Le grand amour de Ninon de Lenclos

Jamais le marquis de Villarceaux n’avait passé une aussi mauvaise soirée ! Il était maintenant près de minuit et la maudite fenêtre qu’il contemplait depuis tantôt trois heures était toujours aussi brillamment éclairée ! C’était à devenir fou !

Cette fenêtre, sise au bel étage d’un hôtel de la rue des Tournelles, était celle de l’ensorcelante Ninon de Lenclos, dont Villarceaux était amoureux à s’en rendre malade. Elle était à la fois son étoile et le feu cruel qui lui dévorait le cœur.

Il y avait six bons mois que, chez le poète Scarron, il avait rencontré celle que l’on surnommait la reine de Paris et, depuis, il en avait oublié tous ses autres succès féminins. Ceux-ci, cependant, n’étaient pas minces car, aux environs de trente-cinq ans, Louis de Mornay, marquis de Villarceaux et capitaine de la meute de soixante-dix chiens courants de Sa Majesté le roi Louis XIV, n’avait pas rencontré beaucoup de cruelles. Grand, vigoureux, il avait un visage aux traits réguliers, des yeux tendres qui atténuaient l’air assez martial de sa figure. Élégant et riche, il aimait les femmes à la folie mais, le jour où il avait été admis à baiser la jolie main de Ninon, il avait oublié d’un coup qu’il en existait d’autres qu’elle au monde.

Dès le lendemain, il s’était rué au logis de la belle, rue des Tournelles, et avait commencé une cour en règle qui, à sa grande surprise, n’avait rien donné du tout. Ninon lui souriait, l’accueillait avec cette grâce qui n’était qu’à elle, mais répondait par un sourire doucement ironique à ses aveux les plus enflammés.

Pourtant, Ninon de Lenclos était loin d’être farouche. Elle était même très certainement, et de loin, la femme de France qui avait eu le plus d’amants. En cette année 1652, où elle atteignait son trente-deuxième printemps, elle n’était certainement plus capable de les compter car trois mois étaient le maximum de sa fidélité… et elle avait commencé ce joli jeu à dix-sept ans.

Fille d’un gentilhomme joyeux vivant et artiste, Anne de Lenclos, dite Ninon, s’était juré dès son plus jeune âge de ne vivre que pour son seul plaisir. Elle avait trop vu, autour d’elle, la condition peu enviable des femmes mariées, à peu près réduites en esclavage par leur époux, pour souhaiter pareil sort. Sa propre mère, pieuse et sèche personne qui cherchait dans la religion toutes les joies de son existence, n’était pas un modèle des plus réjouissants à suivre. Aussi, quand la mort de ses parents l’avait mise en possession d’une assez jolie fortune qui lui permettait de vivre sans soucis d’argent et dans une entière liberté, s’était-elle bien gardée d’aliéner cette indépendance toute neuve. Le souvenir de sa mère, la dévote, avait tout juste servi à lui inspirer cette étrange prière qu’elle se plaisait à adresser au Seigneur :

— Mon Dieu, faites de moi un honnête homme mais n’en faites jamais une honnête femme !

Et elle s’appliquait à remplir fort exactement ce programme. Cela lui était facile car elle était ravissante. Elle avait le teint blanc et uni, le visage du plus bel ovale éclairé par des yeux de velours, une peau délicate comme un pétale de fleur et, par-dessus tout cela, un corps admirable et les plus belles jambes du monde. Elle n’avait d’ailleurs pas que des avantages physiques et, réellement, sur cette charmante femme, la nature s’était plu à multiplier ses bienfaits. Très cultivée, elle jouait agréablement de divers instruments, chantait avec une jolie voix douce et possédait l’esprit le plus vif, le plus gai et le plus pénétrant qui soit.

Ainsi armée, Ninon de Lenclos ne pouvait manquer d’adorateurs. Ils vinrent en foule et, parmi eux, elle fit son choix, un choix qui n’était jamais inspiré par l’intérêt, mais par sa seule fantaisie. Le premier avait été un certain Monsieur de Saint-Étienne, mais elle lui donna bien vite nombre de successeurs parmi lesquels on nommait Messieurs de Miossens, de Châtillon, de Rambouillet, de Navailles, de Brancas, le chevalier de Méré, le cardinal de Richelieu lui-même, le marquis de Sévigné, pour lequel elle eut une brève passade et qui avait été tué en duel l’année précédente. D’autres encore, dont le plus célèbre était le Grand Condé. Elle acceptait volontiers les présents fastueux de tous ces hommes comme un hommage très naturel mais avait le rare talent de ne jamais se brouiller avec aucun d’eux. Sa fantaisie passée, elle savait à merveille adoucir leur amertume et les comptait ensuite parmi ses innombrables amis.

Voilà pourquoi Louis de Mornay ne comprenait pas pourquoi Ninon lui faisait attendre si longtemps une faveur qu’à d’autres elle accordait avec une si apparente facilité.

Ce soir-là, il avait passé quelques moments avec elle dans son fameux cabinet jaune où se pressait une foule d’amis. Il s’était montré plus empressé que jamais et, profitant d’un instant d’aparté, il l’avait suppliée de le laisser revenir plus tard, quand tout le monde serait parti. Hélas, comme d’habitude, Ninon avait hoché la tête en souriant.

— Ne savez-vous donc pas vous contenter de ce que l’on vous donne ?

— Vous savez bien que non ! Je vous en supplie, laissez-moi revenir, si ce n’est par amour, que ce soit au moins par pitié.

— Par pitié ? Le vilain mot ! Et comme il vous va mal, marquis ! Non, ce soir je ne veux pas vous voir.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je suis lasse et que j’ai fantaisie de me reposer. À votre tour de m’accorder… par pitié, puisque cela vous plaît, une soirée de tranquillité.

— Demain alors ?

— Demain est si loin ! Qui peut savoir où nous serons demain !

Elle l’avait congédié sur ce mot peu encourageant mais avec un sourire qui eût damné bien moins amoureux que notre marquis. Il était rentré chez lui, dans cette maison qu’il avait louée juste en face de celle de Ninon pour être sans cesse auprès d’elle, et il s’était posté dans sa chambre d’où la vue sur les fenêtres de la belle était la meilleure. D’abord, il avait songé à se coucher pour en finir plus vite avec cette nuit mais il était trop nerveux. Il se mit à arpenter la pièce, les mains derrière le dos, renonçant même à se nourrir. Il avait guetté le départ du dernier carrosse et ensuite, son regard s’était fixé une bonne fois sur les fenêtres de la chambre de Ninon. Il ne voulait pas aller se coucher avant de les avoir vues s’éteindre. Or, il y avait maintenant quatre bonnes heures qu’elles illuminaient la rue comme un joyeux petit phare, ne suggérant aucunement l’idée du repos.

Le guetteur devenait fébrile mais, à force de se torturer l’esprit pour tenter de deviner ce qui pouvait retenir si tard une femme si lasse, une idée affreuse lui vint : Ninon avait dit qu’elle avait besoin de repos. Et si elle était souffrante ? Son imagination la lui montra aussitôt étendue, dolente, dans son grand lit, les yeux clos, les tempes moites, recevant les soins affolés de sa camériste. Peut-être un médecin avait-il été appelé ? Il faisait si noir dans la rue, à la hauteur de la porte cochère, qu’on ne pouvait voir qui entrait ou sortait. À cette pensée, le sang de Villarceaux ne fit qu’un tour. Il se pendit à une sonnette, faisant accourir un valet aux yeux gros de sommeil.

— Cours chez Mademoiselle de Lenclos ! lui ordonna le marquis. Tu offriras mes civilités et mes excuses et tu demanderas si elle est souffrante, si elle a besoin de secours et si… enfin, tu verras bien !

Le valet partit en courant. Quelques minutes plus tard, il était de retour. Non, Mademoiselle de Lenclos n’était pas souffrante, elle se portait même à merveille et ne pouvait imaginer ce qui avait poussé Monsieur le marquis à croire qu’elle était malade. Elle ne l’en remerciait pas moins de sa sollicitude.

D’un geste, le pauvre amoureux congédia son valet et reprit sa faction à la fenêtre. La lumière brillait toujours, si claire et si vive qu’il lui parut même qu’elle y mettait maintenant quelque insolence, une manière de défi. Peu à peu, la crainte fit place à la colère. La belle Ninon s’était jouée de lui. Elle n’était pas le moins du monde fatiguée. Simplement, elle voulait être seule… seule pour écrire à quelque galant ou même, qui pouvait savoir avec les femmes de cette sorte, pour en recevoir un ! Qui était l’heureux mortel en faveur ces jours-ci ? À vrai dire, Villarceaux n’en savait trop rien. On chuchotait bien qu’il s’agissait du maréchal d’Estrées mais avec Ninon, rien n’était absolument sûr. Elle mettait de la discrétion et une certaine élégance dans ses amours.

Cette fois, l’imagination fertile du marquis lui montra une scène d’un tout autre genre. Ninon y occupait toujours son grand lit mais elle n’inspirait nullement la pitié car elle n’y était pas seule. Villarceaux crut même l’entendre rire, et c’était de lui, de sa mine déconfite quand il était parti, tout à l’heure, que la cruelle riait avec son amant… Pour le coup, le sang de Louis s’enflamma. Il fallait qu’il en eût le cœur net !

Sans même regarder ce qu’il faisait, il s’élança, tendant la main vers la table où tout à l’heure il avait jeté son feutre garni de plumes, empoigna quelque chose qu’il enfonça violemment sur sa tête et poussa un cri de rage. Dans sa hâte, il avait empoigné une aiguière d’argent, voisine dudit chapeau, et se l’était enfoncée jusqu’aux sourcils !

Fou de colère, il lui fallut bien sonner pour que son valet vînt le débarrasser de ce couvre-chef inattendu qu’il ne parvenait pas à ôter tout seul. Quand il fut délivré, après quelques efforts, il avait mal à la tête et sa fureur avait décuplé. Il bondit de l’autre côté de la rue et carillonna à la sonnette de Ninon jusqu’à ce que le portier vînt ouvrir, tout effaré, pensant sans doute qu’il y avait le feu.

— Va dire à ta maîtresse que je veux la voir ! Et sur l’heure ! lui ordonna Villarceaux. J’ai à lui dire des choses qui ne sauraient souffrir le moindre retard.

— Je vais prévenir la camériste de Mademoiselle, bafouilla le brave homme. Car à cette heure, il est probable que Mademoiselle soit couchée.

— Eh bien, elle se lèvera ! cria le marquis, décidément hors de lui.

Il se sentait d’humeur à défier la terre entière et tourmentait nerveusement la poignée de son épée, bien décidé à chercher une mauvaise querelle à son rival si rival il y avait ! Mais sa superbe tomba peu à peu et c’est assez timidement qu’il entra dans le fameux cabinet jaune où Ninon, vêtue d’une robe d’intérieur de velours bleu-vert toute garnie de précieuses dentelles, se tenait assise dans un fauteuil, l’air aussi peu aimable que possible. Le cœur de Villarceaux défaillit en constatant que les sourcils de la jeune femme étaient froncés et que ses beaux yeux brillaient de colère. Mais elle ne lui laissa pas le loisir de s’expliquer et l’apostropha durement dès qu’il eut franchi le seuil.

— Voulez-vous me dire, Monsieur, à quoi vous songez et ce qui vous permet de venir chez moi, en pleine nuit, faire tout ce scandale ? En vérité, si chacun de mes amis se permettait d’en faire autant, je n’aurais plus qu’à céder la place, car ce serait aussi bruyant que le carreau des Halles !

La vue de Ninon avait produit sur son amoureux l’effet habituel, d’autant plus qu’elle était toujours coiffée comme il l’avait vue dans l’après-midi et que rien ne dénotait, dans la maison, qu’elle fût en galante compagnie. Le ridicule de son entrée acheva d’ôter tout courage au malheureux. Il se résolut à plaider coupable et tomba à genoux.

— J’implore mon pardon, trop belle et trop cruelle amie. Depuis que je vous ai quittée, je n’ai pas cessé de regarder vos fenêtres. Vous m’aviez dit que vous étiez lasse, j’étais inquiet et…

— … et vous fûtes encore plus inquiet en pensant que je n’étais peut-être pas si lasse ! Par Dieu, marquis, l’étrange idée que vous avez eue de vous loger sous mon nez ! Vous me surveillez autant et plus qu’un confesseur ! Veuillez me dire ce qu’il y avait de si urgent et allez-vous-en !

— Je voulais vous dire que je vous aime… vous le redire plutôt car, sur ma vie, je ne fais plus que cela ! Mais vous, de votre côté, et par grâce, dites-moi pourquoi vous veillez si tard !

— Voilà qui est trop fort. Vous m’envahissez sous le prétexte que vous m’aimez et, au lieu de vous excuser, vous osez encore poser des questions ? En vérité, que ne me demandez-vous de visiter mon alcôve ?

— Cela, vous savez bien que c’est mon plus ardent désir !

— Et mon plus ardent désir, à moi, est que vous sortiez, Monsieur de Villarceaux ! Débarrassez-moi de votre présence, et dans l’instant, si vous ne voulez que j’appelle mes gens !

Ainsi durement congédié, le malheureux poussa un affreux soupir, se releva aussi péniblement que s’il eût eu quatre-vingts ans et se dirigea vers la porte. Il ne vit pas le demi-sourire qui passait, fugitif et moqueur, sur les lèvres de Ninon. Sur le seuil, il se retourna, balaya le sol des plumes de son chapeau.

— Demain, soupira-t-il à nouveau, je viendrai implorer encore mon pardon !

— Si je vous en donne la permission ! Bonsoir, marquis !

Il rentra chez lui désespéré, passa une mauvaise nuit et fit tant et si bien qu’au matin il avait de la fièvre, dut garder le lit et appeler son médecin. Le bruit courut aussitôt tout le Marais que Villarceaux se mourait d’amour pour la belle Ninon.

Celle-ci, pourtant, était loin d’être indifférente au charme du marquis. Elle l’était même si peu qu’elle s’épouvantait de le trouver si séduisant et de sentir son cœur battre plus vite quand il s’approchait d’elle. Pour la première fois, cette chasseresse avait peur de son gibier. Elle savait combien Villarceaux était aimé des femmes et, avec lui, elle craignait tout de bon de ne plus être la plus forte. Pour une femme qui a voué sa vie au plaisir, la passion est le pire ennemi car elle abat les forces, détrempe l’âme et centre tout sur l’être aimé. C’est pourquoi Ninon de Lenclos n’osait faire du beau marquis son amant !

Mais l’annonce de sa maladie la bouleversa. Elle crut d’abord à une feinte, rit bien haut en disant que Villarceaux avait dû prendre froid en sortant la nuit, d’autant plus que l’histoire de l’aiguière avait transpiré elle aussi. Il fallut la visite de sa meilleure amie, la très jeune Madame Scarron, pour la détromper.

Françoise d’Aubigné, qui venait d’épouser le poète Scarron, n’avait qu’un peu plus de dix-sept ans mais sa maturité était celle d’une femme faite. Née aux îles d’Amérique, sa beauté brune, chaude et veloutée l’avait fait surnommer la Belle Indienne. Tout Paris s’était étonné quand, quelques mois plus tôt, elle avait épousé Scarron, l’un des plus beaux esprits de la ville mais dont le corps perclus se tassait, plié en Z, dans un fauteuil roulant. Le couple était étrange mais le ménage, malgré une impécuniosité perpétuelle, semblait marcher. Ninon aimait beaucoup Madame Scarron et la considérait comme la plus sérieuse des femmes. Aussi, quand la belle Françoise vint lui dire que Villarceaux était très sérieusement malade, qu’il se mourait presque de désespoir de l’avoir offensée, Ninon sentit son cœur s’amollir et s’effrayer. La pensée que peut-être il allait mourir, loin d’elle et sans savoir à quel point elle l’aimait, l’affola.

Elle eut alors une idée de femme amoureuse, une idée charmante et qui la dépeignait tout entière. Elle coupa ses longs cheveux blond foncé, en fit un paquet et ordonna à sa chambrière d’aller porter le tout de l’autre côté de la rue. Il y avait, avec le paquet, un billet très court : « Guérissez ! Je vous aime ! »

Villarceaux était trop épris pour avoir garde de désobéir. Les mains noyées dans les boucles soyeuses qu’il portait continuellement à ses lèvres, il se hâta de chasser cette fièvre importune qui l’empêchait de courir aux pieds de celle qu’il adorait.

Quand, enfin, il la revit, ce fut pour la trouver plus belle, plus enivrante que jamais. De ses cheveux coupés elle avait fait une mode et, durant les mois qui suivirent, la coiffure « à la Ninon » fit fureur dans la société.

Dès qu’il avait pu mettre un pied devant l’autre, Villarceaux avait couru chez Ninon, et si chaude avait été la réunion des deux jeunes gens qu’au grand scandale de leurs amis, non seulement la porte de la jeune femme demeura close durant toute une grande semaine mais encore les volets de sa chambre ne s’ouvrirent pas.

Dans le Marais, la rumeur courut comme une traînée de poudre : Ninon, cette fois, devait être bien amoureuse pour braver à ce point le qu’en-dira-t-on et faire si bien table rase des convenances. Mais c’était Ninon, et il était des droits que l’on n’accordait qu’à elle. Simplement, ceux qui n’avaient pas su inspirer pareille passion soupirèrent de regret.

Ce fut bien pire quand, au bout de ladite semaine, on s’aperçut que Ninon quittait Paris. Au départ de la rue des Tournelles, ses bagages, chargés sur une grande voiture, suivirent à grand bruit le carrosse élégant dans lequel la jeune femme avait pris place avec son amant. Toute la rue, aux fenêtres, les regarda partir.

— Si ce n’était le plein jour, s’écria Ninon en riant et en se serrant contre Villarceaux, on pourrait s’imaginer que vous m’enlevez !

— Mais je vous enlève, mon cœur, et il faut bien que tous ces gens fassent leur deuil de votre grâce, car je ne suis pas à la veille de vous rendre la liberté !

Cette tendre déclaration qui eût fait bondir la Ninon d’avant-hier valut seulement un baiser au marquis. À dire vrai, la jeune femme était heureuse comme elle ne l’avait jamais été et ce n’était pas le moindre de ses étonnements. Elle qui n’aurait jamais imaginé pouvoir respirer à son aise loin des tilleuls de la place Royale, voilà qu’elle s’en allait vers la campagne, cette campagne qui lui semblait appartenir à une autre planète, et cela non seulement sans regret mais avec enthousiasme. Quelle chose était-ce donc qu’un amour capable de transformer aussi profondément une femme comme elle ?

Le château de Villarceaux, où le beau marquis emportait sa conquête, se trouvait (et se trouve encore) non loin d’un village du Vexin nommé Chaussy. C’était une vigoureuse construction, plus paysanne que vraiment élégante mais qui prenait une grâce infinie à mirer sa tour ronde dans le romantique étang.

Ninon et Louis enfouirent leur amour dans cette thébaïde et y oublièrent si bien le monde que le temps passa comme un jour.

Cependant, Paris n’oubliait pas Ninon. Il lui manquait quelque chose. Les dernières convulsions de la Fronde l’avaient bien occupée un moment mais, avec Ninon, la capitale avait perdu son astre le plus brillant et s’en plaignait. Dans les salons comme dans les lieux où soufflait le bel esprit, ses yeux vifs et sa langue spirituelle manquaient affreusement. Ses bonnes amies avaient évidemment trouvé la solution de cette énigme sentimentale.

— La voilà fidèle, disaient-elles. Elle doit vieillir !

Vieillir, Ninon ? Alors qu’elle était encore loin de quarante ans ! Il fallait pour cela ne pas la connaître. Certes non, elle ne vieillissait pas, et même, dans les bras de son beau marquis, elle ne s’était jamais sentie aussi jeune. Elle jouait à la châtelaine, vivait au grand air, se passait de fards et courait à cheval les champs et les bois. Cette plante de serre se métamorphosait comme par miracle en fleur des champs !

Cela dura trois ans ! Trois ans. Une éternité pour celle qui n’accordait jamais plus de trois mois ! Elle ne s’en rendait d’ailleurs même pas compte quand, au bout de ce laps de temps, un petit quatrain envoyé par son ami Saint-Évremond (qui, bien entendu, avait aussi été quelque peu son amant dans le passé) vint réveiller les vieux souvenirs et la nostalgie de Paris :

« Chère Philis, qu’êtes-vous devenue ?

Cet enchanteur qui vous a retenue

Depuis trois ans par un charme nouveau

Vous retient-il encore en quelque vieux château ? »

C’était peu de chose et pourtant c’était beaucoup. Ninon, du coup, vit effectivement dans son actuelle demeure le vieux château dont parlait Saint-Évremond. Par comparaison, elle revit sa maison douillette et précieuse de la rue des Tournelles, son cher cabinet jaune. Trois ans ! Il y avait trois ans qu’elle avait quitté tout cela… Mais c’était de la folie.

Aussi, quand Louis revint de la chasse, ce soir-là, lui déclara-t-elle sans préambule :

— Mon ami, je crois que le temps est venu pour moi de regagner Paris. J’ai là-bas certaines affaires urgentes qui me réclament.

Louis ne répondit pas tout de suite. Il pâlit cependant mais se détourna pour offrir ses mains au feu. C’était la première fois que Ninon parlait de rentrer. Cela voulait dire qu’il ne lui suffisait plus.

— Vous êtes lasse de Villarceaux ?

— Que non pas ! Mais j’ai laissé tant de choses en souffrance depuis ce temps ! Il faut parfois être raisonnable.

Raisonnable ? Comme si elle l’avait jamais été. Louis pensait même qu’elle ignorait ce mot. Mais il était trop galant homme pour la retenir de force.

— Partez, alors. Mais… reviendrez-vous ?

Deux bras tendres se nouèrent à son cou.

— Voyez-vous quelque chose qui pourrait m’en empêcher ?

— Qui peut savoir ? soupira-t-il.

Villarceaux avait raison. L’amour était mort, et bien mort. À Paris, où elle fut reçue en reine, Ninon s’étonna d’avoir pu demeurer campagnarde si longtemps. Non seulement elle ne revint pas dans le petit château au bord de l’étang mais, un mois environ après son retour, elle oubliait Louis dans les bras de Monsieur de Gourville. Villarceaux, furieux, se consola en faisant à Madame Scarron une cour effrénée. Et les deux amants d’il y a si peu de temps se contentèrent de n’être plus que des amis.

Ninon reprit son existence agitée mais bientôt des ennuis lui vinrent. La manière un peu trop libre dont elle menait sa vie attira sur elle la dangereuse attention de la compagnie du Saint-Sacrement. Le parti des dévots se mit en mouvement et la reine Anne d’Autriche, qui le patronnait, fit savoir à Mademoiselle de Lenclos qu’elle voulait la voir se retirer dans un couvent, dont, par ailleurs, on lui laissait le choix. Si elle n’obéissait pas, on l’enfermerait, qu’elle le voulût ou non, aux Filles repenties !

Mais il fallait plus qu’une reine pour impressionner Ninon. Avec quelque insolence, elle fit répondre qu’elle n’était ni fille ni repentie et que, de toute façon, le seul couvent qui lui convînt était celui des Carmes. Bien entendu, elle eut les rieurs de son côté mais ses amis, inquiets des réactions de la Reine, lui conseillèrent tout de même de faire retraite quelque temps dans un couvent. Elle choisit alors celui de Lagny, qui était assez confortable, et attendit patiemment, sûre que sa libération ne tarderait guère.

En effet, un mois ne s’était pas écoulé que, sur l’intervention du prince de Condé, les portes du couvent s’ouvrirent devant une pécheresse fort souriante et qui ne perdit pas une journée avant de retomber dans le péché. La gentillesse du Grand Condé méritait bien une politesse !

Le temps passa, celui des amants avec le reste, encore qu’à soixante-dix-neuf ans, Ninon était encore assez charmante pour inspirer une vraie passion au jeune Gédoyn, ce qui, tout de même, est un record. Elle le fit languir d’ailleurs quelque temps et, comme il se plaignait, au lendemain de la chute, de l’avoir attendue trop longtemps, Ninon lui dit gentiment :

— Excusez ma coquetterie mais j’ai voulu avoir mes quatre-vingts ans et je ne les ai que depuis hier soir !

Elle avait plus d’amis que jamais et, dans son salon, on rencontrait la compagnie la plus distinguée : Madame de La Fayette, Madame de Sévigné, qui lui avait pardonné depuis longtemps de lui avoir pris son mari d’abord et ensuite son fils et qui l’appelait en riant « ma belle-fille » ! Mais la grande amie, c’était toujours Madame Scarron, devenue Madame de Maintenon, qui s’essayait à la ramener à Dieu. En pure perte : Ninon ne voulait pas renier ses péchés parfumés.

Dans les derniers temps de sa vie, son notaire, Maître Arouet, lui amena son fils, un gamin de dix ou onze ans, qu’elle prit en affection à cause de son esprit vif et auquel elle légua par testament deux mille livres pour qu’il pût se constituer une bibliothèque. Ce jeune garçon, c’était Voltaire. Et la bonté de Ninon envers lui ne l’empêcha pas de dire méchamment, en parlant d’elle, que si son père n’avait pas amassé une grande fortune avec son instrument (il feignait de croire que Monsieur de Lenclos avait été joueur de luth professionnel), sa fille, au contraire, avait bien su tirer parti du sien. Mais la reconnaissance a-t-elle jamais été l’apanage de Voltaire ?

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