La princesse et le barbaresque

L’inaccessible amour de Moulay Ismaïl

Jean-Baptiste Estelle, consul de France à Salé, était à deux doigts de perdre toute sa dignité officielle en trépignant comme un vulgaire gamin. Debout sur le château arrière du Favori, vaisseau amiral portant la marque du comte d’Estrées, accroché plus qu’appuyé à la balustrade dorée et retenant d’une main son chapeau et sa perruque très bousculés par le vent, il scrutait les environs avec un désespoir croissant. Tout autour du navire, ancré au beau milieu de l’oued Bouregreg, à égale distance des murailles rousses de Rabat et de celles de Salé, la ville pirate, des caïques chargés de pêcheurs ou de marchandises sillonnaient le fleuve mais aucun n’indiquait, à un quelconque signe somptuaire, qu’il portait l’ambassadeur du sultan.

Les planches immaculées de la dunette résonnèrent sous les talons rouges de l’amiral d’Estrées, dont la grande silhouette bleu et or venait d’apparaître en haut de l’escalier. Il alla frapper familièrement sur l’épaule du consul.

— Alors, mon cher ami, cet ambassadeur ? Il ne semble guère se douter que la marée n’attend guère… et que nous serons peut-être obligés d’en user de même avec sa précieuse personne.

— Ne m’en parlez pas, Monseigneur, ne m’en parlez pas… Le jour baisse déjà, l’heure de la prière va bientôt sonner et il n’est toujours pas là. Si encore nous savions qui le sultan dépêche à Versailles pour ces négociations, je pourrais avancer un pronostic, mais Moulay Ismaïl a gardé le plus profond et, j’oserais dire, le plus menaçant silence sur ce sujet.

D’Estrées haussa les épaules avec une nuance de dédain et tira de sa poche un drageoir d’or d’où il puisa une prune confite, grande spécialité de Cotignac.

— Vous croyez vraiment, vous, Estelle, à la réussite de cette négociation ? Ce n’est pas la première ambassade que nous envoie ce sultan barbaresque.

— C’est la deuxième, Monseigneur, soupira Estelle, et nous-mêmes en sommes à la sixième jusqu’ici. Ni Monsieur de Saint-Amant, ni le chevalier de Chateaurenaud, ni même Monsieur Pidou de Saint-Olon qui nous représente en ce jour n’ont obtenu grand-chose pour la libération des foules de captifs chrétiens détenus en ce royaume de Maroc. Chaque jour, les corsaires de Salé ou d’ailleurs en capturent de nouveaux sur les mers et jusqu’ici, Moulay Ismaïl n’en a guère rendu que deux cents.

— Deux cents, Monseigneur, soupira le pauvre homme.

— C’est bien peu et je suis comme vous : je n’ai pas grande confiance dans cette apparente bonne volonté. Le sultan a bien trop besoin de captifs pour les travaux gigantesques qu’il poursuit à Miquenez depuis plus de vingt ans.

L’amiral n’eut pas le temps de répliquer. Un long cri transperça l’air calme du soir.

— Allah… La illah…

— Qu’est-ce que je disais, marmonna Estelle, la prière, maintenant, cet individu est capable de se décommander à la dernière minute.

— Que l’envoyé soit là ou non, fit sèchement l’amiral, nous lèverons l’ancre dans une heure exactement, avec la marée.

Et il s’éloigna, laissant le malheureux Estelle à deux doigts de s’arracher les cheveux. Si l’envoyé n’arrivait pas ou si l’amiral partait sans l’attendre, le sort de milliers de captifs français en souffrirait et la vue des esclaves, maltraités, enchaînés, affamés, traînant leurs chaînes et leurs loques sur des corps aussi français que le sien était un spectacle auquel le pauvre homme ne parvenait pas à s’habituer.

Des minarets des deux villes, les voix aiguës des muezzins se répondaient, tandis que les murs roux de la tour Hassan s’empourpraient et que les eaux du fleuve se moiraient d’or en fusion sur leurs profondeurs noires. Les rives étaient couvertes de portefaix, de marins, de pêcheurs ou de passants, agenouillés dans la poussière, qui accomplissaient, tournés vers La Mecque, les prosternations rituelles. Une brise salée, âcre, vint de la mer ouverte à l’horizon et Estelle, accoudé à sa balustrade soupira à fendre l’âme.

Mais à peine la prière terminée, un grand caïque tendu de soie pourpre apparut sous l’ombre des Oudayas et fit force de rames vers le Favori. Plusieurs personnages l’occupaient, massés à l’arrière, à l’écart des rameurs. Deux d’entre eux étaient visiblement des Européens et encadraient un homme immense, encore grandi par un volumineux turban doré. Estelle faillit s’étrangler de joie et se mit à crier :

— Les voilà, Monsieur l’amiral, voilà notre ambassadeur, encadré de Monsieur Fabre et de Monsieur de Saint-Olon ! Les voilà !

Le comte d’Estrées réapparut aussitôt, ajusta sa longue-vue.

— Je crois que vous avez raison… Voyez donc à votre tour, mon cher Estelle, et dites-moi si vous connaissez notre passager !

Estelle saisit l’appareil, le vissa à son œil, riant presque de joie. Mais sa voix s’étrangla aussitôt en un affreux gémissement tandis que ses belles couleurs s’effaçaient d’un coup :

— Miséricorde, Monseigneur, gémit-il, ce n’est pas possible que le sultan nous envoie cet homme. C’est impossible, impossible…

— Qui est-ce donc ?

— Le raïs Abdallah Ben Aïcha, un pirate. Monseigneur, un pirate nommé ambassadeur à Versailles ! Il est le chef des pirates de Salé. À lui tout seul, il a capturé plus de Français que tous ses collègues réunis.

— Tiens donc ! fit l’amiral, intéressé. Si je comprends bien, ce personnage est une sorte de collègue à moi, une manière d’amiral ?

— Un pirate, Monseigneur, fit Estelle, tout près des larmes, un vulgaire pirate. C’est une offense pour notre Roi, une injure au nom de chrétien.

— Allons, allons, ne dramatisez pas ! Pirate ou non, j’ai ordre de le mener en France et je l’y mènerai. Et vous, mon cher, vous serez très aimable avec lui et le mènerez tout droit à Versailles. D’ailleurs, il est fort beau, les dames en raffoleront.

Le pauvre Estelle, inconsolable, hochait la tête et ne put se retenir de se signer précipitamment en voyant apparaître à la coupée du navire l’ambassadeur du sultan Moulay Ismaïl. Les sifflets de l’équipage rangé sur le pont inférieur saluèrent l’envoyé extraordinaire.

— Suis-je donc comme le mouton que l’on engraisse pour l’Aïd-el-Kébir ? On me tient ici, enfermé comme un captif, à manger, boire et dormir. J’en ai assez, j’en ai plus qu’assez…

Et Abdallah Ben Aïcha saisit la première chose qui se trouvait à portée de sa main, en l’occurrence une très lourde et très belle pendule de bronze, qu’il jeta à terre où elle fit un bruit de tonnerre et brisa trois carreaux. Estelle, affolé, se précipita.

— Prenez patience, Votre Seigneurie, prenez patience. Le Roi a promis de vous recevoir bientôt, très bientôt.

— Quand ? fit l’Arabe en montrant des dents féroces et étincelantes.

— Je… Je ne sais. Mais c’est une question de jours, d’heures. Monsieur de Saint-Olon est à Versailles en ce moment. Votre réception ne saurait tarder. Ne voyez dans ce retard que le désir de vous mieux recevoir, de vous offrir…

— Mais pourquoi est-ce que je dois demeurer enfermé dans cette maison ? Je veux sortir, voir du monde. Votre Roi ne sait pas vivre. Quand je pense qu’aucune femme ne m’a encore été offerte. Est-ce que votre Roi n’est pas un homme ?

— Si, Monseigneur, bien sûr que si. Mais chez nous, ce n’est pas l’usage d’offrir des femmes. Elles doivent… se donner elles-mêmes.

— Comment le pourraient-elles si on ne m’en amène pas ? Je veux sortir, tu m’entends, et je veux des femmes. Sinon, je trancherai la tête à tous ceux qui m’approcheront et j’ouvrirai les portes moi-même.

Joignant le geste à la parole, Abdallah tira le large cimeterre qui pendait à sa ceinture et en fit un terrible moulinet qui alla couper net le cou d’un fort beau buste posé sur la cheminée. Incapable d’en supporter davantage et à demi mort de peur, Estelle prit le parti de se sauver à toutes jambes et de fermer soigneusement la porte derrière lui. Les bruits affreux qui lui parvinrent alors lui apprirent que le Maure passait sa colère sur le mobilier.

Mais, à l’abri dans l’antichambre, le malheureux consul put s’éponger le front et reprendre son souffle.

Il y avait maintenant quatre mois qu’il vivait dans la terreur en compagnie du gigantesque envoyé musulman. Il y en avait trois qu’ils foulaient ensemble le sol de France après une traversée épouvantable, et à peine quinze jours qu’ils étaient installés à Paris, dans ce bel hôtel de la rue de Tournon qu’avait jadis fait construire Concini, aventurier italien et maréchal d’Ancre, et où le roi Louis XIV avait coutume de loger les ambassadeurs qui lui étaient envoyés. Mais Estelle était à bout de résistance et se sentait devenir fou. Tout avait été à peu près bien, entre l’arrivée à Brest et l’entrée à Paris ; les villes traversées avaient fait grand accueil au « Turc » et il avait remporté un succès de curiosité qui avait semblé le combler de joie. Mais Paris, où l’étiquette obligeait les plénipotentiaires à demeurer sagement en leur hôtel jusqu’à leur réception à Versailles, avait mis à rude épreuve la très courte patience d’Abdallah et le courage d’Estelle, qui s’attendait à chaque instant à se voir priver de sa tête.

— Cela ne peut plus durer, gémit-il pour lui seul, insensible à la présence des laquais poudrés qui gardaient la porte du barbaresque. Je vais devenir fou, Dieu me pardonne, je vais sûrement devenir fou…

— J’espère bien que non, fit une voix aimable, sur le mode guilleret, le Roi perdrait en vous un bien bon serviteur, mon bon ami.

Un élégant gentilhomme, portant avec élégance un fort bel habit de cour de velours violet et d’admirables dentelles de Malines, venait d’entrer, souriait et ôtait son large chapeau couvert de plumes noires. Estelle se rua vers lui plutôt qu’il ne marcha.

— Ah, Monsieur de Saint-Olon, je n’avais pas entendu votre carrosse. Vous venez de là-bas ? Alors ? Que dit le Roi ?

— Que votre supplice est fini, mon bon Estelle, et qu’il recevra notre… énergumène après-demain, 16 février, à Versailles.

— Dieu soit loué, soupira Estelle en se laissant aller dans un fauteuil. Nous sommes sauvés. Mais il était temps.

Comme pour lui donner raison, un épouvantable vacarme s’éleva de la pièce voisine : cris menaçants, bruits de verre brisé, cris de douleur signalant que l’ambassadeur battait les serviteurs comme plâtre, histoire de passer le temps.

— En effet, sourit Pidou, il était temps. Sinon, il nous aurait fallu trouver un autre gîte pour notre pirate.

Assis sur son trône, impassible, le roi Louis XIV écoutait la longue harangue que lui lisait, au nom de son maître, le raïs Abdallah Ben Aïcha, debout devant lui. Toute la Cour était présente ainsi que Monsieur, frère du Roi, les ducs de Berry et d’Anjou, et aussi Madame de Maintenon qui, depuis tantôt quatorze ans, était l’épouse secrète du Roi-Soleil. Le Roi n’était plus le brillant jeune homme de son printemps. Âgé de cinquante-cinq ans, il s’était alourdi, empâté, mais avait peut-être gagné encore en impressionnante majesté.

D’un œil froid, il considérait à ses pieds les présents que venait de déposer l’ambassadeur : une selle de maroquin rouge, des peaux de tigre et de lion, peu de chose en vérité. La harangue se prolongeant, sur le mode arrogant, insistant surtout sur l’urgence qu’il y avait pour le Roi Très Chrétien à se faire musulman, il se pencha et appela d’un geste son ministre de la Marine. Monsieur de Pontchartrain accourut.

— C’est toujours la même chose, chuchota le Roi à son oreille, ce sultan n’y met absolument pas du sien. Nous n’en tirerons rien maintenant.

— Que faire alors ?

— L’amuser. Le distraire. Tenter de le séduire, en un mot. On le dit furieux d’être tenu enfermé. Quand il appréciera notre Cour comme il convient, il sera peut-être plus souple.

Ayant dit, le Roi se redressa, soupira et se mit en devoir d’écouter la fin du discours.

Cette fois, Abdallah ne s’ennuyait plus. Ces Français étaient vraiment des gens charmants : on s’arrachait le plaisir de le recevoir et le bal que donnait ce soir, en son honneur, dans les magnifiques salons du château de Saint-Cloud, Monsieur, frère du Roi, était une fête en tout point réussie.

Une chose, surtout, attirait irrésistiblement l’attention du musulman : les femmes. Parées, éblouissantes, elles glissaient sur les parquets luisants des salons dans leurs brocarts multicolores scintillant de pierreries et rivalisaient pour l’éclat du teint et le charme du sourire. Jamais Abdallah, habitué à la claustration de son harem personnel et aux voiles impénétrables couvrant les autres femmes, n’avait vu tant de beautés réunies, et il n’aurait jamais cru possible qu’il y eût sous le soleil des peaux aussi roses, des yeux aussi bleus. Il ne savait trop à laquelle donner la plume et, debout près d’un buffet en compagnie du duc de Saint-Simon, cette mauvaise langue, et de Madame de Saint-Olon, il n’avait pas trop de deux yeux pour tout admirer.

Les dames, de leur côté, mais plus discrètement, admiraient beaucoup l’envoyé marocain. C’est qu’Abdallah, grand et de belle prestance, jeune de surcroît, avait un beau visage pur au nez droit, aux grands yeux sombres étincelants et cruels, à l’ovale impeccable légèrement allongé par une courte barbe brune. Et il était magnifique dans une longue djellaba rouge vif brodée d’or, qui faisait ressortir le blanc éblouissant de son ample burnous également brodé et de son haut turban de mousseline blanche drapé autour d’une calotte pointue en velours rouge. Les bijoux qu’il portait valaient une fortune.

Tandis que son attention, absorbée par le spectacle, s’était éloignée de ses voisins, Saint-Simon se pencha vers Madame de Saint-Olon et lui chuchota :

— Nos belles semblent le trouver fort à leur goût. Savez-vous s’il a déjà tenté d’en approcher une ?

Madame de Saint-Olon, qui s’était déjà familiarisée avec l’envoyé marocain et le trouvait fort sympathique, sourit.

— Je crois qu’il est en proie à l’embarras du choix. Il ne sait trop à laquelle s’attaquer. Et puis, ces chrétiennes fardées et décolletées lui font un peu peur. Mais je serais fort étonnée si cette ambassade se passait sans au moins une aventure. J’en sais qui grillent de curiosité et qui ne demandent qu’à succomber.

Elle eût peut-être continué assez longtemps ses confidences, mais la main brune d’Abdallah venait de se poser sur la sienne.

— Regarde. Cette femme… Jamais je n’en ai vu de plus belle.

— Où donc ?

— Là, elle va passer devant nous. Celle qui danse avec cet affreux vieillard et qui est vêtue de bleu comme un ciel d’Afrique. Ses cheveux semblent d’or pur et ses yeux sont un autre firmament.

Légèrement myope, la bonne dame ajusta son face-à-main et poussa un petit cri effarouché.

— Oh… Cette dame. Elle est très belle en vérité mais vous ne pouvez songer à l’approcher.

— Pourquoi ? Elle est la plus belle. Je veux lui parler.

— C’est la fille du Roi : Madame la princesse de Conti. Elle est veuve depuis longtemps et personne ne semble digne de sa main. Elle est très belle en vérité.

En effet, Marie-Anne de Conti, née des amours du Roi et de Louise de La Vallière, passait pour la plus jolie femme de la Cour. De sa mère elle tenait une grâce infinie, le teint éblouissant, la blondeur claire, quasi lunaire, du Roi, l’allure souveraine, le feu intérieur, la beauté accomplie des formes et les yeux, d’un bleu presque insoutenable. Elle évoluait lentement, au rythme pompeux d’une pavane, sûre d’elle et de cette beauté sans rivale qui faisait soupirer plus d’une femme.

La main d’Abdallah se crispa sur la main de Madame de Saint-Olon qui gémit légèrement.

— Je veux connaître cette femme. Le vieillard avec qui elle danse peut lui parler, pourquoi pas moi ?

Saint-Simon se pencha.

— Il faut être présenté. Cela ne se peut faire ainsi, cette dame est princesse.

— C’est bien.

Comme la danse finissait, Abdallah quitta brusquement ses amis et se dirigea à travers la foule des danseurs vers celle qui l’attirait tant.

— Que va-t-il faire ? s’écria la femme de l’ambassadeur français, épouvantée. Pour Dieu, courez, mon cher duc, courez après lui et l’empêchez.

Mais si vite que courût Saint-Simon, Abdallah, sur ses longues jambes de cavalier, allait encore plus vite. Il atteignit Madame de Conti comme elle se dirigeait vers Madame de Maintenon, assise auprès de Madame, la femme de Monsieur et la fameuse princesse Palatine. Il s’inclina profondément devant la jeune femme médusée.

— Je suis venu te dire, ô princesse plus belle que la nuit d’Orient, plus douce qu’une aurore après une nuit de tempête, que jamais femme plus belle que toi n’a frappé ma vue. Heureuse ta mère, et trois fois béni ton père.

— Mais, murmura Marie-Anne de Conti, stupéfaite et passablement gênée, je ne sais…

Par bonheur, Saint-Simon accourait et plongeait en une impeccable révérence devant la jeune femme.

— Veuillez excuser notre hôte, Madame. Il n’a guère nos usages et ne sait comment on s’adresse à une princesse du sang. Que Votre Altesse n’y voie qu’une grande admiration.

Mais déjà, la princesse s’était ressaisie et souriait. Son regard, bleu comme un ciel d’été, allait fouiller jusqu’au fond des noires prunelles du pirate. Lui la dévorait des yeux.

— Je suis très flattée, mon cher duc, dit-elle en riant, mais dites à votre ami que son regard est des plus gênants et qu’on ne regarde pas une femme de cette manière dans notre pays.

Saint-Simon tenta de faire comprendre à Abdallah ce que voulait dire Madame de Conti mais ce fut en vain : le barbaresque dardait sur la jeune femme un regard plein de flammes, beaucoup trop explicite. La princesse prit le parti de rire, mais son rire, légèrement tremblant, dénotait peut-être un peu de trouble.

— Eh bien, Monsieur, fit-elle en déployant son éventail avec coquetterie, je pense que vous m’avez assez vue maintenant. Souffrez que je me retire, Madame me demande.

C’était presque vrai. La grosse princesse se tortillait désespérément sur son siège pour essayer de voir ce qui se passait au milieu de la salle. Mais comme Madame de Conti, gracieuse et ironique, allait s’éloigner de lui, Abdallah la retint d’un geste léger.

— Non, je ne t’ai pas assez vue. Je veux te revoir.

Interdite par le ton à la fois sombre et ardent qu’il avait employé, la princesse marqua un léger arrêt, une très courte hésitation. Mais tous les yeux de la Cour étaient rivés sur elle et sur l’ambassadeur, avides, méchamment curieux, alors le rire de Marie-Anne de Conti retentit à nouveau et elle s’éloigna, rapide, légère, un peu trop vite peut-être, suivie par le regard insistant de l’Arabe.

Dès lors, l’humeur d’Abdallah devint fort sombre. Le pauvre Estelle n’avait plus besoin de le prier de demeurer chez lui : il ne sortait plus guère de l’hôtel de la rue de Tournon. Il passait toutes ses journées étendu sur un amas de coussins bariolés, fumant distraitement son narghilé, les yeux au plafond et l’esprit visiblement ailleurs. Si on le dérangeait, il écartait l’importun d’un geste las de la main et si l’on insistait, la main se dirigeait aussitôt vers une arme.

Il sortit, malgré tout, toujours escorté par ses amis Saint-Olon : il vit Notre-Dame, le Châtelet, l’Observatoire, le Parlement, la Bibliothèque royale et se rendit à de nombreuses invitations, mais partout il promenait une incurable mélancolie, un visage austère d’où le sourire était absent et qui faisait gémir d’angoisse le ministre Pontchartrain.

Un jour, pourtant, il revit celle qui hantait ses jours et ses nuits. C’était à la promenade des Tuileries, un après-midi frileux de mars. Il la vit tout à coup au bout d’une allée et voulut courir à elle, lui parler enfin. Mais la marquise de Sévigné, qui tenait compagnie à la princesse, lui signala Abdallah et celle-ci, avec un petit cri effarouché, s’échappa dans une allée latérale.

Son désespoir fut si grand que Madame de Saint-Olon, apitoyée devant ce qu’elle devinait être un amour profond bien que barbare, se décida à faire parvenir à la princesse une lettre d’amour. Pour plus de sûreté, elle la porta elle-même.

C’était une épître un peu laborieuse : Abdallah ne maniait point parfaitement la langue française mais l’excellente femme lui avait porté quelque secours.

— Il est vraiment très malheureux, Madame, dit-elle, tandis que la princesse lisait. Nous ne savons plus qu’en faire, et vous savez que le sort de centaines de captifs dépend de la bonne volonté de cet homme.

— Que puis-je faire, Madame ? Vous ne supposez pas que je puisse l’accueillir, répondre à sa flamme ?

— À Dieu ne plaise, Votre Altesse, mais un mot peut-être, un léger encouragement… afin qu’il prenne patience jusqu’à son départ que l’on dit proche. Je vous en supplie, Madame. Je puis jurer à Votre Altesse que nul ne saura.

La princesse, visiblement, hésitait. Malgré elle, le souvenir des yeux brûlants de l’étranger l’avait poursuivie tous ces jours passés et elle ne pouvait se défendre d’un léger frisson quand elle évoquait la haute et somptueuse silhouette du Maure. Il est parfois bien difficile d’être une princesse chrétienne lorsque l’on a trente ans, que l’on est belle à miracle et, de surcroît, veuve depuis treize ans, d’un mari déplaisant, mais veuve tout de même.

Se décidant soudain, elle alla vers un petit cabinet italien d’ébène et d’ivoire, l’ouvrit, y prit quelque chose qu’elle remit à l’ambassadrice.

— Tenez, donnez-lui ceci et dites-lui que je suis sensible à son attention, mais surtout qu’il ne cherche plus à me revoir. Il pourrait me causer le plus grave préjudice à la Cour. Les yeux de la vieille Maintenon sont rivés à moi plus qu’à aucune autre dame.

Madame de Saint-Olon considéra pensivement le petit portrait qui venait de lui être remis puis sourit.

— Votre Altesse pense-t-elle éteindre le feu par le feu ? Ce portrait qu’il aura continuellement sous les yeux n’est guère fait pour calmer notre amoureux.

Pourtant, Abdallah fut bien obligé de renoncer aux folies qu’il méditait pour approcher la princesse. Les négociations n’aboutissant en rien, il fut obligé de prendre le chemin du retour. Le 26 avril, le Roi le recevait en audience d’adieu et le 6 mai il quittait Paris, mécontent et le cœur lourd.

Mâchonnant nerveusement la queue d’une belle rose rouge, le sultan Moulay Ismaïl, étendu sur un amoncellement de coussins et de tapis, écoutait d’un air sombre le rapport que lui faisait Abdallah Ben Aïcha. Âgé d’environ quarante-cinq ans, le souverain avait une peau très foncée qui, dans la colère, ce qui était fréquent, devenait carrément noire. Son type négroïde prononcé, ses lèvres épaisses et son nez légèrement aplati, il les devait à sa mère, une esclave soudanaise, mais de son père, l’usurpateur Moulay Rachid, il tenait la volonté de fer, l’orgueil intraitable, la cruauté sans limite et le sens de la grandeur en même temps que le caractère le plus emporté qui soit.

D’un geste brutal, il coupa soudainement la parole à son envoyé, se leva d’un geste souple et alla jusqu’à l’entrée de la petite pièce aux murs de faïence miroitante, au plafond de cèdre sculpté, ouverte par une large baie sur un jardin plein de roses et tout murmurant d’eau.

— Que m’importent l’or ou les présents que m’offre le Roi chrétien, explosa-t-il enfin, il ne m’offre rien que je ne possède déjà ! Je veux qu’il m’envoie des artisans, des artistes qui puissent construire ici pour moi l’équivalent de ce palais de Versailles que l’on dit si magnifique.

— Il l’est, n’en doute pas un instant. Jamais construction plus admirable n’a frappé ma vue.

— Je veux les hommes qui ont fait cette merveille. À ce prix seulement je laisserai partir les esclaves français. Nous en serons quittes pour capturer plus d’Espagnols, de Portugais ou autres. As-tu dit cela au roi de France ?

— Cela, et bien d’autres choses. Mais le Roi ne veut pas envoyer ses artistes.

La colère du sultan éclata comme la foudre. Bondissant sur Abdallah, il le jeta à terre :

— Tu n’as pas su mener à bien la mission que je t’avais confiée. Tu n’es qu’un âne et tu as tout à craindre de ma colère. Tu mérites de périr dans les supplices pour ton incapacité.

Terrifié, Abdallah, demeurait prostré, face contre terre, attendant le coup fatal. Moulay Ismaïl était passé maître dans un exercice difficile qui consistait à faire voler la tête d’un homme d’un seul coup de cimeterre et dans n’importe quelle position. Mais, aussi brusquement qu’ils avaient éclaté, les hurlements du sultan cessèrent.

— Qu’est-ce que cela ? fit-il.

Abdallah, relevant la tête avec précaution, vit que son maître tenait dans ses mains un petit objet rond : le portrait de la princesse, qui avait dû jaillir de ses vêtements quand il avait été jeté à terre. Les larges yeux jaunes d’Ismaïl s’agrandirent encore et ses narines épaisses palpitèrent.

— Qui est cette femme, Abdallah, dis-moi qui est cette merveilleuse créature ?

— Une noble dame de la Cour. La propre fille du roi de France. On l’appelle Madame la princesse de Conti. C’est la plus belle femme de France.

— Je m’en doute. Jamais je n’ai contemplé beauté semblable. Mais dis-moi, le peintre n’a-t-il pas flatté son modèle ?

Abdallah hocha la tête et soupira :

— Certes non, maître… Il mériterait plutôt mille coups de fouet pour être demeuré tellement en dessous de la vérité…

— Vraiment ?

Un long silence s’établit entre les deux hommes, silence qu’Abdallah, toujours à genoux, n’osait rompre. Le sultan, tenant toujours le portrait au creux de sa main, l’offrait à la lumière chaude du soleil sous tous les angles, cherchant celui qui animait le mieux le visage peint. La colère était tombée complètement de son masque barbare et son regard ne reflétait plus que l’admiration et un désir sauvage qui fit trembler Abdallah. Au dehors, le chant des jets d’eau et celui des oiseaux ne parvenaient pas à étouffer les grincements des treuils, les cris de douleur et le claquement des fouets sur les peaux nues des esclaves chrétiens occupés à construire inlassablement le gigantesque palais-ville que le sultan voulait plus vaste que ce Versailles dont il rêvait. La mort, entre les murailles blanches de Miquenez, se mêlait étroitement à la vie, et le sang coulait sous les fleurs, presque aussi abondant que l’eau dans les canaux d’irrigation. Abdallah soupira. Il connaissait trop son maître pour ne pas s’attendre à ce qui allait suivre… et ne tarda guère.

— Tu vas écrire au roi de France, fit Moulay Ismaïl tranquillement, et tu lui diras que je lui rendrai dix mille captifs s’il me donne pour femme cette princesse qui est sa fille.

— Mais, gémit l’ambassadeur, elle est chrétienne et…

— Elle abjurera, tout simplement. Elle sera ma femme, la sultane de ce royaume, et je mettrai tout mon peuple, toutes mes richesses à ses pieds. Comment pourrait-elle refuser ?

— Et si, cependant, elle refusait ?

Fonçant sur Abdallah, le sultan le saisit par le col de sa djellaba et le remit brutalement sur ses pieds.

— Il vaut mieux pour toi que ma demande soit acceptée, Abdallah Ben Aïcha. Tu as déjà échoué dans ta première mission, n’échoue pas dans celle-là, si tu tiens à la vie. Va, maintenant, et fais vite…

Il le jeta dehors plutôt qu’il ne le congédia puis s’éloigna à grandes foulées à travers le jardin. Meurtri, le cœur navré et assailli par les pires pressentiments, Abdallah regarda le tyran s’éloigner. Il ne craignait pas la mort qui, il en était bien persuadé, l’attendait prochainement. Mieux valait d’ailleurs mourir que voir la princesse blonde au bras du roi maure. Mais ce qui désespérait le raïs menacé c’était l’horrible impression de solitude qu’il éprouvait depuis quelques instants. Moulay Ismaïl avait gardé le portrait de Marie-Anne.

— Je ne parviens pas à comprendre, Madame, comment le roi du Maroc a pu avoir connaissance de votre existence. On dit bien que son ambassadeur montrait pour vous une grande admiration, mais de là à inciter son maître à demander votre main, il y a un monde. Je veux espérer qu’il n’y a pas eu légèreté de votre part ?

Assise bien droite sur un fauteuil dans le cabinet de Louis XIV, Madame de Conti tordait un mouchoir entre ses doigts fins. La colère de son père l’emplissait de crainte, presque autant que la demande de ce prince barbare que l’on venait de lui communiquer.

— Sire, balbutia-t-elle, comment pouvez-vous croire ?

— Je ne crois rien. Je sais seulement que la lettre reçue par Monsieur de Pontchartrain nous place dans un cruel embarras. Si nous répondons par un refus formel, le sort de milliers de prisonniers risque de s’aggraver et de plus, les pères franciscains chargés des rachats ne pourront plus en effectuer aucun. Cependant, je ne vois guère le moyen de répondre autrement. Je pense que vous n’avez guère envie d’épouser ce roi barbare et de devenir musulmane ?

— Sire, vous m’offensez. Pensez-vous que la place de votre fille se trouve dans un harem, au milieu de centaines de femmes ?

— Certes pas, Madame. Mais je continue à penser que vous êtes la cause d’un grave souci. On vous a vue sourire et plaisanter avec l’envoyé musulman. Si vous ne l’aviez fait, nous n’en serions pas là.

— Mais que puis-je faire, Sire ? Vous m’accusez comme une coupable. Est-ce si grave, un sourire, une parole ?

— En l’occurrence, fit le Roi, très sombre, je crains, Madame, que ce sourire ne coûte plus de sang que jamais ne coûta sourire de femme.

Franchissant du fond de son carrosse l’arche monumentale de Bab Mansour, la gigantesque porte ouvrant sur le domaine impérial de l’Aguedal, à Miquenez, Monsieur Pidou de Saint-Olon ne se sentait pas bien du tout. Il avait reçu l’ordre de se présenter aux premières lueurs du jour devant le sultan et se demandait avec angoisse si sa qualité d’ambassadeur allait le sauver de la fureur de Moulay Ismaïl. D’un œil mélancolique, il contemplait les têtes coupées fraîchement, fichées sur des piquets sur le sommet du rempart. La sienne n’allait-elle pas compléter la collection avant la fin du jour ?

Les cours immenses, longues de plusieurs kilomètres, s’allongeaient devant son équipage dont le pas lui semblait plus lourd à mesure que l’on approchait de la résidence royale.

La réponse de Versailles à l’étrange demande en mariage avait bien été telle que l’on pouvait s’y attendre. Le ministre Pontchartrain, écrivant au nom du Roi, avait fait savoir qu’il était impossible de donner suite, à moins que le « roi de Maroc ne consentît à se faire chrétien et à abjurer solennellement les erreurs de Mahomet ». La lettre avait été remise la veille au raïs Abdallah Ben Aïcha qui l’avait reçue avec une totale impassibilité.

Le carrosse s’arrêta devant la porte du palais principal, gardé par deux bokharis à cheval, impassibles statues noires sur leurs montures blanches. Mais, comme Saint-Olon allait pénétrer à l’intérieur, il fut bousculé par un cortège composé de quatre soldats en armes, lance au poing, et de deux bourreaux à demi nus. Ils escortaient un homme chargé de chaînes, dont la haute stature ployait sous le poids des entraves. Au passage, le prisonnier jeta au Français un regard étrange où celui-ci put lire avec étonnement un bizarre mélange de désespoir et de triomphe. C’était le raïs Abdallah Ben Aïcha, coupable d’avoir échoué dans sa seconde mission, qui s’en allait vers le supplice.

Et quand Pidou de Saint-Olon fut introduit dans la salle d’audience où l’attendait le sultan, la première chose qu’il vit fut, gisant sur les dalles de marbre, une petite chose ronde et colorée qui avait dû être un portrait brisé par un talon furieux.

Un moment plus tard, il put quitter, encore terrifié mais vivant, le palais du terrible sultan mais ce fut pour constater que les têtes sur le rempart venaient être renouvelées et qu’il y en avait beaucoup plus. L’amour déçu de Moulay Ismaïl pour la princesse de Conti se traduisait par l’exécution massive d’une centaine de captifs français. Jamais, comme l’avait prédit le roi Louis XIV, sourire de femme n’avait coûté plus cher…

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