Un prince des Mille et Une Nuits et une épouse bien sage
Le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs à la Cour du roi Louis XIV, avait une longue habitude des envoyés royaux. Il n’était pas rare qu’un pays étranger déléguât un haut personnage à Versailles pour y échanger des politesses ou y signer des traités d’amitié plus ou moins respectés avec le Roi-Soleil. Mais en se rendant ce matin-là à Charenton, où un grand hôtel au bord de l’eau était réservé aux ambassadeurs, il ne se doutait certainement pas des difficultés qu’il allait rencontrer, bien qu’il sût déjà que le nouvel hôte de la France, en l’occurrence Son Excellence Mehemet Riza Bey, envoyé extraordinaire du shah de Perse, n’était pas un personnage facile à vivre.
Depuis qu’il avait débarqué à Marseille, le Persan avait causé une foule d’ennuis au protocole. D’abord, il refusait énergiquement de voyager en carrosse, qu’il qualifiait de boîte incommode et étouffante. Il ne voulait voyager qu’à cheval, ce qui, dans chaque bourg traversé, causait une petite révolution à cause de l’étrangeté du personnage. Ensuite, il voulait être partout précédé de sa bannière, ce qui était formellement interdit par le protocole. Enfin, il refusait obstinément de manger autre chose que ce qui était préparé par ses propres gens dont, d’ailleurs, le nombre avait posé plus d’un problème. Mais enfin, Mehemet Riza Bey était bien arrivé à Paris, et le baron de Breteuil pouvait honnêtement espérer que, désormais, les choses iraient toutes seules.
Il se trompait lourdement. À peine en présence de Riza Bey, il le salua profondément et, du ton posé qui convenait, l’informa que le Roi le recevrait deux jours plus tard à Versailles, s’attendant à de grands remerciements pour une si flatteuse célérité. Mais le Persan, assis en tailleur sur son divan, se contenta de tirer de sa bouche sa pipe à eau et de prononcer un seul mot que traduisit l’interprète :
— Impossible !
— Comment cela, impossible ?
Le baron s’étrangla presque en articulant ces mots.
— Mais… c’est la décision de mon Roi !
— Ton Roi, ô messager, ne saurait entrer en lutte avec la Lune. Et c’est la Lune qui s’oppose à ce que je me rende au jour qu’il a fixé dans son palais.
— La… la Lune ! Est-ce que vous ne vous trompez pas ? demanda Breteuil en se tournant vers l’interprète. Celui-ci, un brave homme de prêtre nommé Godereau, qui était au surplus curé d’Amboise, écarta les bras en un geste d’impuissance.
— Non. Il a bien dit la Lune. Ces gens-là, ces païens, croient dur comme fer aux astres et ne sauraient bouger le petit doigt si la Lune est contraire.
— Et comment pensez-vous que le Roi prendra cette histoire de Lune ?
— Je n’ose pas l’imaginer. Mais il est certain que l’on ne pourra tirer Son Excellence d’ici avant que la Lune ne soit redevenue favorable.
— Cela peut être long.
— Je sais, mais que Monsieur le baron considère que je n’y peux rien…
Furieux mais se maîtrisant, l’envoyé royal salua raidement, tourna les talons. Il allait quitter la maison quand le curé Godereau le rattrapa.
— Monsieur le baron… Quelque chose me tourmente.
— Quoi encore ? fit Breteuil, hargneux. Adressez-vous à l’astrologue de la maison.
— Ce n’est pas de son ressort. Depuis que nous sommes ici, des dames de la Cour et de Paris viennent en carrosse chaque après-midi stationner devant cette maison. Malgré leurs prières, je n’ose les laisser entrer.
— Et pourquoi donc ? Laissez-les entrer, morbleu ! Cela en fera toujours qui ne seront point trop déçues. Et puis, outre que cela ne peut faire aucun mal, ce Persan de malheur les amusera un moment ! Laissez entrer, mon ami, laissez entrer.
Sur ce, le baron regagna son carrosse et reprit au grand galop le chemin de Versailles.
L’après-midi même, une foule de jolies femmes, enchantées de l’aubaine, étaient introduites par un Godereau légèrement affolé dans le salon meublé de divans et de coussins où se tenait Riza Bey. Elles pépiaient comme une volée de jolis oiseaux dorés et chatoyants, emplissant la vaste pièce d’un bruit de volière et riant de se voir désigner, pour s’asseoir, des coussins posés à même le sol.
Riza Bey avait quitté son divan et, arborant un large sourire, saluait, désignait à l’une un coussin, regardait l’autre, adressait à une troisième quelques paroles qu’elle ne pouvait comprendre. Godereau se multipliait pour traduire les questions, les réponses, persuadé d’avoir atteint l’enfer. Il y eut un moment d’accalmie : sur un claquement de doigts de Riza Bey, des serviteurs venaient d’entrer, portant des plateaux sur lesquels s’entassaient des confitures, des gâteaux de miel, des nougats noirs, des amandes sucrées, des guimauves, des dattes, des fruits étranges qui firent la joie des gourmandes et des curieuses. Toutes ces dames picorèrent à qui mieux mieux dans les plateaux posés devant elles. Toutes ? Non. Assise entre l’épouse d’un président et une petite baronne à l’œil éveillé, une très jeune femme ne mangeait rien, se contentant de regarder Riza Bey comme si elle voulait graver à jamais son image dans sa mémoire. Elle était ravissante, d’un blond de clair de lune, avec de grands yeux doux, une petite bouche tendre encore enfantine, une grâce infinie dans chacun de ses gestes mais une sorte d’inconsciente provocation dans chaque mouvement d’un corps sans défaut. Elle avait dix-sept ans, elle était mariée depuis dix-huit mois à un officier qu’elle n’aimait pas mais qui avait le bon esprit d’être à la guerre et elle était venue là comme au spectacle, convenablement chaperonnée par sa mère, Madame de La Roche.
En présence du prince persan, Adélaïde de Lespinay éprouvait une sensation étrange, qu’elle ne connaissait pas. Elle s’émerveillait de découvrir un homme aussi beau et cependant il lui semblait qu’elle l’avait toujours connu, toujours attendu. Ses grands yeux largement ouverts, elle contemplait l’ambassadeur avec un ravissement visible. Riza Bey, à vrai dire, était séduisant. Grand, mince, la peau basanée, il avait une belle bouche charnue encadrée d’une courte barbe noire luisante comme du satin, de larges yeux sombres à la fois veloutés et brillants. À tout cela se joignaient le charme de l’exotisme et une allure souveraine, inimitable.
Le regard bleu et le regard noir s’accrochèrent, se nouèrent… Adélaïde vit que Riza Bey, d’un geste sec, appelait Godereau près de lui, lui murmurait quelques mots à l’oreille. Puis elle vit le prêtre lever les bras au ciel, prononcer rapidement, précipitamment, quelques mots, agité comme s’il refusait quelque chose. Mais le visage du Persan se fit menaçant et Godereau, finalement, s’approcha de Madame de Lespinay.
— Monseigneur désire, Madame, que je vous fasse savoir combien il vous trouve belle.
Les joues de la jeune femme s’empourprèrent à ce compliment sans nuance.
— Son Excellence a beaucoup de bonté et d’indulgence.
— Nullement, Madame, nullement. Le prince désire en outre vous revoir… souvent ici !
— Dans ce cas, dites au prince que je reviendrai… avec plaisir !
Madame de La Roche, assise près de sa fille, avait continué à grignoter des confiseries sans paraître s’apercevoir de ce qui venait de se passer.
Plusieurs jours de suite, Madame de Lespinay revint à Charenton, toujours accompagnée de sa mère qui avait paru trouver tout naturel que sa fille, très « amusée » par son après-midi, voulût le renouveler. Et le dialogue muet, par le seul truchement des yeux, continua entre l’ambassadeur et cette très jeune femme, encore presque une couventine, qui cependant s’abandonnait avec tant d’enthousiasme à un sentiment envahissant.
Vint le jour où la Lune permit à Riza Bey de se rendre à Versailles. C’était le 19 février. Il faisait un froid affreux mais l’ambassadeur n’en refusa pas moins obstinément de prendre un carrosse. Cette fois Adélaïde, éblouie, put voir Riza Bey dans toute sa gloire. Superbement vêtu de drap d’argent, portant de magnifiques joyaux, il s’avança vers Louis XIV qui l’attendait sur le trône, paré de quelques-uns des célèbres diamants de la Couronne et entouré de toute sa Cour. Debout au milieu des dames, Madame de Lespinay dévorait des yeux son beau prince avec un sentiment de désespoir. Cette entrevue n’allait-elle pas mettre un point final à son roman muet ? Une fois reçu par le Roi-Soleil, Riza Bey n’aurait plus rien à faire en France et reprendrait le chemin de son lointain pays. À cette seule idée, la jeune femme se sentait défaillir. Comment imaginer désormais une existence où ne serait plus ce merveilleux météore ?
Elle osa, à l’issue de la réception, tandis que l’ambassadeur faisait servir du café à toute la Cour et, faveur insigne, lui en offrait une tasse de sa propre main, lui demander s’il allait quitter la France. Cette fois, le cher Godereau était absent, mais depuis qu’il avait regardé Adélaïde pour la première fois, Riza Bey s’était mis secrètement à l’étude du français. Il comprit donc la question et s’inclina sans répondre… sans se douter non plus que, ce faisant, il plongeait la jeune femme dans le désespoir car, en persan, oui veut dire non et vice versa. Il pensait donc lui faire comprendre qu’il entendait demeurer encore, alors que Madame de Lespinay crut qu’il allait partir.
Cette nuit-là, Adélaïde trempa son oreiller de ses larmes.
Pourtant, elle se consola bien vite. L’abbé Godereau, fort embarrassé du rôle qu’on lui faisait jouer, vint lui dire que Riza Bey souhaitait qu’elle vînt goûter.
— Est-ce que Son Excellence part bientôt ?
— Mais… je ne pense pas ! Son Excellence m’a au contraire fait connaître sa décision de me garder encore quelque temps à son service.
Brusquement, une joie violente, presque sauvage, envahit Adélaïde. Il restait ! Il refusait de s’éloigner déjà… Était-elle pour quelque chose dans cette décision ?
Elle n’en douta plus quand, la voyant arriver, pour une fois sans sa mère qui, ce jour-là, avait un peu de migraine, Riza Bey descendit de son divan et vint à elle pour s’incliner deux ou trois fois, en grande cérémonie.
— Son Excellence dit que votre présence est pour elle le plus grand des bonheurs, traduisit Godereau du bout des lèvres. C’est pour en jouir plus longtemps qu’elle a retardé son départ.
Il eût continué à traduire si Riza Bey, d’un sec claquement de doigts, ne lui eût imposé silence et ne l’eût renvoyé. La jeune femme et le prince demeurèrent face à face. Alors, de son doigt, Riza Bey retira une bague admirable ornée de turquoises et de perles et l’offrit à la jeune femme.
— Pour vous…, dit-il dans un français hésitant et peu compréhensible, avec mon cœur.
L’entrée tumultueuse de quelques-unes des jolies visiteuses habituelles coupa court à l’entretien mais tant que dura, ce jour-là, sa visite, Adélaïde garda la bague dans sa main fermée, serrant ses doigts dessus comme sur une promesse formelle. Riza Bey ne la quittait pas des yeux.
Le séjour prolongé de Riza Bey et plus encore les continuelles visites féminines qu’il recevait irritaient et inquiétaient à la fois la sévère marquise de Maintenon. Ce Persan fleurait trop le paganisme pour elle. Aussi convoqua-t-elle à la fois le baron de Breteuil et le ministre Pontchartrain pour leur faire comprendre que la comédie avait assez duré.
— On jase, dans les ruelles, de la passion que ce païen aurait éveillée chez la jeune Madame de Lespinay. Il n’est pas convenable que la réputation de l’épouse d’un officier du Roi soit ainsi compromise. Il y a aussi cette partie de campagne que l’ambassadeur a offerte à ses belles amies aux Champs-Élysées et qui a failli dégénérer en émeute. Le Roi ne veut pas d’un tel désordre ! Faites savoir à Riza Bey que nous sommes honorés de sa présence, mais que sa visite a assez duré !
La commission était difficile à faire, et les deux seigneurs se demandaient comment elle serait accueillie. Mais, à leur grande surprise, Riza Bey se contenta de leur dire qu’il avait hâte, lui aussi, de regagner son pays et qu’il attendait seulement… une Lune favorable pour aller s’embarquer au Havre !
La veille, il avait trouvé le moyen de s’isoler un instant avec Adélaïde et, dans son français parcellaire, lui avait dit :
— Je, bientôt partir ! Vous… venez avec moi !
Les yeux bleus s’étaient agrandis sous l’effet de la surprise, puis emplis de larmes. Elle avait secoué la tête.
— Je ne peux pas… Je ne peux pas !
Mais lui, avec une autorité soudaine, serrant entre ses doigts durs le mince poignet :
— Si ! Il faut… Je veux !
Le jour où Riza Bey quitta Charenton, il y avait sur la berge un grand concours de peuple car le prince oriental avait décidé de quitter Paris par la voie des eaux et, dans une grande barge pavoisée, de se laisser glisser jusqu’à l’estuaire où une galère anglaise devait l’embarquer. On souhaita bonne route au voyageur avec, à la Cour, un certain soulagement.
— Voilà la petite Lespinay à l’abri de la tentation, commenta Madame de Maintenon.
Elle ignorait que, le lendemain même, Adélaïde devait quitter Paris déguisée en marchande de pain dans une carriole sans apparence mais tirée par un vigoureux cheval. Quelques relais la menèrent jusqu’au Havre, sous la conduite d’un serviteur de Riza Bey, déguisé comme elle. Aux abords de la ville, dans une maison discrète, Adélaïde fut installée dans une grande caisse capitonnée et pourvue d’une ingénieuse aération que l’on monta avec les autres bagages du prince dans la galère. Les autorités de la ville regardèrent tranquillement embarquer les coffres et les malles sans rien soupçonner. L’or de Riza Bey avait acheté plus d’une complicité et, avant tout, celle d’un interprète à la conscience moins sourcilleuse que le bon Godereau.
Quand la galère eut pris la mer et que les voiles gonflées eurent relayé les rames des galériens, le coffre s’ouvrit et Adélaïde se jeta dans les bras de son beau prince. Elle partait, heureuse, délivrée, sans un regret, sans un remords, abandonnant patrie, rang, fortune, mari, famille pour l’amour de ce presque inconnu. Un merveilleux voyage de noces commençait.
Il représenta la presque totalité du bonheur de la jeune femme. Quinze jours après son retour dans son palais d’Ispahan, Riza Bey mourut brusquement… trop brusquement pour que cette mort ne fût pas suspecte. Peut-être son souverain lui en voulait-il d’avoir enlevé cette Européenne, peut-être était-ce la vengeance d’une femme de harem jalouse ? Qui pouvait savoir ?
Adélaïde de Lespinay pleura si fort qu’elle pensa mourir de douleur mais quand on lui fit demander si elle souhaitait regagner son pays, elle répondit fièrement :
— Mon seigneur m’avait épousée ! Je suis sa veuve. Je lui demeurerai fidèle par-delà le tombeau.
Et plus jamais la France n’entendit parler de la petite comtesse aux yeux bleus qui, pour l’amour d’un prince, avait tout oublié.