Racine était-il un assassin ?
L’audience de la Chambre ardente s’achevait pour ce jour-là. On était le 20 mars 1679 et, depuis huit jours, la devineresse Catherine Montvoisin, plus connue sous le nom de la Voisin, subissait son interrogatoire. La terrible affaire des Poisons, qui devait bouleverser le règne de Louis XIV, avait atteint son point culminant. Dans la salle de l’Arsenal où siégeaient les juges, les plus grands noms de France se croisaient, ainsi que les accusations les plus effrayantes. Ce n’étaient que « poudres de succession », messes noires, philtres, envoûtements, figures de cire percées d’aiguilles, bref, tout l’arsenal des sorciers sorti du plus obscur Moyen Âge.
Chaque jour, la Voisin ajoutait de nouveaux noms à sa liste, lançait de nouvelles révélations. Cette femme semblait intarissable, et le conseiller d’État Bazin de Bezons, qui présidait, s’épouvantait des abîmes de crime ouverts devant lui. Pour ce jour-là, en tout cas, il en avait assez. Un vent aigre balayait Paris, chargé d’une pluie glaciale, et le conseiller n’avait qu’une envie, celle de regagner sa demeure douillette, son grand fauteuil et son coin du feu. C’était déjà bien suffisant que son collègue habituel, le lieutenant de police Nicolas de La Reynie, fût absent ce jour-là.
Mais la Voisin, elle, ne semblait pas fatiguée. C’était une petite femme replète, assez jolie dans le genre vulgaire, mais dont la mine effrontée ne prédisposait guère en sa faveur. Le regard qu’elle posait sur l’assistance semblait alourdi de toutes les choses affreuses qu’il avait vues, et son nez un peu rouge disait qu’elle ne détestait pas la bouteille.
Soudain, après un instant de silence meublé seulement par le grincement de la plume du greffier sur le parchemin, la Voisin murmura :
— Au fait, Monsieur le conseiller, pourquoi donc ne m’interrogez-vous pas sur la mort de Marquise Du Parc, la comédienne de l’hôtel de Bourgogne, survenue voilà onze ans ? Est-ce parce que, comme le sieur Racine, vous appartenez à l’Académie ? Entre confrères, bien sûr, on se ménage !
Bazin de Bezons sursauta et jeta sur l’accusée un regard effaré.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? En quoi suis-je censé ménager Jean Racine ?
— En ce qu’il a empoisonné Marquise… et que vous ne l’avez point fait arrêter. Dieu sait pourtant qu’en son temps, la mort de la pauvre femme a fait assez de bruit !
En effet, Bazin s’en souvenait bien : la mort de la célèbre comédienne, rapide, inexplicable, avait fait quelque bruit. On avait d’autant plus chuchoté qu’elle était alors la maîtresse déclarée de Racine et que le caractère de l’amant n’était pas des plus aisés. En son for intérieur, le conseiller admettait volontiers que Racine avait un caractère étrange, imprévisible et assez mystérieux. Mais de là à ce qu’il fût un assassin, il y avait une grande marge ! Sévèrement, Bazin de Bezons demanda :
— En admettant que votre accusation fût fondée, sur quoi pourriez-vous l’appuyer ? Est-ce vous qui avez fourni le poison ? Racine était-il de vos clients habituels ?
Un pâle sourire étira sur le visage de la devineresse en même temps qu’une étrange lueur s’allumait dans ses yeux jaunes.
— Non, ce n’est pas moi qui ai fourni le poison, j’en fais le serment. Mais je connaissais Marquise Du Parc. Et je l’aimais bien. Elle avait confiance en moi… et elle est morte. Alors, puisque vous lavez tout ce beau linge sale, Monsieur le conseiller, lavez donc aussi celui de la pauvre Marquise. Il y a assez longtemps qu’elle attend d’être vengée. Ce serait trop injuste qu’elle soit la seule morte, parmi tous ceux dont vous vous occupez, qui n’eût pas réparation. J’ai dit que Racine l’avait empoisonnée, et je le maintiens ! Faites votre travail !
Elle n’avait plus rien à dire apparemment. Très ébranlé par le ton affirmatif de la femme, Bazin de Bezons leva la séance. L’affaire le dépassait. Il lui fallait voir La Reynie avant de poursuivre. La Voisin fut ramenée dans sa prison.
À cinquante-quatre ans, le lieutenant de police La Reynie avait vu et entendu trop de choses pour s’étonner encore de quoi que ce soit. L’homme qui avait donné à Paris une police digne de ce nom, qui avait nettoyé la capitale en purgeant les cours des Miracles et qui avait voué sa vie au service du Roi, ne laissait rien au hasard, et surtout entendait faire toute la lumière sur la terrible affaire des Poisons. Les confidences de Bazin de Bezons ne l’émurent pas outre mesure, pas plus que la situation éminente de Racine, alors directement protégé par Louis XIV, dont il était l’historiographe, étant par ailleurs le plus célèbre auteur dramatique de son temps. Son collègue hésitant sur la conduite à tenir, La Reynie décida d’entendre la Voisin avec lui. L’interrogatoire de la devineresse fut serré.
— Pour quelle raison, selon vous, Jean Racine aurait-il empoisonné Marquise Du Parc ? demanda le lieutenant de police.
— Par jalousie ! En effet, il y a une chose que vous ignorez, Monsieur le lieutenant de police, c’est que Racine avait épousé sa maîtresse.
— Épousé la Du Parc ? Racine ? Allons donc ! Cela se serait su !
— Cela s’est su, de quelques-uns tout au moins. Armande Béjart, en tout cas, Molière et la Gorla, la mère de Marquise, le savaient. Quant à la jalousie, Racine n’en a jamais manqué. C’est par jalousie que deux ans avant sa mort, il avait obligé Marquise à quitter la troupe de Molière pour l’hôtel de Bourgogne. Et pour un rien, il entrait dans de furieuses colères. Moi qui vous parle, j’ai assisté à plus d’une scène de ménage entre eux mais, pour ne pas faire de peine à Marquise, je n’en ai parlé à personne.
Comme elle semblait sûre de ce qu’elle disait, cette misérable femme dont, par ailleurs, les crimes ne se comptaient plus ! Sourcils froncés, La Reynie évita le regard épouvanté que lui lançait Bazin de Bezons et poursuivit :
— Pour justifier pareille jalousie, il fallait donc que Marquise fût légère. Une actrice, cela n’est pas autrement étonnant.
— Légère ? Pas tellement. Mais elle avait un admirateur passionné, obstiné : le chevalier de Rohan, celui qui…
— … a été décapité en 1674 pour avoir conspiré contre le Roi ?
— Tout juste ! Il était fou de Marquise et lui avait même offert de l’épouser.
Bazin de Bezons explosa.
— Épouser une actrice, un Rohan ? Cette fois, vous déraisonnez !
— Pas tant que cela ! J’ai des lettres de lui que Marquise m’avait confiées pour que son époux ne les trouve pas. Vous n’avez qu’à les lire.
— Pourquoi gardait-elle ces lettres ? Regret du passé ?
— Non, mais, à dire le vrai, je crois qu’elle a gardé des relations avec lui même après son mariage. D’où la fureur de votre académicien.
Le lieutenant de police eut un mince sourire.
— Allons, vous avez seulement un peu trop d’imagination. Vous détestez Racine qui vous a fait interdire sa porte peu après le moment où vous situez son mariage. Et vous vous vengez, c’est naturel !
Sans chercher à s’encombrer de respect superflu, la Voisin haussa les épaules.
— Vous faites erreur : ce n’est pas moi que je venge, c’est cette pauvre Marquise. Mais si j’invente, Messieurs les juges, répondez donc aux questions que voici : Pourquoi donc, pendant la dernière maladie de Marquise, le sieur Racine n’a-t-il laissé personne approcher la malade, pas même sa mère, pas même sa vieille servante, Nanette, qui lui était toute dévouée ? Même quand elle fut à la mort, la mère n’a pas eu le droit d’embrasser sa fille. Elle n’a appris le décès qu’après l’enterrement.
— Comment avez-vous pu savoir cela puisque vous ne pouviez approcher Marquise ?
— Par sa mère.
— Vous me dites que la Gorla, dont d’ailleurs la réputation n’est pas des meilleures, n’a pas pu franchir le seuil de la maison.
— Peut-être, mais Fléchois, le médecin de Marquise, l’a renseignée.
— Alors, je vais faire chercher ce Fléchois.
— Inutile. Il est mort il y a huit ans.
— Comme c’est commode ! Le seul témoin est mort ! Femme, nous faisons preuve d’une grande patience en vous écoutant.
— Pourquoi mentirais-je ? Qu’est-ce que j’ai à perdre maintenant ? Je sais bien que je vais mourir bientôt, et la mort de Racine n’empêcherait pas la mienne. Mais je veux mourir tranquille. Et je serai tranquille si ce grand misérable cesse enfin de jouir de l’impunité. En tout cas, que vous me croyiez ou non, je ne dirai plus rien, sinon ceci : Marquise était enceinte au moment de sa mort… et elle n’a même pas pu obtenir que l’on laissât venir à son chevet sa femme de chambre Manon, qui était sage-femme.
— Ainsi, Racine aurait empoisonné à la fois sa femme et son enfant ?
— Non, pas son enfant : celui du chevalier de Rohan. Et du même coup il se débarrassait d’une femme infidèle.
La confession de la Voisin avait, malgré la prévention qu’ils nourrissaient contre elle, assez sérieusement ébranlé les deux magistrats. La haute situation de Racine, en cette misérable époque où les plus grands étaient compromis dans les pires aventures, ne signifiait rien. On pouvait être un grand écrivain et un affreux personnage. D’ailleurs, le caractère difficile de Racine ne plaidait guère en sa faveur.
Soucieux et ne sachant trop à quel parti se résoudre, les deux hommes en référèrent à Louvois après mûre réflexion. Le ministre dut à son tour réfléchir assez longuement car ce fut seulement le 11 janvier 1680 que le conseiller Bazin de Bezons et La Reynie reçurent de sa part le billet suivant : « Vous trouverez ci-joint les ordres du Roi pour faire arrêter la dame Larcher (une complice de la Voisin). Ceux pour l’arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt que vous les demanderez. »
Il n’y avait plus qu’à poursuivre, à fond cette fois, l’instruction de cette sombre affaire. La Reynie décida, avant d’envoyer les exempts au domicile de l’écrivain, de l’entendre en privé dans son cabinet de l’hôtel de police.
À quarante ans, Jean Racine avait l’allure imposante et la noblesse de traits qui convenaient à son personnage. Encore beau, très brun, il plaisait aux femmes, malgré la dureté de son regard et le pli serré de ses lèvres. S’il ne montra pas trop d’étonnement de se voir convoqué chez le lieutenant de police, il s’emporta dès les premiers mots que prononça La Reynie.
— Une dénonciation de la Voisin ? En vérité, Monsieur le lieutenant de police, il serait navrant, s’il n’était bouffon, de voir un homme de votre valeur attacher du prix aux ragots d’une telle misérable !
— La Voisin était ce qu’elle était, monsieur. Elle a payé sur le bûcher pour ses crimes. Mais ses confessions, tout au moins le peu que nous en avons pu tirer, furent empreintes d’une sincérité qui donne du prix à ses propos.
— C’est inimaginable ! Si je vous comprends bien, cette femme a osé m’accuser d’empoisonnement et vous, vous m’avez convoqué ici pour que je m’explique ?
— C’est cela même, Monsieur !
— Alors, souffrez que je vous quitte ! Si vous avez des explications à demander à son sujet, allez donc les demander au Roi. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il me veut du bien et que…
— Je sais surtout, Monsieur, que le Roi veut la justice ! De plus grands que vous sont venus s’asseoir dans ce fauteuil où je vous vois… avec l’accord du Roi !
— Ce qui veut dire ? fit Racine en pâlissant légèrement.
— Que je puis vous faire arrêter ce soir, si je le juge bon ! Et le Roi m’approuvera. À moins… que vous ne consentiez à répondre de bonne grâce à quelques questions !
La foudre tombant sur l’écrivain ne l’eût pas anéanti davantage. Ses jambes fléchirent sous lui et il se rassit, froissant entre ses doigts nerveux les plumes de son chapeau.
— Que voulez-vous savoir ? fit-il d’une voix éteinte. Je peux vous jurer que je ne l’ai pas empoisonnée. Ce fut un accident… un affreux accident ! Vous comprenez : je l’aimais… je l’aimais comme un fou !
» Marquise avait trente et un ans lorsque je l’ai connue en 1664. Elle venait de perdre son mari, ce bon René Du Parc qu’elle avait épousé à seize ans et qui, tout en lui donnant plusieurs enfants, en avait fait la plus adorable comédienne de notre temps. Bien sûr, elle avait beaucoup de peine car elle avait aimé René, mais sa beauté était au plus merveilleux de son épanouissement. Elle avait, vous le savez, une grâce, un charme qui n’appartenaient qu’à elle. C’était pour cela qu’on l’avait surnommée Marquise, son vrai nom étant Thérèse Gorla.
» Comment, dans ces conditions, ne l’aurais-je pas aimée ? Tant d’autres l’aimaient ou l’avaient aimée : Molière, La Fontaine, les deux Corneille. Vous souvenez-vous encore, Monsieur de La Reynie, de ce poème charmant et indigné que Corneille lui avait envoyé, furieux qu’il était d’avoir été repoussé avec un éclat de rire à cause de son âge ?
“Marquise si mon visage
A quelques traits un peu vieux
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux…”
» Je vous fais grâce de tout le poème. Je sais seulement que Marquise n’en avait pas été autrement émue, et même qu’elle avait ri en le lisant. Elle était si belle ! Comment pouvait-elle imaginer qu’elle était, comme les autres, appelée à vieillir… Elle aimait la vie, elle aimait l’amour, et jamais comédien n’eut une épouse plus attentive et plus tendre que ce pauvre Du Parc.
— Il venait de mourir lorsque vous avez connu Marquise ?
— Oui… Cela valait mieux. J’étais déjà bien assez jaloux de lui rétrospectivement. Savez-vous que Marquise m’a fait attendre trois ans, trois mortelles années, avant de me laisser l’aimer ? Encore ai-je dû…
— L’épouser ? Oui, je sais, fit tranquillement La Reynie. Poursuivez donc, Monsieur Racine.
— Oui. Je l’ai épousée. Et je ne l’ai pas regretté. Car j’ai eu en elle tout à la fois la meilleure des épouses, la plus folle des maîtresses et la plus admirable interprète.
— On dit que vous l’avez obligée à quitter la troupe de Molière.
— Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? J’avais besoin d’elle pour créer Andromaque puis Britannicus… Elle n’avait plus rien à faire chez Molière… qui d’ailleurs lui était un peu trop attaché !
— Donc, vous étiez jaloux… jaloux au point d’écarter d’elle jusqu’à ses amies… sa mère ?
— Oui, j’étais jaloux ! affirma l’écrivain avec force. C’était normal. J’étais plus jeune qu’elle mais je ne pouvais lutter avec son éclat… et je craignais Molière. Quant à celles que vous appelez ses amies : des sorcières, des misérables, pour la Voisin ou la Delagrange ! La belle perte qu’elle faisait là ! Jamais Marquise n’aurait dû approcher de telles créatures.
— Et sa mère !
— La Gorla ne valait pas mieux ! Elle profitait de sa fille sans pudeur, elle jouait les entremetteuses, s’ingéniant toujours à mettre sur le passage de Marquise des hommes fortunés… quel que soit leur âge ! Je ne pouvais pas le supporter.
La Reynie fit signe qu’il comprenait et qu’il pouvait poursuivre. Racine, alors, continua :
— Nous avons été heureux, très heureux… jusqu’au début de l’année 1668, où le chevalier de Rohan, qui l’avait jadis poursuivie d’un amour insensé, a reparu dans sa vie.
Durant des heures, ce soir-là, Racine avait attendu Marquise dans leur petit appartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain, des heures qui lentement, avaient usé sa patience, tout au moins le peu qui lui en restait, car depuis quelques mois, Marquise avait changé. Elle était distraite, souvent en retard, un peu distante et, bien souvent, les élans de passion de son époux s’étaient heurtés à une froideur gênée.
Inquiet, puis jaloux, il avait fait une enquête, avait découvert que la jeune femme allait plus souvent qu’autrefois chez sa mère. Il s’était fâché alors, des scènes avaient éclaté que Marquise avait supportées avec peine, ripostant, agacée, qu’elle avait le droit de voir sa mère, et que rien ni personne ne l’en empêcherait. Malheureusement, l’écrivain avait découvert depuis peu que le chevalier de Rohan était bien souvent à Paris et que parfois, on le voyait franchir le seuil de la Gorla.
Ce soir-là, Marquise n’était pas chez sa mère et cependant, elle n’était pas rentrée. Le temps était affreux. Une pluie glaciale noyait Paris, qui peut-être se couvrirait de neige avec les premiers jours de décembre. Il faisait nuit. Depuis longtemps, Marquise aurait dû être rentrée, d’autant plus qu’elle était lasse, de santé chancelante depuis quelques semaines. Racine avait fait le tour de tous les endroits où elle aurait pu se trouver, en vain.
Il était près de dix heures quand, enfin, son pas se fit entendre. Retenant mal sa colère, Racine bondit vers la porte, déjà prêt à crier, mais en voyant paraître la jeune femme, affreusement pâle et les yeux largement cernés, il n’osa pas, se contentant de demander sèchement :
— Où étais-tu ? Je t’ai cherchée partout… même chez ta mère. Personne ne t’a vue !
Elle lui jeta un regard lassé, ôta sa mante de soie épaisse et la tendit à Nanette, sa vieille servante, qui était accourue en l’entendant rentrer. Puis, lentement, elle alla vers la cheminée, tendit au feu ses mains glacées. Quand Nanette fut sortie, elle dit enfin :
— J’étais chez un médecin ! Il était sorti, j’ai dû attendre longtemps.
— Pourquoi ? Était-ce si important ? Tu te sens si mal ?
Elle fit signe que oui mais eut un faible sourire.
— A-t-il dit de quel mal tu souffrais ?
Le ton était sec encore mais Marquise, tout entière à son rêve intérieur, ne parut pas y prendre garde. D’une voix unie, elle déclara :
— Oui… Je vais avoir un enfant !
Le silence qui suivit le mot fut si profond qu’il devint vite intolérable, du moins pour Racine, car Marquise, elle, ne semblait pas en souffrir. Elle souriait aux anges, et ce sourire ranima la fureur du poète. Annonce-t-on de la sorte à un homme que l’on va lui donner un fils ? S’efforçant encore de se contenir, il murmura :
— Et… de qui est cet enfant ?
Marquise sursauta, parut prendre enfin conscience de la présence de son mari, de la colère que révélait son visage.
— De qui veux-tu qu’il soit ?
— Ah, non ! Tu ne vas pas me dire que j’en suis le père ! Cela, je refuse de l’accepter. Voilà des mois que tu n’es plus pour moi ce que tu étais, que tu as changé ! Combien de fois m’as-tu laissé t’approcher ? Tu avais tes migraines, ou des vertiges, ou Dieu sait quoi ! Non, Marquise, tu ne parviendras pas à me faire croire que je suis le père de cet enfant ! Par contre, tu vas me dire de qui il est.
— Est-ce que tu deviendrais fou ! Comment oses-tu me parler de la sorte ?
Débutant ainsi, la scène qui suivit ne pouvait aller qu’en croissant. Elle fut terrible, impitoyable. Durant une nuit entière, Jean Racine et Marquise se déchirèrent, lui attaquant sans relâche, elle se défendant avec une énergie qui peu à peu allait s’affaiblissant. Mais lui voulait savoir. Sans pitié pour la femme à bout de forces qu’il avait en face de lui, il posait sans cesse les mêmes questions sous des formes différentes, cherchant la faille dans ce qu’elle lui répondait. La jalousie le rendait fou, et il eût été capable de la tuer si, finalement, au lever du jour, Marquise, épuisée, ne s’était enfin décidée à avouer : non, l’enfant qu’elle portait n’était pas de Racine. C’était celui du chevalier de Rohan. Elle l’avait revu, deux ou trois fois, pas plus, mais les anciens souvenirs s’étaient réveillés, plus émouvants qu’elle ne l’aurait cru. Elle avait cédé… et maintenant, ces courts instants avaient porté leur fruit.
— Mais, ajouta-t-elle au milieu d’un torrent de larmes, je jure que c’est fini. Il est reparti pour la Bretagne et je ne le verrai plus… plus jamais, je te le jure !
— Tu le jures mais tu étais prête à m’imposer l’enfant que tu lui dois !
— Que pouvais-je faire d’autre ? Quand j’ai compris ce qui m’arrivait, j’ai cru devenir folle, je ne voulais pas mais, quand le docteur m’a dit que mes craintes étaient fondées, chose étrange, j’ai cessé de me révolter. J’étais, oui, je crois bien que j’étais presque heureuse ! Un enfant ! C’est si merveilleux un enfant !
— Libre à toi de trouver cela merveilleux ! Moi je n’en veux à aucun prix !
Comme elle lui avait fait horreur, cette femme mielleuse aux discours pleins de sous-entendu qu’il était allé trouver sur le conseil d’un ami ! Son officine sentait les histoires louches, les secrets nauséabonds, les trafics sordides. Elle lui aurait vendu du poison s’il lui en avait demandé, il le devinait. Il aurait suffi d’y mettre le prix. Mais ce n’était pas cela qu’il voulait.
— Il faut interrompre une grossesse indésirable, avait-il dit.
— Ce n’est que cela ? C’est bien facile.
La femme lui avait mis dans la main, en échange d’une pièce d’or, une petite fiole de verre sombre.
— Que la personne en boive le contenu au moment d’aller au lit. Quelques heures plus tard, il n’y paraîtra plus.
Lorsqu’il lui avait donné la fiole, Marquise n’avait pas protesté. Elle avait compris qu’en supprimant l’enfant à naître, elle supprimait du même coup toutes les causes de dispute avec son époux. Et puisqu’elle avait définitivement rompu avec le chevalier…
— Les choses ne sont point encore si avancées, avait-elle dit. Tout ira très bien !
Tout avait été très mal. La nuit qui avait suivi, Racine en gardait, malgré les années écoulées, une impression de cauchemar. Marquise avait souffert effroyablement. Le médecin était venu mais il avait diagnostiqué une fausse couche sans chercher à savoir comment elle était venue.
— Du repos, une bonne nourriture, et tout rentrera dans l’ordre, avait-il dit avec optimisme, son ignorance venant au secours de sa bonne volonté.
Rien de tout cela n’avait fait d’effet. Peu à peu, Marquise s’était affaiblie. Elle avait été prise de fièvre. Dans la maison, seul Racine la soignait. D’un commun accord, ils avaient éloigné tout le monde, même Nanette, pour que personne ne sût ce qui se passait chez eux.
— Je vais aller mieux, répétait Marquise, je vais aller mieux bientôt, je le sens.
Au soir du 11 décembre, comme Racine lui apportait une tasse de bouillon, il l’avait trouvée morte dans son lit.
Le visage que le poète releva vers le lieutenant de police était si ravagé que La Reynie en eut pitié.
— Voilà, vous savez tout ! J’ai tué Marquise sans le vouloir… et ce souvenir est encore, malgré le temps écoulé, le remords de mes nuits. Depuis, j’ai repris femme et ma seconde épouse ignore tout de cette affreuse aventure, mais moi, tant que je vivrai, je n’oublierai pas !
Le lieutenant de police laissa un silence s’installer dans la grande pièce. Il avait pris une plume d’oie sur sa table à écrire et la mordillait en regardant son visiteur. Ses yeux semblaient vouloir fouiller jusqu’au fond de l’âme de Racine qui, enfin, demanda d’une voix étranglée :
— Qu’allez-vous faire de moi ? Si vous voulez m’arrêter, je vous demande de me laisser le temps d’éloigner ma femme…
La Reynie, enfin, se leva, jeta la plume.
— Vous arrêter ? Non… Vous l’avez dit, c’était un accident. Je sais, parce que j’ai cherché à le savoir, que vous avez terriblement souffert de la mort de votre femme… On n’est pas malheureux à ce point lorsque l’on a voulu la mort de quelqu’un. Rentrez chez vous, Monsieur Racine… et oubliez tout cela ! Je dirai au Roi et à Monsieur de Louvois qu’il n’y avait pas matière à poursuites. C’est votre amour trop exigeant qui a tué Marquise Du Parc… ce n’est pas vous !