La Champmeslé : un monstre sacré au Grand Siècle

Le camp des marquis

La nuit tombe tôt en janvier. Il n’était que quatre heures de l’après-midi mais il faisait déjà si sombre à l’intérieur de la taverne du Singe, sise rue Vieille-du-Temple, qu’une servante alluma des quinquets, apporta des chandelles. En déposant l’une d’elles sur une table, non loin de la porte, elle fit surgir de l’ombre un couple qui se faisait face mais ne se regardait pas. Chacun des deux personnages avait l’air d’écouter d’obscures voix intérieures.

Quand la lumière frappa ses yeux, l’homme, qui était jeune, vingt-deux ou vingt-trois ans, sursauta, sourit à la fille.

— Un autre pichet, fit-il en désignant leurs gobelets vides.

La servante s’éloigna en faisant danser ses jupons sur ses fortes hanches. La jeune femme assise à la table parut sortir à son tour de sa torpeur. Elle s’agita, se tourna vers la cheminée où un garçon allumait un feu pour cuire le repas du soir et tendit vers elle les mains qu’elle sortait de son manchon.

— Tu crois que ce sera encore long ? demanda-t-elle avec un sourire à l’adresse de son compagnon.

Il lui rendit son sourire.

— J’espère que non. Il me semble qu’il y a des heures que nous sommes là.

— Moi aussi, soupira la jeune femme.

Quand on la regardait attentivement, on ne la trouvait pas jolie. Elle avait de petits yeux vifs, le teint un peu jaune mais chacun de ses gestes avait une grâce inimitable ; sa taille, sous l’épais mantelet qui la défendait du froid, était noble et belle. Elle avait de magnifiques cheveux châtains, des traits classiques et nets mais surtout, surtout, une voix extraordinairement émouvante, à la fois douce et grave. Enfin, son sourire était irrésistible. Elle se nommait Marie Desmares, épouse légitime de Charles Chevillet, dit Champmeslé, qui n’était autre que le jeune homme blond qui lui faisait face. Tous deux étaient comédiens, venaient de Rouen où ils avaient joué dans un théâtre ambulant. Et s’ils avaient l’air tellement inquiets c’était uniquement parce qu’ils venaient de passer une audition devant le comité directeur du célèbre théâtre du Marais, la seconde troupe de France, et qu’ils attendaient le verdict.

Comme la servante apportait le pichet de vin, la porte du cabaret fut poussée, livrant passage à un violent courant d’air et à un vieux bonhomme emmitouflé dans une longue houppelande grise qui se précipita vers la table du ménage Champmeslé. Il était essoufflé d’avoir couru.

— Venez, jeta-t-il, venez vite. Ces messieurs vous demandent.

— Qu’ont-ils décidé ? demanda Marie.

— Je ne sais pas. Mais je crois bien que vous êtes acceptés. Monsieur Laroque m’a dit qu’il était bien content.

La jeune femme ramassa son manchon en souriant et rabattit son mantelet sur sa tête. Si Laroque souriait, tout était bien, car c’était lui qui les avait proposés au Marais. D’ailleurs, il était amoureux d’elle.

En effet, quelques minutes plus tard, Marie et Charles Champmeslé étaient engagés dans la troupe des comédiens du Marais, lui pour jouer les rois de tragédie, elle dans un emploi qui n’était pas encore défini, parce qu’une partie de ces messieurs n’étaient pas sûrs de son talent.

Laroque offrit de lui donner des leçons et, le 15 février 1669, un mois et demi après son admission, Marie débutait dans La Fête de Vénus, de l’abbé Boyer. Elle y rencontra un tel succès que, reconnaissante envers Laroque, elle en fit son amant… pour quelques semaines.

Charles Champmeslé était le mari le plus paisible et le plus accommodant du monde. Il avait quatre ans de moins que Marie et il éprouvait pour elle une admiration sans bornes, née peut-être du fait qu’elle était fille d’un receveur des domaines de Normandie, c’est-à-dire presque une demoiselle, alors qu’il était, lui, un enfant de la balle. Il était aimable, toujours souriant, de belle mine et d’abord facile, galant avec les dames… peut-être plus qu’il n’aurait fallu.

Incontestablement, il était très épris de sa femme, mais cette tendresse ne le rendait aucunement aveugle aux charmes des autres femmes en général, et de ses admiratrices en particulier. Et Dieu sait s’il y en avait. Quand il apparaissait sur la scène vêtu de longues dalmatiques, portant tiare ou couronne, le geste noble, l’air impérieux, un petit frisson courait parmi l’auditoire féminin et nombre de billets doux plus ou moins parfumés affluaient dans la loge de Charles, qui de temps en temps daignait accorder ses faveurs. Comment, dans ces conditions, se montrer un mari sévère, exclusif ? Il considérait son mariage comme une bonne et fructueuse association et n’ignorait pas qu’une part du succès de Marie était due à son charme personnel. Alors ?

Alors, le mieux était de fermer les yeux et d’aller vaquer à ses propres amours en laissant Marie s’occuper des siennes. Ce à quoi elle ne manquait pas.

Les quelques semaines de « reconnaissance » allouées au cher Laroque, Marie s’offrit un amant titré en la personne du comte de Revel, dont elle se lassa vite. Ensuite, elle accorda la préférence au marquis de La Fare, qui ne l’amusa pas beaucoup plus. Il mangeait trop.

D’un marquis, la belle Marie à la voix d’or passa à un autre, qui n’avait rien de particulier sinon une confortable fortune. Il se nommait le marquis de Tiercé, était jaloux mais généreux. Pas très jeune non plus, mais la vie de comédienne a de ces obligations, quand le satin et la dentelle coûtent si cher. Et puis, Marie et Charles avaient d’autres soucis qui reléguaient au loin les délicatesses de l’amour.

Alors qu’ils avaient tremblé de joie quand ils avaient été engagés au théâtre du Marais, ils ne rêvaient plus maintenant que d’en sortir pour entrer dans la seule « troupe royale », celle de l’hôtel de Bourgogne.

Dans la maison du 5, rue Mazarine, où logeait le ménage Champmeslé, les allées et venues étaient nombreuses depuis quelque temps. Des ouvertures avaient été faites par l’hôtel de Bourgogne afin de s’attacher ce couple dont le succès grandissait, et il avait été question de faire jouer à Marie le rôle d’Hermione dans l’Andromaque de Jean Racine qui, depuis plus de deux ans, rencontrait le plus grand succès. Marie, folle de joie, avait accepté mais une nouvelle irritante était venue. Racine refusait à Marie de Champmeslé le fameux rôle. Depuis, Marie ne décolérait pas.

— Voulez-vous me faire la grâce de me dire pourquoi cet âne bâté me refuse ce rôle ? Me croit-il indigne de donner la réplique à la Du Parc ?

Jean de La Fontaine, à qui s’adressait l’apostrophe, se contenta d’un geste évasif et d’un sourire.

— Il prétend que vous n’avez ni la voix ni le physique d’Hermione.

Marie haussa les épaules sans cérémonie. Quelle sottise. Ni la voix ni le physique d’une princesse grecque passionnée ? Ce Racine ne l’avait sûrement jamais ni vue ni entendue. Comme toutes les « vedettes », Marie n’aimait pas que l’on mît en doute son talent ou que l’on parût en faire fi. Elle arrêta devant le fabuliste sa promenade furieuse.

— Mais vous… vous qui êtes son ami et qui vous dites le mien, ne pouvez-vous lui faire changer d’avis ? L’occasion que nous fournit la maladie de Mademoiselle Desœillets, qui tient le rôle, est inespérée. Il faut en profiter.

Le poète, dont le premier recueil de Fables venait de remporter un grand succès, se mit à rire. Il aimait beaucoup celle que tout Paris appelait maintenant la Champmeslé. D’abord parce qu’elle était gracieuse et qu’il était infiniment sensible à la beauté féminine, ensuite parce qu’il la jugeait bonne et intelligente.

— Je fais ce que je peux, ma chère Marie, vous le pensez bien. Mais Racine est têtu, vous n’avez pas idée.

— Têtu ou pas, il faut qu’il cède. Je compte sur vous pour cela. Je veux jouer Hermione, vous entendez. Je n’aurai pas de repos tant que le rôle ne m’aura pas été donné.

La Fontaine poussa un petit soupir. Discuter avec une femme, et surtout une femme en colère, était une bien cruelle épreuve. Mais il y avait des larmes de rage dans les yeux vifs de Marie, et il ne pouvait supporter de voir pleurer une femme… pas même la sienne. Il promit tout ce que voulut la comédienne, plaida sa cause et finalement l’emporta. Racine capitula : la Champmeslé jouerait Andromaque.

Le soir de la reprise d’Andromaque à l’hôtel de Bourgogne, l’illustre théâtre fut celui d’un triomphe véritable. Dans le rôle d’Hermione, Marie avait su trouver des cris d’une telle ampleur, d’une telle vérité et d’une si grande émotion que de longues acclamations l’avaient saluée.

Un peu lasse mais heureuse, elle venait de rentrer dans sa loge et de déposer la couronne qui ceignait son front. En faction près de la porte, Charles parlementait avec le flot des admirateurs passionnés de la comédienne, alléguant son besoin de repos.

— Moi, du moins, vous me laisserez passer, fit une voix haletante. Je suis l’auteur.

La porte s’ouvrit largement devant Jean Racine, qui demeura un instant encadré sur le seuil. Marie et lui se regardèrent. Il avait alors une trentaine d’années, offrait un visage grave aux yeux pensifs. Il était élégant, dans un habit de soie grise à légères broderies d’or. Avançant de quelques pas dans la loge, il approcha silencieusement de Marie. Puis, pliant soudain le genou devant elle, il prit ses deux mains et les baisa avec passion.

— Merci, murmura-t-il ardemment. Vous avez été merveilleuse, éblouissante, et j’ai tant de pardons à demander que je n’ose commencer.

Sans rancune, la jeune femme lui sourit mais, doucement, lui ôta ses mains.

— Ne commencez pas, Monsieur. Je suis heureuse que vous soyez revenu de vos préventions à mon égard et j’espère qu’à l’avenir nous nous entendrons mieux.

— Vous serez mon interprète principale. J’écrirai pour vous.

Mais Marie ne l’écoutait plus. Elle regardait de nouveau vers la porte où venait d’apparaître un tout jeune homme dont l’habit somptueux, de magnifique velours bleu brodé d’argent, rehaussait le teint frais, les beaux cheveux blonds et la moustache fine. Il souriait d’un air un peu timide et aussi un peu niais, mais Marie ne s’en rendit pas compte. La seule chose qu’elle vit fut que le jeune homme était beau, de belle mine et qu’il la contemplait avec une admiration sans bornes. Elle en oublia la présence de Racine qui, vexé, se retira aussitôt.

C’est ainsi que le marquis Charles de Sévigné entra dans la vie de la Champmeslé.

La marquise de Sévigné, mère du jeune marquis et grande épistolière devant l’Éternel, habitait alors un bel appartement dans un hôtel de la rue de Thorigny. Elle y recevait tout le Marais et les beaux esprits, si nombreux alors, dont il était le royaume.

Mais ce soir-là, qui se situe quelques jours après cette triomphale représentation d’Andromaque, la charmante marquise ne recevait pas. Enfermée dans son cabinet, une plume d’oie au bout des doigts, elle s’y livrait à l’occupation qu’entre toutes elle préférait : écrire à sa fille bien-aimée, Madame de Grignan.

Il était déjà tard, et l’hôtel semblait dormir. La lettre se terminait. La marquise la signa, la sabla et, prenant un bâtonnet de cire dans un tiroir de sa table, elle le présenta à la flamme d’une bougie, cacheta sa lettre. Juste à cet instant, il y eut dans l’escalier un bruit de galopade. La marquise suspendit son geste. On frappa à la porte puis, sans même attendre la réponse, un jeune homme se précipita dans sa chambre.

— Eh bien, Charles, s’écria la marquise, offusquée. Quelles sont ces manières ? Est-ce que vous êtes souffrant ?

Charles de Sévigné, en effet, semblait assez mal en point. Avec un soupir découragé, il se laissa tomber dans un grand fauteuil en tapisserie qui gémit sous son poids. Son chapeau bordé de plumes rouges avait roulé à terre, découvrant sa chevelure en désordre ; sa cravate de dentelle était froissée, ses vêtements mis n’importe comment. Madame de Sévigné s’était levée et considérait son fils avec un étonnement non dissimulé. Quelle étrange tenue pour un élégant guidon des Gendarmes-Dauphin !

— Me direz-vous ce qui vous arrive ? demanda-t-elle doucement.

Charles leva sur sa mère un regard atone qui brusquement se chargea d’éclairs. Il jaillit de son fauteuil et se mit à arpenter furieusement le tapis.

— Il m’arrive que je me suis couvert de ridicule avec la femme que j’aime, Madame. Il m’arrive que je n’ai que trop hérité de votre « glace » alors que vous eussiez mieux fait de la communiquer à votre fille, dont le tempérament n’est que trop exubérant. Il y a enfin que je vous ressemble trop.

— Je pensais que vous en étiez satisfait, fit la marquise avec un mince sourire.

— Dans la vie courante, certes. Mais j’aime, Madame, j’aime à en perdre le souffle la plus belle, la plus brillante femme de Paris.

— Mademoiselle de Champmeslé, oui, je sais cela.

— … et, par une insigne faveur des dieux, elle m’aime, poursuivit Charles, ignorant l’interruption. Or, à la minute même où j’allais voir couronner ma flamme, où j’approchais de ce moment merveilleux auquel aspire tout homme épris…

— Pas tant de guirlandes, coupa la marquise. Appelez donc les choses par leur nom : au moment où vous alliez devenir son amant.

— Oui… si vous voulez, concéda Charles de si mauvaise grâce que sa mère retint le sourire qui lui venait.

Il préféra tourner le dos au regard bleu si clairvoyant de la marquise et continua :

— Bref, à cet instant précis, je… je me suis couvert de ridicule. Il ne s’est rien passé…

Un éclat de rire salua cette sortie dans laquelle le pauvre jeune homme avait mis tout ce qu’il pouvait trouver de dignité triste.

— Comme vous dites si bien : bref, s’écria la marquise qui se tordait de rire. Mon pauvre Charles, pardonnez-moi de rire mais là, vrai, il y a longtemps que je ne me suis autant amusée. Je vous plains beaucoup.

— C’est l’évidence même, fit Charles, pincé.

Toutefois, comme Madame de Sévigné, écroulée dans un fauteuil, continuait à rire de bon cœur, avec l’entrain communicatif du vrai fou rire, il ne résista pas. Au fond, la meilleure manière de tuer le ridicule était de rire de ses mésaventures. Il se mit à rire à son tour.

Au bout d’un moment, la marquise se calma et alla embrasser son fils.

— Ne soyez pas triste, Charles, lui dit-elle, sans la moindre logique car si le jeune homme s’essuyait les yeux c’était parce qu’il venait de pleurer de rire, c’est un accident bénin qui peut arriver à tout homme, même s’il est bien épris. La prochaine fois vous aurez plus de chance.

Mais, au grand désespoir du jeune marquis, il n’eut pas plus de chance « la prochaine fois » et, quelques jours plus tard, Madame de Sévigné avait repris la plume pour conter la chose à sa chère fille.

« La jeune merveille n’a pas rompu, confiait-elle à Madame de Grignan, mais je crois qu’elle rompra. Voici pourquoi ; mon fils vint me chercher du bout de Paris pour me dire l’accident qui lui était arrivé. Il avait trouvé une occasion favorable et cependant – oserais-je le dire ? – son dada demeura court à Lérida. Ce fut une chose étrange. La demoiselle ne s’était jamais trouvée à telle fête. Le cavalier en désordre sortit en déroute, croyant être ensorcelé ; et ce qui vous paraîtra plaisant c’est qu’il mourait d’envie de me conter sa déconvenue. Nous rîmes fort. Je lui dis que j’étais ravie qu’il fût puni par où il avait pêché. Il s’est pris à moi et me dit que je lui avais donné de ma glace, qu’il se passerait fort de cette ressemblance, que j’aurais mieux fait de la donner à ma fille. Il disait les choses les plus folles du monde et moi aussi. »

Madame de Grignan dut bien s’amuser en lisant cette lettre, fort peu connue des écoliers, de sa respectable mère. Mais, malgré le ton badin, Madame de Sévigné commençait à s’inquiéter. Charles pâlissait, maigrissait, s’agitait de manière fort désordonnée. Cet échec répété qu’il rencontrait auprès de la femme qu’il aimait le rendait malade et il réclamait le médecin à cor et à cri. Or, sa mère n’avait aucune envie de mettre le médecin de la famille, Pecquet, dans la confidence de cette histoire, à tout prendre assez peu flatteuse pour un jeune homme de vingt-deux ans. De plus, elle s’inquiétait de voir le jeune officier et la comédienne s’attacher sérieusement l’un à l’autre. On s’écrivait force lettres, on se voyait beaucoup, Charles soupirait, devenait sentimental outre mesure. Il fallait faire quelque chose qui pût à la fois rendre à Charles son orgueil masculin et le détourner quelque peu de cette fille trop attachante.

Madame de Sévigné fit mentalement le tour de toutes les femmes de Paris et bientôt arriva à cette conclusion qu’il n’y en avait qu’une, une seule, capable à la fois de faire fondre la « glace » de Charles et de le détourner de la Champmeslé : Ninon de Lenclos.

L’idée était bonne car, alors même qu’elle atteignait la cinquantaine, la belle Ninon demeurait la femme la plus éclatante, la plus désirable de France et s’offrait, par-dessus le marché, le luxe d’être l’une des plus intelligentes et des plus cultivées. Mais la réalisation n’était guère aisée car, bien que voisines de quartier, la marquise et la courtisane fameuse ne se voyaient pas. Non par souci de respectabilité de la part de la marquise : Ninon voyait tout le bel air, les plus grands noms du royaume fréquentaient chez elle, aussi bien hommes que femmes. Seulement, un peu moins de vingt ans plus tôt, le marquis de Sévigné, père de Charles, avait reçu du marquis d’Albret un coup d’épée qui avait fait une veuve inconsolable de la charmante marquise. Et c’était en l’honneur de Ninon que ce coup d’épée avait été administré. Il y a des choses difficiles à oublier.

Pourtant, l’amour maternel l’emporta chez Madame de Sévigné. Elle commanda son carrosse et s’en fut trouver son amie Madame de La Fayette.

Une solide amitié unissait les deux marquises, en plus d’un certain lien de parenté. Toutes deux vivaient seules car, si Madame de Sévigné était veuve, Madame de La Fayette vivait sans son mari, lequel ne quittait guère ses terres d’Auvergne. Toutes deux étaient élégantes, cultivées, fort recherchées dans la société des Précieuses au sein de laquelle Madame de La Fayette portait le surnom de Féliciane. Dans le monde en général, on lui donnait un autre surnom, moins aimable mais plus explicite. On l’appelait le Brouillard à cause de sa froideur.

Or, Madame de Sévigné appréciait fort cette froideur parce qu’elle savait toute la flamme intérieure qu’elle dissimulait et parce qu’elle connaissait aussi bien le cœur que l’esprit de la comtesse. Enfin, Madame de La Fayette écrivait, non pas des lettres comme son amie, mais des romans qui étaient appréciés. Aucun pourtant n’avait valu à son auteur la notoriété que lui vaudrait quelques années plus tard son chef-d’œuvre, La Princesse de Clèves.

Madame de Sévigné n’avait pas de secret pour son amie et lui raconta le plus simplement du monde l’objet de ses soucis.

— Je voudrais que Charles entrât en relation avec l’incomparable Ninon, mais je ne sais vraiment comment m’y prendre. Avez-vous une idée ?

Son amie se mit à rire de bon cœur.

— Pour présenter Charles à Ninon ? Et lui suggérer de s’intéresser à lui ? J’en ai cent, j’en ai mille. Rien de plus facile. Il suffit de les inviter ensemble à un souper quelconque et de les placer côte à côte.

— Facile, facile… Est-ce vous qui donnerez ce souper ? Je n’en vois guère la possibilité.

Madame de La Fayette referma son éventail et en tapota doucement la main gantée de son amie.

— À quoi donc pourraient servir les amis que nous avons ? Chère Marie, ce souper que je ne puis donner, un autre le donnera bien volontiers. Que faites-vous donc de mon ami La Rochefoucauld ?

C’était l’évidence même. Un amour profond, encore que très platonique, unissait alors le duc de La Rochefoucauld et Madame de La Fayette. Il n’avait rien à refuser à celle qui était pour lui l’unique raison d’être. Madame de Sévigné s’en retourna chez elle un peu soulagée.

Et de fait, quelques jours plus tard, le duc donnait le souper promis. Ninon de Lenclos y eut Charles de Sévigné pour voisin de table et le trouva si charmant dans sa jeunesse qu’elle décida sur l’heure de se l’attacher. Or, quand Ninon voulait bien s’en donner la peine, aucun homme, si fort fût-il, n’était de taille à lui résister. Ébloui, séduit, ensorcelé, Charles de Sévigné se laissa emporter par l’attrait tout-puissant que dégageait la célèbre séductrice. La semaine ne s’était pas écoulée qu’il retrouvait dans l’alcôve de la place Royale sa confiance en lui et une nouvelle joie de vivre.

Mais que devenait pendant ce temps la Champmeslé ?

Elle travaillait beaucoup. Son entrée à l’hôtel de Bourgogne avait été trop brillante pour qu’elle n’eût pas à cœur de garder la première place si vaillamment conquise. Son temps se partageait entre le théâtre, sa maison de la rue Mazarine, dont La Fontaine et son ami Boileau étaient devenus des commensaux assidus, et ses amants, le marquis de Tiercé et le jeune Sévigné, dont elle commençait à se lasser. Pourtant, il avait réussi à vaincre l’espèce de… timidité qui avait rendu si décevantes leurs premières relations. Mais il était de plus en plus distrait.

Et puis, quelqu’un d’autre faisait de violents efforts pour entrer dans sa vie, quelqu’un dont elle ne parvenait pas à savoir s’il lui plaisait ou s’il l’irritait davantage. Depuis son triomphe en Hermione, Racine la harcelait de lettres et de visites, se trouvant continuellement dans son sillage quand elle était au théâtre. On ne voyait plus que lui à la célèbre salle de la rue Mauconseil, même quand ce n’était pas du Racine que l’on y jouait.

Marie lui trouvait de la beauté, un certain charme. Elle reconnaissait qu’elle aimait son regard pensif, son allure imposante et ses traits bien ciselés. Mais il avait une façon de lui faire détailler les vers, de les lui rabâcher aux répétitions, lui indiquant même les intonations, avec une minutie frisant la maniaquerie, qui lui portait sur les nerfs. Cent fois par jour elle avait envie de le battre.

Un matin où il lui lisait une partie de sa dernière tragédie, Britannicus, elle n’y tint plus. Racine déclamait le rôle de Junie qu’elle devait jouer :

« Il fallait me taire et vous sauver

Combien de fois, hélas, puisqu’il faut vous le dire… »

Marie explosa, arracha le texte des mains du poète et l’envoya dans un coin de sa loge.

— Combien de fois faudra-t-il vous dire que j’ai horreur que l’on me serine ainsi mes rôles. Je connais la pièce, depuis plus d’un an qu’on la joue. Je l’ai vue jouer par d’autres avant que vous ne daigniez me la confier. Et, si vous le permettez, j’ai quelques idées personnelles sur la manière dont ce rôle doit être joué.

Elle était rouge de colère. Racine, interdit, la regardait aller et venir comme un petit fauve, ses jupes de satin grenat voltigeant au vent de sa colère.

— Mais… ma chère Marie…

— Je ne suis pas votre chère Marie. Je suis une comédienne que vous assiégez, que vous harcelez. J’ai joué Hermione, à votre satisfaction j’espère, sans le moindre de vos conseils et je m’en suis bien trouvée. J’aime que l’on ait confiance en moi.

— J’ai confiance en vous mais…

— Voilà. J’ai confiance en vous mais… Est-ce que vous ne sentez pas tout ce que ce « mais » a d’injurieux ? Tenez, allez-vous-en… Nous finirions par nous dire des choses désagréables.

Désolé, vaguement vexé, Racine voulut insister. Alors, exaspérée, Marie le prit aux épaules et le poussa dehors sans ménagement.

— Vous reviendrez quand vous aurez décidé de me faire confiance.

Puis elle referma vigoureusement la porte et alla s’étendre sur le sofa qui occupait une grande partie de la petite pièce. Elle n’y était pas depuis cinq minutes qu’une tête blonde apparaissait dans son embrasure.

— Puis-je entrer ?

La Champmeslé jeta au nouvel arrivant un regard plein de rancune. Il tombait bien, celui-là… Mais, inconscient de l’orage qui couvait, Charles de Sévigné, charmant et désinvolte, à son habitude, faisait son entrée, se penchait pour l’embrasser. Elle détourna la tête.

— Que voulez-vous ?

La brusquerie de l’attaque désarçonna le jeune marquis. Il resta coi un moment, regardant la jeune femme tapie dans son sofa comme un fauve dans sa tanière, les yeux mauvais, les lèvres tremblantes de colère.

— Mais, ma chère amie, je venais… en passant… vous faire une visite de bonne amitié.

— Je vous ai déjà répété cent fois que j’ai horreur d’être dérangée quand je travaille.

— C’est que… je vais bientôt repartir aux armées et je m’étais dit…

Dieu, que c’était difficile à dire. Le malheureux Charles se maudissait d’avoir si mal choisi son moment pour la délicate démarche qui l’amenait. Ce qu’il voulait, c’était tout simplement redemander à Marie les lettres passionnées qu’il lui avait écrites en un an d’amour éperdu. C’était donc rompre avec elle… Il était là, il fallait que la chose fût réglée sur-le-champ. Avec beaucoup de circonlocutions, beaucoup de soupirs, il parvint à expliquer son histoire, si brumeuse que la comédienne se mit à rire.

— Que de complications, mon petit Charles. Pourquoi n’allez-vous pas droit au but ? Notre aventure est finie, vous en avez assez… ou bien Mademoiselle de Lenclos me fait l’honneur de montrer quelque jalousie ? Que ne le disiez-vous sans plus de façons ? Restons bons amis. Vous voulez vos lettres ? Elles seront chez vous ce soir même. Et maintenant laissez-moi en paix, j’ai une migraine affreuse.

Le jeune marquis n’en revenait pas. Cette fois, il était cloué au sol et ne comprenait plus. Au fond, il était assez vexé. Depuis qu’il avait promis à Ninon de lui donner les lettres écrites à la Champmeslé, il se cuirassait mentalement contre la scène de désespoir qu’il ne pouvait manquer d’essuyer de la part de Marie. Il y aurait des cris, des larmes, des imprécations. Il allait sans doute trouver en face de lui Hermione déchaînée… Or, il ne se passait rien. Hermione, qui semblait pourtant de bien mauvaise humeur, n’avait ni crié ni pleuré. Elle avait seulement ri et s’était montrée aussi accommodante que possible. C’était presque offensant.

Le soir même, en se rendant place Royale avec les lettres dans sa poche, Charles de Sévigné ne se sentait pas fier de lui le moins du monde.

C’était une bien étrange impulsion qui avait poussé Ninon à réclamer ces lettres. Il n’était pas dans ses habitudes d’être jalouse mais, pour une fois, elle s’était fâchée. Que ce jeune blanc-bec pour qui elle avait un caprice ne se contentât pas de sa chance insigne et se permît de se partager entre elle et une célèbre comédienne, voilà qui était insoutenable.

Elle avait donc signifié à Charles d’avoir à rompre avec la Champmeslé, sous peine de se voir fermer à jamais l’appartement qu’il aimait tant fréquenter. Elle fut enchantée de se voir si bien obéie.

— Je n’en attendais pas moins de votre amour, mon ami. Merci.

— Que comptez-vous faire de ces lettres ? demanda Charles en voyant Ninon les enfermer soigneusement dans un petit cabinet italien incrusté d’ivoire.

Elle sourit mystérieusement puis déclara avec malice :

— Je n’admets pas plus qu’un amant se partage entre deux maîtresses que la conduite étrange d’une femme qui, entretenue par un homme, ne lui reste pas entièrement fidèle. Je pense que le marquis de Tiercé s’intéressera beaucoup à ces lettres.

Charles se sentit pâlir. Il n’avait aucunement soupçonné une telle méchanceté chez Ninon et, pris de court devant l’abîme de perfidie féminine ouvert sous ses pieds, il s’en fut tout courant chercher conseil là où il savait en trouver de bons : chez Madame sa mère.

— Vous êtes un serin, Charles, et un homme sans délicatesse. Êtes-vous fou d’avoir remis à une femme les lettres d’une autre ?

Cette fois, Madame de Sévigné était fort en colère. Jamais son fils ne l’avait vue aussi furieuse. Il tenta de plaider sa cause.

— Je ne pouvais faire autrement. Ninon menaçait de me fermer sa porte.

— Et qu’avez-vous à en faire ? Comptez-vous épouser une femme qui pourrait presque être votre grand-mère et que connaissent tous les hommes de Paris ? Le beau malheur si elle vous ferme sa porte… Vous allez retourner chez elle de ce pas et lui réclamer vos lettres.

— Mais… ma mère.

— Pas de mais. Allez, vous dis-je, et ne revenez ici qu’avec ces maudites lettres, sinon c’est cette porte que vous trouverez fermée.

Tout penaud, Charles quitta la rue de Thorigny et retourna place Royale. Une heure plus tard il revenait, les lettres à nouveau dans sa poche… et dûment brouillé avec Ninon de Lenclos qui devait ensuite déclarer à qui voulait l’entendre :

— Ni l’actrice ni moi n’avons réussi à réchauffer ce glaçon. C’est une âme de bouillie, un cœur de citrouille fricassé dans la neige…

La Champmeslé se montra moins sévère et garda un brin d’amitié au jeune homme. Elle ne lui en voulait nullement. D’ailleurs, elle avait bien autre chose à faire.

Racine, en effet, venait de remonter sérieusement dans son estime… et dans son cœur. Il était arrivé un matin rue Mazarine un gros paquet sous le bras. Ce paquet, il l’avait déposé aux pieds mêmes de la comédienne, qui, surprise, le regardait faire. Puis il avait relevé sur elle un regard si chargé d’amour que la jeune femme s’était sentie frémir.

— C’est ma dernière tragédie. Je l’ai écrite pour vous, Marie, en pensant à vous. Elle est née de l’amour profond que vous m’inspirez.

La Champmeslé s’était baissée, avait ramassé l’épaisse liasse de feuillets, l’avait doucement caressée de la main. Une étrange émotion s’insinuait en elle. Jamais son cœur n’avait battu si fort.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda-t-elle en se détournant pour cacher son trouble.

Bérénice… Vous y serez merveilleuse.

« Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers

De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse

Dont il puisse garder l’histoire douloureuse

Tout est prêt ; on m’attend, ne suivez point mes pas… »

La voix d’or expira sur les lèvres de la Champmeslé. La salle explosa en bravos frénétiques, tandis que les seigneurs installés de chaque côté de la scène se ruaient vers la comédienne et que le rideau descendait noblement pour se relever encore plusieurs fois.

— Exquis, merveilleux, éblouissant. Ah, on se pâme de douleur à vous voir, ma chère, s’écria le marquis de Sévigné, qui malgré leur rupture ne renonçait pas à l’amitié de l’actrice ni à venir l’applaudir.

— N’entendit-on jamais rien de plus émouvant ? s’extasiait le comte de Saint-Amand. Quel art, quelle grandeur… Ma chère Marie, aucune comédienne n’a jamais su rendre ainsi de tels émois ni un si cruel renoncement.

Décidément, Bérénice remportait un grand succès. La première représentation avait été un triomphe que renouvelait chaque nouvelle soirée. Pressée de toutes parts, étouffée à moitié, Marie eut bien du mal à rejoindre sa loge, dont elle ferma la porte derrière elle avec une gentille fermeté.

— Accordez-moi quelques instants de repos, Messieurs, pria-t-elle gaiement. Je suis épuisée. Nous nous reverrons plus tard, à souper.

Les cris des seigneurs et des autres admirateurs s’estompèrent derrière le panneau de bois peint. Avec un soupir de soulagement, la comédienne se débarrassa de sa tunique de mousseline rouge et vint s’asseoir devant son miroir qu’encadraient des chandelles. Elle sourit à Jeannette, son habilleuse, qui s’empressait.

— Un de ces soirs, ils me tueront.

— Tu te tueras bien toi-même, fit une voix maussade sortie des profondeurs de la loge. Marie sursauta et vit dans son miroir la silhouette de Racine qui émergeait de l’ombre, entrait dans la lumière jaune des chandelles. Un pli profond se creusait sur le front du poète.

— Tiens ? Tu étais là ?

— Oui, tu vois. Tu ne m’attendais guère à ce qu’il paraît ?

La Champmeslé étouffa un soupir. Elle sentait monter la migraine, après cette représentation fatigante, et voilà qu’il ne trouvait rien de mieux à faire qu’une scène ? Depuis qu’elle était devenue la maîtresse de son auteur, c’est-à-dire peu de temps avant la première de Bérénice, sa vie s’était terriblement compliquée. Racine était effroyablement jaloux, et de plus c’était un inquiet perpétuel, que rien, jamais, ne paraissait satisfaire.

Pour tenter d’endiguer la scène qu’elle sentait venir, Marie sourit avec tendresse.

— Je n’osais pas t’espérer, dit-elle doucement. Je te croyais à la Cour…

— J’y étais mais j’en suis revenu et je suis bien aise d’apprendre qu’au lieu d’attendre sagement mon retour, tu t’apprêtes à souper en galante compagnie.

Non, décidément, elle n’échapperait pas au drame. Apparemment, Jean Racine tenait à sa scène. D’une main un peu nerveuse, Marie prit un peigne et le passa dans ses boucles épaisses.

— Galante compagnie, c’est beaucoup dire. Je reçois quelques amis, toujours les mêmes : Despréaux, La Fontaine, Salé, Roselis, Sévigné…

— Des amis ? Tes amants, oui, anciens ou présents.

Avec un soupir, Marie se leva et vint poser ses mains sur l’épaule du poète.

— Ne sois donc pas si jaloux, Jean. Tu sais bien que mon mari est toujours présent et que mes petits soupers d’Auteuil ne sont pas bien méchants.

— On y boit ferme, on y dit force bêtises et on en fait plus encore. Tu te damneras, Marie, à vivre ainsi.

Que son amant passât son temps à la menacer d’une vie éternelle lamentable était une des choses que Marie détestait le plus. De son enfance austère, trop pieuse peut-être, passée à Port-Royal, Racine avait gardé une religiosité rigide et intransigeante… pour les autres. Lui-même ne pouvait tolérer la moindre critique, ni sur son ouvrage, ni sur sa vie intime… Marie haussa nerveusement les épaules.

— Crois-tu donc que je me damne moins dans tes bras ? Après tout, je suis mariée et je trompe mon mari avec toi. Cela ne te tourmente guère, à ce qu’il paraît. Maintenant, laisse-moi. J’ai besoin de calme. Va-t’en.

Le visage de Racine se figea tandis que son œil se glaçait.

— Tu me chasses ?

— Je ne te chasse pas. Je te demande de me laisser seule un moment… Au surplus, tu peux très bien venir souper avec nous à Auteuil, je t’invite.

— Grand merci… je n’aime pas partager.

Sur cette méchanceté, Racine s’en fut en claquant la porte, laissant Marie, plus soulagée qu’inquiète, achever de se démaquiller.

Ces petits soupers d’Auteuil étaient la bête noire de Racine. Depuis que les Champmeslé avaient acheté une petite maison champêtre dans ce village aimable et vert pour s’y reposer des fatigues de la scène, ils aimaient y recevoir leurs amis, surtout à la belle saison. Le village était de plus en plus à la mode depuis une cinquantaine d’années que l’on y avait découvert des eaux curatives, et nombre de personnalités du monde et des arts y prenaient terre. Molière y logeait fréquemment.

Chez les Champmeslé, toute une bande joyeuse de gais lurons et de jeunes femmes aussi jolies que peu farouches se réunissait souvent pour des soupers qui se terminaient parfois fort tard. Mais de grands jardins entouraient les maisons et le bruit ne gênait personne. La règle était de bannir la tristesse, l’hypocrisie et la pruderie et, parfois, la fête dégénérait en orgie, ce dont Racine avait une profonde horreur. Il refusait toujours d’y paraître.

Ce soir-là pas plus que les autres il ne rejoignit la riante compagnie. S’il l’eût fait, il eût été rassuré, car Marie n’assista pas davantage au souper. Comme elle allait quitter le théâtre pour monter en carrosse et rejoindre ses invités, une femme, vêtue comme une servante de bonne maison mais masquée, sortit d’une encoignure et s’approcha d’elle.

— Une personne de haut rang, qui ne vous veut que du bien, souhaiterait s’entretenir avec vous sans témoins, Mademoiselle. Voulez-vous me suivre ?

— Comment ? Tout de suite ? s’étonna la comédienne. J’ai des amis qui m’attendent et ma soirée est prise. Ne peut-on remettre à demain !

— Demain, la personne en question ne sera pas libre. Et elle est de celles que l’on ne peut faire attendre. Venez-vous ?

Marie jeta un coup d’œil vers son époux, qui à cet instant la rejoignait. Le brave Charles était toujours le même mari affectueux, attentionné et d’une infinie discrétion. Elle lui chuchota quelques mots à l’oreille en désignant la messagère.

— Va sans moi, lui dit-elle. Et excuse-moi auprès de nos amis.

Charles était réellement bien dressé. Il ne protesta même pas pour la forme, baisa le bout des doigts de sa femme et monta dans la voiture qui attendait. Marie se tourna vers sa visiteuse.

— Est-ce à pied que je dois vous suivre ?

— Non pas, Mademoiselle. Ma maîtresse vous a envoyé un carrosse qui vous attend tout près d’ici.

Un carrosse en effet attendait. Mais sur les portières artistement décorées, Marie ne distingua aucune sorte d’armoiries. Une rose peinte les remplaçait.

La messagère n’avait pas cru utile de cacher à Marie le but du voyage, et quand le carrosse franchit le portail d’un majestueux hôtel de la rue Vieille-du-Temple, la comédienne sut à quoi s’en tenir. Comme tout Paris, elle connaissait l’hôtel de Turenne-Bouillon et comprit que la grande dame qui la faisait demander avait une grande chance d’être la duchesse de Bouillon en personne.

Marie ne se trompait pas. Quand elle franchit le seuil de la chambre fastueuse où la messagère l’introduisit, elle reconnut aussitôt la jeune femme, l’une des plus remarquables beautés de la Cour.

Comme ses sœurs, Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon, avait une beauté très italienne : des cheveux de nuit, des yeux de feu, un teint de fleur joints à une grâce inimitable et à une grande vivacité de gestes et de langage. Elle portait ce soir-là un négligé de satin couleur d’aurore qui la faisait ressembler à quelque rose géante.

Elle accueillit la révérence profonde de la comédienne avec un sourire chaleureux qui était peut-être son plus grand charme et, sans lui laisser le temps de se confondre en politesses, lui indiqua un fauteuil tiré auprès du sien, dans l’angle de la cheminée.

— Si je vous ai fait venir avec quelque secret, lui dit-elle, ce n’est pas pour assouvir une vaine curiosité. Bien souvent, je vous ai applaudie, Mademoiselle, et me plais à rendre un hommage éclatant à votre grand talent.

— Madame la duchesse est trop bonne.

— Du tout, du tout. C’est d’ailleurs l’admiration que je porte à une actrice de votre classe qui m’a dicté la démarche où vous me voyez. Je vous veux du bien, Mademoiselle, et serais désolée qu’il vous arrive malheur.

La Champmeslé s’étonna sincèrement :

— Malheur ? À moi ? Madame, je suis trop petite pour que le malheur, qui est une grande chose, se soucie de moi.

— Vous êtes la plus grande comédienne de Paris. Et si je parle de malheur, c’est que je sais ce dont je parle. Il vous arrivera malheur si vous ne rompez pas toute relation avec ce Monsieur Racine.

Le nom de son amant tombant des lèvres fines de la duchesse mit instantanément la comédienne sur ses gardes. Elle n’ignorait pas combien Marie-Anne Mancini détestait Racine, auquel elle tentait d’opposer une foule d’écrivains plus ou moins heureux. Elle avait même pris la tête d’une cabale dirigée contre le poète. Marie réfléchit un instant. Sa réponse pouvait être grosse de conséquences, avec une nature aussi bouillante que la duchesse.

— Malheur par lui ? fit-elle avec un air d’innocence admirablement joué. Madame la duchesse doit se tromper. Que Madame la duchesse considère que je l’aime et qu’il ne peut rien arriver de mal puisque lui aussi m’aime.

La duchesse se pencha sur le bras de son fauteuil. Son éventail de dentelle vint se poser sur le bras de sa visiteuse.

— Avez-vous déjà entendu parler de la Du Parc… et de sa mort étrange ? Ne saviez-vous pas qu’une tendre idylle la liait à votre Racine, qu’il en était fort jaloux… autant, j’imagine, qu’il l’est de vous-même. Elle était, elle aussi, la plus grande à cette époque. Or, un beau jour, subitement, en pleine gloire, en pleine jeunesse car elle n’avait que trente-cinq ans, elle est morte. Et, pour beaucoup, ce mal mystérieux qui l’enleva portait un nom.

Rouge soudain jusqu’à la racine de ses beaux cheveux, la comédienne s’était levée. Elle luttait difficilement contre la colère mais se maîtrisait tout de même.

— Je ne puis croire une chose pareille. Qui oserait affirmer cela ?

— Ceux, apparemment, qui ont de bonnes raisons de le faire. Connaissez-vous cette devineresse qui fait courir tout le Bel Air, ma chère ? On la nomme la Voisin.

— J’en ai entendu parler, mais je ne la connais pas.

— C’est dommage. Si j’étais vous, j’irais lui faire visite. Elle pourrait vous dire de fort intéressantes choses sur la mort de la Du Parc. Au nombre de ses clientes, elle a compté la Du Parc pendant fort longtemps et elle compte encore la marquise de Gorla, la belle-mère de la comédienne. Madame de Gorla possède, paraît-il, les preuves de l’empoisonnement.

Toujours debout à quelques pas d’elle, la Champmeslé regardait la duchesse. Il n’y avait rien d’inquiétant sur ce charmant visage, rien d’autre que la plus visible sympathie pour elle. Mais elle ne pouvait se défendre d’un sentiment de méfiance. Il était peu naturel que cette belle dame, si haut placée, se souciât de la vie d’une simple comédienne, même célèbre. Elle voulut en avoir le cœur net.

— Que souhaiteriez-vous donc me voir faire ? demanda-t-elle, oubliant dans son trouble de parler à la troisième personne.

Marie-Anne Mancini ne releva pas la faute de protocole.

— Peu de chose. Pour vous mettre à l’abri, il suffirait de rompre dès maintenant une liaison… inquiétante. Je n’ignore pas que Monsieur Racine est des auteurs de l’hôtel de Bourgogne auquel vous appartenez, vous et votre mari. Mais ce serait la chose la plus simple du monde que vous faire entrer à l’hôtel de Guénégaud, dont la réputation est aussi grande, sinon plus, à mon sens, que ce théâtre. Vous y seriez reçue en reine… Qu’en dites-vous ?

— Qu’il faut que je réfléchisse. En tout cas, je prie Madame la duchesse de croire que je lui suis bien reconnaissante de l’intérêt qu’elle me montre et dont j’espère me rendre digne.

Marie de Champmeslé n’avait aucunement l’intention de changer de théâtre mais elle connaissait trop les femmes de la Cour, et singulièrement, par ouï-dire il est vrai, cette étrange et turbulente clique des Mancini pour attaquer de front la duchesse de Bouillon. Elle ne comprenait que trop ce que souhaitait sa belle hôtesse : retirer à Racine sa principale et prestigieuse interprète, donc l’affaiblir en quelque sorte au profit de la troupe rivale de Guénégaud.

En quittant l’hôtel de Turenne-Bouillon, elle se promit bien de continuer ses relations avec son poète… et aussi de se garder soigneusement de rendre visite à la devineresse nommée Voisin. Elle n’attachait aucune importance à ce qu’avait dit la duchesse de la mort de la Du Parc. Un simple et vil ragot formé par les jaloux, voilà tout ce que cela pouvait être.

Et, avec le bel esprit de contradiction que cultivent beaucoup de femmes, surtout en matière d’amour, Marie n’en aima que plus ardemment, plus visiblement Racine. Bientôt, ensemble, ils préparaient la nouvelle tragédie du poète, Bajazet.

La duchesse de Bouillon n’était pas femme à renoncer quand quelque chose lui tenait au cœur. Bientôt coururent dans Paris cent couplets plus ou moins grivois sur le ménage à trois que formait avec Racine le couple Champmeslé et dont le moins méchant était :

« Champmeslé cet heureux mortel

Ne quittera jamais l’Hôtel

Sa femme a pris Racine là

Alléluia… »

Les gratte-papier de la duchesse ne chômaient pas mais Marie ne faisait que rire de toutes ces rimes déversées sur sa tête. Après tout, c’était encore de la publicité. Mais la première de Bajazet déchaîna contre Racine une véritable cabale que menait la duchesse de Bouillon en faveur de l’ennemi du poète, qui pourtant n’avait guère besoin d’être défendu de la sorte, Pierre Corneille. Lors de la représentation, des sifflets se mêlèrent aux applaudissements, et toutes les suivantes furent aussi houleuses. C’est tout juste si dans ce tintamarre on pouvait entendre les comédiens.

On reprochait à Racine d’avoir écrit une pièce turque, de faire allusion à l’assassinat récent de Monaldeschi par sa maîtresse, Christine de Suède, à Fontainebleau. On disait mille folies, dont la moindre était que la pièce était mauvaise. Même la clairvoyante Madame de Sévigné écrivait cette énormité à Madame de Grignan : « Racine fait des comédies pour la Champmeslé. Ce n’est pas pour les siècles à venir. »

Pourtant, elle était une fervente admiratrice de la comédienne, qu’elle portait aux nues. D’ailleurs, toujours à propos de ce malheureux Bajazet, elle écrivait plus tard, en envoyant à sa chère fille le texte de la pièce, qu’il faudrait pouvoir envoyer la Champmeslé en même temps…

Pendant ce temps, Marie patiemment, endurait de son mieux et faisait bravement front à la cabale.

— Faut-il que je t’aime, disait-elle à son auteur. On me fait à cause de toi la vie la plus effroyable du monde et toi, tu m’en fais une pire encore.

Car, bien entendu, Racine n’avait pas changé à son égard. Les scènes succédaient aux scènes, justes ou injustes mais toujours aussi violentes. Elles étaient suivies de moments de repentir fervents et aussi de périodes de piété sévère, intransigeante, au cours desquelles le poète disparaissait complètement. Mais elle l’aimait toujours.

Un soir, cependant, elle trouva un billet dans sa loge :

« On s’entend fort bien à décrire, dans Bajazet, les sombres folies de la passion. Apparemment, on les connaît bien. L’avertissement qui vous fut donné un soir demeure toujours vrai, Mademoiselle. Prenez garde. »

Marie était de mauvaise humeur. Elle haussa les épaules et, non contente de déchirer le billet en menus morceaux, fit brûler ceux-ci à la flamme d’une chandelle. Après quoi elle s’en alla souper avec Despréaux.

Racine continuait à écrire des pièces magnifiques pour la Champmeslé. La passion qu’elle lui inspirait ne faiblissait pas avec le temps. En 1673, Mithridate vit le jour et, la même année, Racine entra à l’Académie française. En 1674, Iphigénie en Aulide fut présentée à Versailles, puis à Paris, avec un immense succès.

— On y pleure… On y est dans une continuelle admiration, s’écriait la marquise de Coulanges.

Le renom de la Champmeslé grandissait avec la gloire du poète, tant elle s’identifiait magnifiquement à ses personnages. Le Roi anoblit Racine, le nomma conseiller. La cabale se calma un peu tant la faveur royale était éclatante.

Mais le nombre des ennemis de Racine croissait sans cesse. Les honneurs n’adoucissaient pas son humeur. Il était plus orgueilleux, plus intransigeant que jamais. Le bon La Fontaine lui-même passa dans le clan adverse et, à l’hôtel de Nevers où habitait alors la duchesse de Bouillon, les réunions autour du fabuliste étaient de plus en plus nombreuses. On guettait le faux pas du dramaturge, la sottise qui lui aliénerait la faveur royale.

Dans l’année 1676, Racine apporta à la Champmeslé une nouvelle pièce dont les répétitions furent décidées sur-le-champ. C’était Phèdre… et là, les ennemis de Racine allaient trouver de quoi exercer leur malveillance.

— Cette pièce est une folie. Quand donc voudras-tu bien admettre que tu vas avec elle au-devant des désirs de la cabale ?

— Je ne vois pas en quoi.

— Parce que n’importe qui y verra de trop claires allusions à certaines choses qui se passent à la Cour en ce moment. Tu risques de te mettre à dos rien moins que le Roi.

— Allons donc… Le Roi ?

— Ou plus exactement la Montespan, ce qui est la même chose.

Racine haussa les épaules et alla tendre ses mains glacées au feu qui flambait dans la cheminée. On était en décembre, et le froid mordait cruellement Paris. Des fenêtres du poète, qui donnaient sur le port Saint-Landry – c’est-à-dire à l’ouest de l’île de la Cité –, on pouvait voir des amoncellements de neige sur la grève et des guirlandes de givre brillant sur les grosses barges immobilisées. Des plaques de glace glauque descendaient très lentement le cours quasi gelé de la Seine. Au fond d’un fauteuil, Marie regardait son amant avec un mélange de tendresse et de mécontentement.

— La Montespan n’a rien à voir dans cette pièce, dit sèchement Racine. Il n’est nullement question d’une favorite.

— Certains vers, transparents pour tout le monde, font irrésistiblement penser à elle.

— Lesquels ?

— Ne sois donc pas hypocrite avec moi, fit Marie, agacée, garde cela pour les autres. Moi, je te connais trop bien. Je pense à :

« Je sais mes perfidies,

Oenone et ne suis point de ces femmes hardies

Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix

Ont su se faire un front qui ne rougit jamais… »

» Il n’y aura qu’une voix dans tout Paris pour proclamer que c’est là un portrait fort ressemblant de la belle marquise.

— Cela prouvera alors que tout Paris est sot à pleurer. En tout cas, je refuse de changer quoi que ce soit à mon texte. Il sera joué tel que je l’ai écrit ou pas du tout.

Marie se leva avec un profond soupir, s’étira comme une chatte et s’approcha de la fenêtre où elle contempla un instant le paysage hivernal.

— Oh, fit-elle, pour être jouée, elle le sera, tu le sais bien. Mais ce que nous ne savons ni l’un ni l’autre, c’est combien de temps.

Pour toute réponse, Racine haussa les épaules, sans bouger de sa place. Il lui tournait le dos. La jeune femme quitta son poste d’observation et vint vers la grande table à écrire surchargée de papiers. Une lettre à demi ouverte surnageait. Elle la prit d’un geste négligent, la rejeta presque aussitôt.

— Tiens ? Tu as eu des nouvelles de ta tante de Port-Royal.

Racine se tourna d’une seule pièce, le rouge de la colère au front.

— Ne touche pas à cette lettre. Ce qui a touché la main d’une sainte n’est pas fait pour celles… d’une comédienne.

Marie avait pâli un instant mais se reprit. Ses lèvres eurent un joli pli de dédain.

— Je m’attendais à pire, en fait d’épithète. Au surplus, que la mère Agnès de Sainte-Thècle s’intéresse au salut de ton âme, je n’y vois aucun inconvénient. Je pense même que tu ferais mieux d’y songer davantage. Tu es continuellement à mi-chemin entre tes souvenirs de jeunesse et ta passion pour le théâtre, entre le Diable et le Bon Dieu. Tu devrais retourner là-bas… à Port-Royal.

— Et toi, tu devrais ne t’occuper que de ce qui te concerne, Marie.

La comédienne n’insista pas. Peu à peu, le grand amour dont elle avait brûlé pour Racine s’effritait. Elle était lasse des scènes, des injustices, d’une sévérité de comportement qui l’irritait. Elle avait envie de profiter encore un peu de la jeunesse et de ses folies. Or, justement, la jeunesse lui faisait signe, et aussi la folie, en la personne du comte de Clermont-Tonnerre qui s’était épris d’elle et la couvrait de présents somptueux. Il lui plaisait beaucoup… Mais pour le moment, il s’agissait d’être Phèdre.

Pendant que Racine surveillait la mise en scène de Phèdre, la duchesse de Bouillon et son frère, le duc de Nevers, ne perdaient pas leur temps. Ayant eu vent de la prochaine sortie de la pièce, ils firent écrire par le malheureux Pradon, presque à journées forcées, une autre Phèdre que l’on mit aussitôt en répétition à l’hôtel de Guénégaud. Celle-là devait être jouée deux ou trois jours après celle de Racine.

En outre, pour porter à l’orgueil du poète un coup sensible, la duchesse et ses amis louèrent la totalité des places de l’hôtel de Bourgogne, ainsi d’ailleurs que celles de l’hôtel de Guénégaud, et cela pour les six premières représentations de chacune des deux Phèdre.

Mais ce n’était pas pour siffler Racine et la Champmeslé ou faire le moindre scandale que les places avaient été louées. Ce qu’avait trouvé Marie-Anne Mancini était bien plus perfide : le soir de la première, alors que le théâtre eût dû être comble, il ne vint personne. Les comédiens attendirent vainement leur public. Et il en fut ainsi les cinq soirs suivants, tandis que les amis de la duchesse s’entassaient à la Phèdre de Pradon et lui faisaient un succès.

Durant ces soirs sombres, la Champmeslé vit pleurer son ami pour la première fois.

— Les misérables, balbutiait-il, les mauvaises gens. Ils me le paieront… Oh oui.

— Le Roi te fera rendre justice, mon ami ; enfin, peut-être.

Entre les deux partis, la guerre éclata. On s’insulta à coups de libelles venimeux, on s’adressa des sonnets injurieux. On promit même à Racine des coups de bâton, et nul ne peut savoir jusqu’où se seraient portés les excès si le Grand Condé ne s’en était mêlé. Il s’entremit pour faire cesser la querelle, prit sous son égide toute-puissante le pauvre Racine et son ami Boileau-Despréaux, menacé lui aussi de la bastonnade, et tout rentra dans l’ordre.

Le soir où enfin un public impartial fut admis à l’hôtel de Bourgogne, la Champmeslé remporta le plus grand triomphe de sa vie. Elle avait été la plus merveilleuse, la plus bouleversante des Phèdres, et son souvenir devait à travers les siècles s’attacher à ce rôle, le plus difficile peut-être de tout le théâtre passé et présent.

Mais Racine était atteint en plein cœur, d’autant plus cruellement qu’il savait que Marie, si elle demeurait son amie, s’était détachée de lui amoureusement parlant. Il n’ignorait pas la passion naissante de la comédienne pour le comte de Clermont-Tonnerre. Comment l’aurait-il pu ? Durant la guerre des Sonnets, les amis de la duchesse de Bouillon avaient chanté partout :

« À la plus tendre amour elle fut destinée

Qui prit longtemps Racine dans son cœur

Mais, par un insigne malheur

Le Tonnerre est venu qui l’a déracinée… »

Il était las du monde, dégoûté du théâtre, et de plus, il avait fait sa paix avec Port-Royal. Le grand Arnauld, le fameux solitaire, et lui-même étaient tombés dans les bras l’un de l’autre en pleurant. Le poète n’aspirait plus qu’à retrouver la paix de la pieuse demeure. Un soir, il fit ses adieux à Marie.

— Nos chemins se séparent. Je ne crois pas que nous nous retrouverons.

Sincèrement émue, la comédienne avait les larmes aux yeux.

— Je te regretterai toujours, promit-elle.

Mais son cœur volage était pris ailleurs. Ses regrets ne devaient pas être bien longs. Elle n’eut même pas un pincement au cœur en apprenant le mariage de son ami, quelques mois plus tard, avec la timide, terne et pieuse Catherine de Romanet. Leurs routes, désormais, allaient suivre des voies séparées. Elle continuait à incarner ce théâtre dont Racine s’éloignait pour mieux soigner sa position à la Cour.

Racine ayant quitté le théâtre, en 1679, le couple Champmeslé entrait à l’hôtel de Guénégaud, dont ils prirent une grande partie des actions. Ils en avaient d’ailleurs gardé de l’hôtel de Bourgogne et quand, un an plus tard, les deux troupes fusionnèrent pour n’en faire plus qu’une, plus complète et plus riche, Charles et Marie furent les premiers sociétaires à part entière du théâtre qui venait de naître, l’un des plus illustres de tous les temps : la Comédie-Française.

Durant des années encore, Marie se dépensa sans compter au service d’un art qu’elle aimait passionnément. Sa santé s’altérait, les années venaient, mais elle voulait aller jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Et Racine, le tendre, l’ardent Racine qui l’avait tant aimée, écrivait méchamment : « Ce qui est le plus affligeant, c’est l’obstination que met cette malheureuse à renoncer à la comédie. »

De cette « malheureuse » cependant, Lulli disait à ses élèves : « Si vous voulez bien chanter ma musique, allez entendre la Champmeslé. »

Bientôt, pourtant, le corps vint à bout de l’esprit. Au début de 1698, totalement épuisée, Marie se retira dans sa petite maison d’Auteuil qui avait vu tant de fêtes joyeuses avec le fidèle Charles, le mari discret qui avait su être un si bon compagnon de route. Elle se savait perdue. Pourtant, elle résista jusqu’aux portes de la mort aux sollicitations de l’Église qui la pressait de signer le reniement du théâtre et de sa vie passée, que tout comédien devait signer s’il voulait être enterré chrétiennement. Cela lui semblait une lâcheté, un affreux déchirement. Ce ne fut qu’au tout dernier moment qu’elle se résigna et accepta de signer. Après quoi elle s’éteignit doucement. La Voix d’Or se tut pour toujours le 17 mai 1698. Elle avait cinquante-six ans.

Un mois après, Racine, dont décidément la pieuse retraite n’avait pas contribué à attendrir le jugement, écrivait à son fils :

« La Champmeslé est morte avec d’assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie très repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée de mourir… », prouvant ainsi que l’on peut être un très grand poète et avoir fort peu de cœur.

Cette « affliction », il devait d’ailleurs l’éprouver lui-même fort peu de temps après. Le 21 avril 1699, moins d’un an après la Champmeslé, Racine à son tour quittait ce monde.

Загрузка...