Françoise de Roquelaure : entre l’amour et l’avarice

Un prince breton et une fille inavouée de Louis XIV

Hercule-Mériadec !

Dans le courant du mois de décembre 1707, il fut grandement question, dans les salons de Versailles, d’un mariage auquel on disait que le roi Louis XIV prêtait bénévolement la main en attendant de lui donner sa bénédiction : celui du jeune prince de Léon, fils du duc Charles de Rohan et de la duchesse, née Guéménée, avec l’une des filles de la duchesse de Roquelaure, la jeune Françoise. Fille de la duchesse mais pas du duc ! Car ce n’était un secret pour personne dans les milieux bien informés que l’enfant avait été conçue à une époque où le Grand Roi s’occupait fort de sa mère alors que le duc guerroyait quelque part du côté des Pays-Bas. On dit même que, lorsque la nourrice la lui présenta, Roquelaure, qui ne manquait ni d’esprit ni d’élégance, la salua profondément en disant : « Soyez la bienvenue, Mademoiselle, je ne vous attendais pas si tôt. »

Quoi qu’il en soit, la Nature se chargea de le venger car, alors que ses autres enfants héritaient de la beauté de leur mère, la fille du Roi-Soleil, bossue et fort laide, était complètement ratée. Aussi prolongea-t-on quelque peu son éducation au couvent des Filles de la Croix, situé rue de Charonne1. C’était d’ailleurs une agréable maison pourvue d’un très beau jardin où la jeune Françoise atteignit tranquillement l’âge de vingt-quatre ans sans se trouver trop malheureuse.

C’est là que sa mère vint un beau matin lui annoncer que son mariage avait été décidé par le Roi et qu’elle pouvait se préparer à devenir prochainement princesse de Léon. Elle pouvait aussi se disposer à recevoir sous peu la visite de son fiancé.

Si Françoise était laide, le futur n’était pas beaucoup plus beau. Il avait vingt-sept ans, il était maigre et sec comme un jour de Carême et tout le contraire d’un Adonis mais… mais il était tout de même assez séduisant grâce à son esprit, son amabilité, sa gaîté, son élégance et, disons le mot, par son charme. Avec cela grand viveur, grand buveur, grand coureur et grand prodigue lorsqu’il s’agissait de ses plaisirs, mais avare comme Harpagon lorsqu’il s’agissait d’autrui. Un trait de caractère familial, qu’il partageait avec Monsieur son père et Madame sa mère.

Or, au moment de la fameuse entrevue dans le parloir du couvent, il se passa l’un de ces miracles comme l’amour seul est capable d’en faire : ces deux laiderons se subjuguèrent mutuellement. Il faut d’ailleurs ajouter, pour une meilleure compréhension du phénomène, que si la jeune fille était contrefaite et sans beauté, elle possédait les mêmes qualités que son fiancé : un esprit du diable, une extrême vivacité, et donc un charme certain.

Les choses en étant à ce point, l’histoire devrait s’arrêter là et se clore dans l’apothéose d’un grand mariage à Versailles en présence du Roi, de son épouse morganatique la marquise de Maintenon et de toute la Cour. Mais c’est hélas compter sans la pingrerie bien connue des Rohan et le fait que la duchesse de Roquelaure, assez près de ses sous quoique fort riche, considérait avec complaisance la grande fortune des princes bretons. Mais écoutons plutôt Saint-Simon :

« Sur le point de signer, tout se rompit avec aigreur par la manière altière dont la duchesse de Roquelaure voulut exiger que le duc de Rohan donnât plus gros à son fils. Lui et sa femme se piquèrent, tinrent ferme et rompirent… »

La raison profonde des exigences de la dame et du refus des Rohan tenait surtout au fait qu’au moment où les pourparlers de mariage s’engageaient, une certaine Florence Pellerin, fille d’un gargotier de Saint-Germain-des-Prés, faisait son entrée à la Bastille – avec son plein consentement d’ailleurs – par la vertu d’une lettre de cachet obtenue par le duc de Rohan. Depuis quatre ans, en effet, cette Florence, fort belle personne au demeurant, tenait Hercule-Mériadec captif de ses charmes au point qu’il avait même parlé de l’épouser et qu’elle était en train de lui donner un enfant. À la Bastille, elle eut d’ailleurs un traitement de grande dame et obtint même la permission d’aller faire ses couches chez la femme d’un exempt de la prison, Marie Bazin, devenue son amie, après quoi elle entra, toujours à sa demande, dans un agréable couvent où elle devait couler des jours paisibles en attendant de jouir en toute tranquillité de la petite fortune qu’on lui avait donnée. Une fortune qui avait fait grincer des dents chez les Rohan, et que Madame de Roquelaure jugeait indécente. Elle partit alors du principe que les futurs beaux-parents devaient faire un effort financier, après un tel scandale, pour avoir l’honneur de s’allier à elle. Il advint de ses exigences ce que l’on sait.

Mis en demeure de renoncer à épouser sa chère Françoise, Hercule-Mériadec, désespéré, se précipita rue de Charonne pour apprendre la nouvelle à sa « fiancée ». Les deux jeunes gens commencèrent alors par se désoler ensemble en déplorant la sécheresse de cœur et l’avarice des auteurs de leurs jours, avant de se prendre à réfléchir. La seule solution était de mettre les parents devant le fait accompli.

— Je vous enlève, je vous épouse et nous verrons bien.

Naturellement, Françoise approuva hautement ce projet qui flattait si agréablement la corde romanesque toujours prête à vibrer dans le cœur d’une fille élevée chez les nonnes. Et l’on prit sur-le-champ des dispositions pour en mener à bien la réalisation. En trois jours, l’affaire serait réglée.

En effet, Madame de Roquelaure, qui ne quittait guère Versailles, avait autorisé depuis longtemps la supérieure du couvent à laisser sortir Françoise et sa gouvernante Marguerite Vitu toutes les fois que sa marraine, la marquise de La Vieuville, la réclamerait.

Renseigné sur cette circonstance intéressante, Hercule-Mériadec ne perdit pas de temps ; il fit repeindre un de ses carrosses, ajouta sur les portières les armes des La Vieuville, équipa son cocher et deux laquais aux couleurs de cette noble maison et envoya le tout au couvent le 29 mai 1708 au matin avec une ancienne lettre de la marquise que Françoise lui avait donnée et qui réclamait la jeune fille.

La supérieure n’y vit que du feu et Françoise, triomphante, monta dans le carrosse avec Mademoiselle Vitu… qui ne tarda pas à pousser les hauts cris quand elle constata que l’on ne prenait pas du tout le chemin habituel. L’hôtel de La Vieuville se situait en effet à l’emplacement de l’actuel quai des Célestins, et le carrosse courait vers les hauteurs campagnardes de Ménilmontant. En outre, à quelque distance du couvent, elle avait vu monter Monsieur le prince de Léon, tout ravi du succès de son entreprise.

Malheureusement, la gouvernante refusa de se taire et cria de plus belle. Hercule-Mériadec alors lui sourit gentiment et la bâillonna en lui promettant qu’on ne lui ferait aucun mal. Peu après d’ailleurs on arriva près du village de Ménilmontant, au château des Bruyères, qui appartenait au duc de Lorges, cousin et meilleur ami du fiancé. On trouva là, outre le propriétaire, le comte de Rieux et le duc d’Aumont, plus un prêtre « complice, interdit et vagabond », qui avait en quelque sorte repris du service pour la circonstance.

La bénédiction nuptiale expédiée, on conduisit les nouveaux mariés à une belle chambre pourvue d’une « toilette » dans laquelle un lit tout préparé les attendait. À cette vue, les hurlements de Marguerite Vitu, qui se voyait déjà en prison, reprirent de plus belle et elle se jeta sur son élève pour l’empêcher de commettre l’irréparable, mais elle n’était pas de taille : les serviteurs de Lorges s’emparèrent d’elle et l’enfermèrent dans un placard. Cette vigoureuse défense qui lui permettrait plus tard de se justifier aux yeux de la mère irritée lui vaudrait, de la part de la jeune princesse de Léon, une pension confortable qui laissait à penser que ce jour-là, elle avait peut-être montré de remarquables dispositions pour le théâtre. Il est, comme cela, des vocations cachées qui ne viennent jamais au jour !

Durant quatre délicieuses heures les jeunes gens allaient demeurer dans cette agréable chambre, après quoi on les fit lever pour passer à table. Un magnifique repas fut alors servi à toute la compagnie (on suppose que Marguerite Vitu avait été extraite de son placard), au cours duquel « la mariée chanta quelques joyeux couplets », mais, à huit heures du soir, la nouvelle princesse de Léon regagnait son couvent, flanquée d’une gouvernante échevelée et en larmes qui se hâta de mettre la communauté au courant de l’évènement inouï dont elle venait d’être le témoin impuissant. Pendant ce temps, le duc d’Aumont galopait à Versailles pour informer la duchesse de Roquelaure.

Une sérieuse bagarre

On devine comment, à Versailles, le messager des nouveaux époux fut reçu par cette belle-mère qui s’ignorait ! Sans trop s’étendre sur les civilités d’usage, la duchesse de Roquelaure commanda ses chevaux et se précipita en tempête chez l’innocente Madame de La Vieuville, à qui elle fit une scène affreuse. La malheureuse tomba des nues, se fâcha à son tour et convoqua sur-le-champ tout son personnel d’écurie qui, en chœur et avec cette force de conviction que donne l’innocence, jura qu’aucune voiture n’était sortie ce jour-là, que ce soit pour aller au couvent de Charonne ou ailleurs. Forcée de se rendre à l’évidence, il ne restait plus à la mère outragée qu’à présenter des excuses. Quand elle eut vidé les lieux, la pauvre marquise se sentit faible et alla se coucher.

Pendant ce temps, Hercule-Mériadec s’était chargé d’annoncer son mariage à ses parents. Cela donna lieu à une scène épique au cours de laquelle les Rohan donnèrent libre cours à une virulente indignation avant de conseiller à leur rejeton de prendre au plus vite le chemin de l’Espagne s’il voulait échapper à la vindicte d’une mère certainement furieuse et beaucoup trop bien en Cour.

Un peu déconfit tout de même, il s’en alla alors trouver la « tante Soubise », son recours dans les cas difficiles car elle avait été jadis – elle aussi ! – du dernier bien avec le Roi. C’était elle, par exemple, qui avait réglé à la satisfaction de tous l’affaire Florence Pellerin, et il convient d’en dire un mot.

Nourrie exclusivement de viandes blanches, de laitages, de salades et de fruits, Madame la princesse de Soubise devait à ce régime un éclat tenace qui faisait froncer les sourcils à Madame de Maintenon mais réjouissait fort les regards de Sa Majesté. Plutôt en froid généralement avec sa famille, c’est-à-dire les Rohan, elle aimait bien Hercule-Mériadec.

Cette fois, néanmoins, elle lui tint à peu près le même langage que ses parents, avec toutefois une variante : avant de s’enfuir il pourrait peut-être faire une visite au chancelier Pontchartrain afin de voir ce qu’il pensait de l’évènement et ce qu’il serait disposé à en dire au Roi.

Le jeune homme s’exécuta sur-le-champ mais quelqu’un avait eu la même idée que la « tante Soubise » : Madame de Roquelaure qui, en arrivant dans la cour de la Chancellerie, reconnut la livrée et les armes de son ennemi. Furieuse à nouveau, elle envoya sa suivante prier le ministre de venir lui parler dans sa voiture.

Connaissant le caractère tumultueux de la duchesse, Pontchartrain se rendit à la convocation, des paroles de paix et de conciliation plein la bouche. On ne voulut rien entendre. On exigeait la tête du sacrilège, ou tout au moins la prison à vie dans une forteresse perdue au bout de la France. Naturellement, Monsieur de Pontchartrain se refusa courtoisement mais fermement à prendre sous son bonnet de rendre un arrêt aussi définitif.

— C’est bien, dit la duchesse. Je verrai le Roi.

Or, Louis XIV était à Marly, son « château campagnard », son refuge préféré, et quand il y résidait il ne pouvait être question de lui tomber dessus à l’improviste sous prétexte que l’on avait avec lui des souvenirs parfumés. Aussi la duchesse entra-t-elle au château par une petite porte et se fit-elle annoncer chez Madame de Maintenon dont, à défaut de sympathie, l’intérêt pour les affaires de couvent lui était acquis d’avance.

L’épouse du Roi n’aimait pas beaucoup la duchesse, pour des raisons aussi évidentes que rétrospectives, mais elle l’écouta avec attention, l’installa dans une petite pièce, et quand Louis XIV, sortant de table, arriva chez elle pour y prendre sa tisane, elle l’informa de la visite qui l’attendait. Résigné d’avance car il savait qu’il n’y échapperait pas, le Roi rejoignit Madame de Roquelaure dans le boudoir.

À son entrée, elle se jeta à ses pieds, pleurant et gémissant et réclamant entre deux sanglots la punition exemplaire du coupable.

— Eh, Madame, s’écria le Roi, vous me demandez de vous donner la tête du prince de Léon, votre gendre ?

— En effet, Sire, mais que Votre Majesté veuille bien considérer l’énormité du crime commis : un enlèvement dans un couvent, un mariage sans autorisation, un… viol !

Le ton horrifié de la duchesse arracha au souverain un sourire amusé. La voilà devenue bien sévère pour les doux péchés de l’amour ! Elle aurait dû se souvenir qu’il l’avait connue moins austère, et surtout moins cruelle. Mais la duchesse tenait à son idée fixe. Elle insista tant et si bien que, pour avoir la paix, le Roi lui promit tout ce qu’elle voulait avec la ferme intention de ne pas tenir ses promesses car, après tout, ce mariage auquel il avait donné son accord lui convenait parfaitement. Il mit bien sûr Madame de Maintenon dans sa poche et celle-ci, enchantée de jouer un mauvais tour à l’ancienne maîtresse de son mari, se hâta d’ébruiter la nouvelle du mariage. Ce fut bien sûr à qui se réjouirait le plus bruyamment de la mésaventure subie à la fois par Madame de Roquelaure, que l’on n’aimait pas beaucoup, et les Rohan, que l’on n’aimait pas du tout.

Cependant, la duchesse, ignorant tout des bruits qui couraient, regagnait Paris de toute la vitesse de ses chevaux et atterrit chez le lieutenant criminel Le Conte pour déposer entre ses mains une plainte contre le prince de Léon. Elle était persuadée que la prochaine aurore trouverait son ennemi derrière les murs de la Bastille en attendant mieux.

Elle allait être déçue, car Le Conte n’eut rien de plus pressé qu’avertir le Roi de cette visite tumultueuse et celui-ci lui fit savoir qu’il n’y avait eu dans cette histoire ni subornation, ni séduction, ni rapt, puisque tout s’était passé avec le consentement de Mademoiselle de Roquelaure. Ce serait le chancelier Pontchartrain qui allait avoir l’honneur de faire connaître à la mère de l’épousée la volonté royale : ce mariage quelque peu bâclé et entaché bien sûr d’invalidité devait être à nouveau célébré mais cette fois dans les formes.

Fureur des deux côtés, mais il était difficile de s’insurger. Les Rohan, néanmoins, firent traîner les choses, tandis que leur fils se terrait et que Françoise, dans son couvent, était gardée à vue par quatre religieuses.

La première à capituler fut Madame de Roquelaure, qui n’avait aucune envie de se brouiller avec le Roi. D’autant qu’elle était naguère d’accord pour ce mariage inespéré s’agissant d’une fille laide. Les Rohan furent plus coriaces. Il allait falloir un ordre formel du souverain pour qu’ils acceptent le mariage et ils assurèrent qu’ils n’adresseraient plus jamais la parole à leur fils. Ils ajoutèrent aussi que leur générosité n’irait pas au-delà de douze mille livres de rente. À quoi Madame de Roquelaure répondit qu’elle pensait, à l’origine, en donner dix-huit mais que, dans ces conditions, elle ne voyait pas pourquoi elle serait plus généreuse que ses adversaires. Quoi qu’il en soit, le Roi signa le contrat le 2 août 1708 à Fontainebleau, mais il devait ensuite être signé par les parents, et l’usage voulait que la signature eût lieu chez la mariée.

Rohan refusa d’abord d’aller chez les Roquelaure mais finit par y consentir à la condition formelle qu’il n’adresserait pas la parole à la maîtresse de maison. Ce qui donna lieu à une scène burlesque.

À peine entré, il se rua sur une fenêtre, l’ouvrit et s’y accouda pour être bien sûr de tourner le dos à tout le monde. Les fiancés arrivèrent. Le jeune homme commenca par demander pardon à tous ceux qu’il avait offensés, mais quand il s’approcha de son père, celui-ci lui délivra une telle bordée d’injures que le pauvre garçon, outré, voulut partir. L’irascible duc se retourna alors : « Si ce sacripant s’en va, je proteste contre ce mariage qui nous est imposé ! » On se précipita. Le cardinal de Noailles, qui arbitrait la rencontre, alla lui-même rechercher le fiancé, tandis que la fiancée s’évanouissait et que sa mère croyait de son devoir d’en faire autant. Finalement, le contrat fut signé. Restait la cérémonie nuptiale, qui ne pouvait plus avoir lieu à Versailles. Le soir même, à minuit, les Rohan et les Roquelaure se rendirent à l’église Saint-Paul chacun de leur côté, entrèrent par des portes différentes, se retrouvèrent au pied de l’autel puis, le mariage une fois béni, se retirèrent sans même se saluer. Les deux époux purent enfin partir ensemble, mais sans avoir reçu de leurs parents le moindre signe d’affection.

Ils allèrent passer leur lune de miel dans la maison de Neuilly qui avait jadis abrité les amours d’Hercule-Mériadec avec la belle Florence, mais le souper nuptial fut plutôt maigre, car l’aimable beau-père avait refusé de donner le moindre argent à son fils. Ce fut la duchesse de Roquelaure qui, apitoyée, leur envoya cent pistoles le lendemain.

Le mariage fut heureux, en dépit de difficultés d’argent continuelles et d’une étonnante atmosphère de tempête et de raccommodages. Le jeune couple mena tout de même grand train mais ne pouvait pas toujours chauffer ses invités. Si impécunieux qu’il fût, le jeune prince avait donné à sa femme une grande preuve d’amour en rachetant au duc de Lorges le petit manoir où elle était devenue sienne.


1. L’affreux palais de la Femme bâti par l’Armée du Salut a remplacé peu avantageusement ce joli couvent.

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