continuer à gérer les biens de son petit-fils, ce qui, vu l’état de sa propre fortune, n’était pas une si mauvaise chose.

Pensant que Louise devait être à tout jamais dégoûtée du mariage, il s’installa doucement dans l’idée qu’elle ne quitterait plus désormais son vieux père et, pour la distraire, ouvrit plus largement que jamais sa porte aux visiteurs de l’extérieur. Par cette porte si aimablement ouverte pénétra l’élégant Monsieur de La Rivière que notre châtelain reçut à bras ouverts sans se rendre compte un seul instant qu’il venait d’introduire le loup dans sa bergerie.

En fait, on n’a jamais très bien su qui était cet Henri-François de La Rivière qui débarqua à Bussy dans l’été 1679. Il se « flattait d’être marquis et flattait encore mieux les autres ». Autrefois aide de camp du duc de Beaufort pendant sa campagne contre les barbaresques, il avait connu, en Flandres, le défunt comte de Limoges et, s’autorisant de cette connaissance, La Rivière, que d’ailleurs Bussy avait vaguement rencontré à Paris jadis, vint, en voisin de campagne, visiter les reclus. Il séjournait en effet à Montbard, chez une soi-disant cousine, Madame Pot de Rochechouart, qui lui avait offert le gîte, le couvert (peut-être le reste !) et surtout la sécurité à un moment où il en avait le plus grand besoin.

Le beau « marquis » venait en effet d’échapper de justesse aux grands bras du lieutenant de police La Reynie et aux questions des juges de la Chambre ardente. Autrement dit, il trempait jusqu’au cou dans la redoutable affaire des Poisons, et voici comment.

C’était un homme qui cherchait à épouser une veuve riche, et après avoir séduit, puis délaissé Madame Du Castelier parce qu’elle n’était pas assez fortunée, il avait déchaîné une véritable passion chez une fort jolie femme, Madame de Poulaillon, qui, elle, n’était pas veuve mais mariée à un maître des eaux et forêts de Champagne beaucoup plus vieux qu’elle et fort riche.

Amoureuse au-delà de tout ce que l’on peut imaginer et décidée à tout pour garder un amant dont les besoins semblaient infinis, la petite Madame de Poulaillon commença par vendre tout ce qu’elle pouvait afin de donner de l’argent à La Rivière. Ses bijoux, les meubles précieux et jusqu’aux habits brodés du mari y passèrent puis, comme le beau « marquis » lui avait laissé entendre qu’il l’épouserait si elle devenait veuve, la pauvre sotte n’eut rien de plus pressé que se rendre chez une célèbre empoisonneuse, Marie Bosse, qui, moyennant la modeste somme de 4 000 livres, lui remit une fiole de poison et entreprit de préparer pour le pauvre Poulaillon une chemise empoisonnée dont le contact l’enverrait dans un monde meilleur avec autant de discrétion que de célérité.

Malheureusement pour les tendres amants, le mari fut prévenu et la jolie Madame de Poulaillon fut, un beau matin, arrêtée et conduite à la Bastille pour y attendre son jugement. Devant ce résultat imprévu, La Rivière préféra s’éloigner sur la pointe des pieds et vint demander à la campagne bourguignonne le silence et la discrétion. Le destin et sa belle mine allaient lui offrir une proie beaucoup plus intéressante que Madame de Poulaillon.

Bussy-Rabutin avait beau être homme d’esprit et posséder beaucoup de finesse, il n’en était pas moins l’homme du monde le plus facile à séduire pour peu que l’on eût belle mine, élégance, parole facile et brillante, quelque teinture de belles-lettres et quelque adresse au noble métier des armes. La Rivière avait tout cela. Il devint rapidement l’ami le plus cher de l’exilé.

Avec une extrême habileté, La Rivière sut à merveille se gagner les bonnes grâces de Bussy. Il l’encensait continuellement, admirait sans réserve ses œuvres, copiait même son style, s’exerçait à parler comme lui. Et quant à Louise, il lui témoignait une galanterie discrète mais apparemment efficace, quoique suffisamment assourdie pour ne pas éveiller les soupçons de son père.

L’aventurier réussit au-delà de ses espérances. Bientôt, on l’invita à venir s’installer au château, on ne se quitta plus, à la grande surprise des châteaux environnants, et même on voyagea ensemble : Madame de Coligny ayant à se rendre à Riom pour y plaider un procès, le trio inséparable s’y rendit en chœur.

C’est au cours de ce voyage que Louise fit comprendre à La Rivière qu’elle l’aimait. Ce fut la première des nombreuses lettres qu’elle devait lui adresser et qui peuvent compter très certainement parmi les plus belles du genre. Si belles même que Madame de Sévigné devait, plus tard, les surnommer des « Portugaises », par allusion aux célèbres et admirables lettres de Mariana Alcoforado, la Religieuse portugaise.

« J’aurais mieux réglé mes sentiments si je n’avais écouté mon cœur avant ma raison car enfin tout abandonnée que je suis à vous aimer, j’ai de cruels remords sur ce que je sais de vous. Vous avez aimé toute votre vie… Pour ce que je sens, je vous l’ai assez montré et je ne m’en dédirai jamais. Trop heureuse si, en vous donnant un cœur qui n’a jamais rien aimé que vous, je puis arrêter le vôtre pour le reste de ma vie. »

Lorsque l’on rentra en Bourgogne, La Rivière fit mine de vouloir « rentrer chez lui » mais Bussy, toujours aveugle et plus entiché que jamais de son ami, insista pour le retenir encore et Louise « s’abandonna à l’aimer éperdument ». Bientôt, elle se donna à lui et, dès lors, chaque soir, à l’heure que « Monsieur de Bussy donnait à sa santé », les deux amants se retrouvaient.

Mais ce que voulait La Rivière, c’était se faire épouser. Or, il n’ignorait pas à quel point son hôte tenait à son nom et à ses alliances. Son état civil à lui étant de plus incertain, il se rendait compte qu’il ne serait pas facile de se faire admettre après un Coligny et un Limoges. Il fallait, pour réussir, que Louise en vînt à un tel degré de passion qu’elle l’imposât à son redoutable père. Et, pour en arriver là, il feignit de s’éloigner après avoir ébauché un flirt avec une voisine, la comtesse de Trichateau. Le résultat ne se fit pas attendre.

La Rivière ne l’avait pas quittée depuis deux jours que Louise écrivait, avec son sang, cette promesse de mariage qu’elle lui envoyait aussitôt :

« Je, Louise-Françoise de Rabutin, promets et jure devant Dieu à Henri-François de La Rivière de l’épouser quand il lui plaira. En foi de quoi j’ai signé ceci du plus beau et du plus pur de mon sang. Fait ce dix-huitième octobre mille six cent soixante-dix-neuf… »

En outre, elle faisait acheter, non loin de Bussy-Rabutin, la terre et le château de Lanty afin d’y vivre avec « son cher enfant » après leur mariage.

Désormais sûr d’un amour qu’on ne lui reprendrait pas, La Rivière se risqua, dès son retour, à demander à Bussy la main de sa fille.

La première réaction parut favorable. La demande ne fut pas repoussée mais, visiblement, le comte était décontenancé. Il laissa tout de même entendre au candidat, pour lui inattendu, qu’il eût souhaité plus d’illustration dans l’homme qui souhaitait devenir son gendre. Que ne retournait-il à l’armée ? Il lui serait possible de se tailler, à cette époque, une principauté en Wurtemberg ?… Mais naturellement, La Rivière n’avait aucune envie de retourner à l’armée et il déclina bien poliment la proposition en laissant entendre qu’il lui serait désormais pénible de s’éloigner de celle qu’il aimait plus que tout.

C’était là une maladresse. En fait, Bussy-Rabutin ne croyait pas plus que La Rivière à la fameuse principauté mais il voulait se donner du temps… celui de faire l’enquête par laquelle il aurait dû commencer.

Le résultat en fut qu’au retour d’un voyage commun à Paris (à condition de montrer quelque discrétion, l’exilé pouvait s’y rendre de loin en loin), le comte de Bussy chassa purement et simplement le prétendant de sa maison. La fameuse enquête lui avait appris que le « marquis » était fils de laboureur et se nommait Rivier.

Mais pour ne pas désespérer sa fille, il n’osa pas lui dire la vérité, préférant passer pour un père odieusement intransigeant sur le chapitre des ancêtres et de la fortune. Ce fut un tort : plus éprise que jamais, Louise vit beaucoup plus La Rivière que par le passé mais le vit secrètement : le galant savait comment la rejoindre dans sa chambre sans éveiller l’attention du maître de céans.

Toute cette activité secrète n’allait pas tarder à porter ses fruits et, en juin 1681, Madame de Coligny se retrouva enceinte. Cette fois il fallait régulariser au plus vite.

Profitant d’une absence de Bussy-Rabutin qui s’était rendu à Dijon pour quelques jours, les deux amants se marièrent, le 19 de ce même mois de juin à minuit dans la chapelle du château. Le curé du village, Monsieur Dupoisson, n’hésita pas devant une union parfaitement irrégulière, en ne publiant les bans qu’après le mariage et établissant un faux sur le lieu réel de la cérémonie.

Mais la jeune femme ne voulait rien tant qu’être toute à son cher mari et, pendant les quatre jours que dura l’absence du comte, le couple vécut à Lanty sa lune de miel. Puis on se sépara pour que Louise pût accueillir son père. Plus jamais la nouvelle Madame de La Rivière ne devait vivre avec son époux.

Après s’être confessée et avoir communié, Louise passa aux aveux et informa son père de ce qui venait de se produire. La colère de Bussy fut terrible. Il jeta feu et flammes, jura qu’il tuerait sa fille et son bonheur, tant et si bien que Louise, épouvantée, s’enfuit au couvent des ursulines de Montbard tandis que La Rivière, se jugeant menacé de mort, allait se plaindre au lieutenant du Roi qui écrivit au père outragé pour le rappeler à plus de modération envers un « gentilhomme ».

« Je n’ai de démêlé avec aucun gentilhomme, répondit Bussy. Ainsi vous n’avez rien à voir aujourd’hui sur mes actions par l’autorité de votre charge. Quand un paysan m’offense, je lui fais donner des coups de bâton et cela regarde la justice des Parlements. Vous m’ordonnez, dites-vous, de n’en venir à aucune voie de fait ? Et moi je vous ordonne d’apprendre à qui vous parlez quand vous écrivez à un homme comme moi… »

Dans son couvent, Louise pleurait à fendre les pierres et écrivait en cachette à son « cher mari ».

Une nuit, il vint la voir secrètement, avec la complicité de la tourière. Et là se situe une scène que rien ni personne n’a pu élucider mais dont l’issue est étrange : à dater de cette entrevue, non seulement Louise cessa d’aimer La Rivière mais encore elle lui voua une haine sur laquelle jamais elle ne s’expliqua. On ne peut que supposer qu’au cours de cette nuit dramatique, la jeune femme ouvrit enfin les yeux sur la vérité du personnage.

Malheureusement, elle était enceinte et elle avait compris que La Rivière comptait sur l’enfant pour affirmer ses droits. Elle se hâta alors de revenir auprès de son père et, côte à côte, le père et la fille s’apprêtèrent à faire front. Le plan élaboré par Bussy était simple : le mariage était nul et sa fille n’attendait pas d’enfant. Il fallait donc la cacher durant la période où sa grossesse serait visible et, surtout, la faire accoucher secrètement.

Tous deux, presque furtivement, vinrent à Paris. Grâce à Madame de Scudéry, le Roi consentait enfin à pardonner. Il reçut Bussy et se montra favorable à son plan, mais La Rivière entendait lui aussi avoir raison. Et il possédait également quelques relations, certaines amitiés… dont celle de la bonne cousine Sévigné, toujours discrètement acharnée à faire payer à son cousin le malencontreux « portrait ». Il lança la police sur ses traces.

Pour lui échapper, Louise et son père se réfugièrent dans une auberge, La Croix de Lorraine, sous les noms de Madame Du Mas et Monsieur Du Puis, Bretons. Il fallut en déloger, et l’on alla s’installer à l’hôtel de Brissac. Retrouvés, ils s’enfuirent à Vaugirard, dans une petite maison où la malheureuse Louise accoucha en catastrophe avant de chercher refuge, à demi morte, chez un fidèle ami de son père, le duc de Saint-Aignan.

L’enfant, confié à une nourrice, fut aussitôt enlevé par La Rivière. Plus rien ne pouvait éviter le procès, beau-père et gendre se traînant mutuellement devant les juges. Ce fut, pendant deux ans, une affreuse guerre de placets, de libelles et de calomnies. Bussy somme La Rivière de prouver son identité. Celui-ci n’apporte aucune preuve de la noblesse qu’il affirme et, à l’examen, on s’aperçoit que le père dont il se réclame a quitté ce monde deux ans avant sa naissance. Par contre, il se venge bassement en accusant sa femme d’inceste avec son père et Bussy, fou de rage, se laisse emporter par sa haine et, « délirant de colère », se laisse aller à fabriquer de fausses lettres… que d’ailleurs La Rivière commença par reconnaître avant de les nier. Il avait, pour sa part, livré toutes les lettres d’amour de Louise, dont tout Paris se régalait.

Le procès fut horrible. Les parties y furent traitées avec une sévérité égale mais il est assez navrant de constater que ce fut La Rivière qui gagna : son mariage était déclaré valable, à la joie féroce de la cousine Sévigné, qui, oubliant pour une fois le souci de son nom, osa écrire à sa fille :

« Ce procès mettra notre ami La Rivière en vogue. Bussy bondit dans les nues. Sa fille est forcenée dans son lit. Dieu l’a réglé de toute éternité. Amen… » Elle devait, plus tard, essayer de s’en excuser auprès de sa victime, car de ce procès, Bussy, dont une ancienne blessure s’était rouverte, faillit mourir et la pauvre Louise pensa trépasser de douleur et de honte.

Puis le calme revint. Père et fille retrouvèrent les doux ombrages de Bussy-Rabutin. La Rivière, gagnant, se garda bien de réclamer femme et enfant (celui-ci devait mourir à six ans chez sa nourrice) mais laissa entendre qu’il se contenterait du château et de la terre de Lanty que Louise lui abandonna en échange de sa paix intérieure.

Il devait y mourir à quatre-vingt-quatorze ans, toujours vert et guilleret et se déclarant « encore propre à amuser une veuve qui n’a rien à faire, une femme dont le mari est à la guerre, une religieuse hors de son couvent ou une demoiselle à marier… ».

Louise, elle devait mourir bien avant lui. Après avoir enterré son père en 1693, elle se retira à Chaseu, puis à Monjeu, près d’Autun, où elle rédigea une vie de sa parente sainte Jeanne de Chantal et une autre de saint François de Sales. Elle mourut en 1714 sans avoir pardonné et, peut-être, inconsolée…

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