Mademoiselle épouse Lauzun

Le plus ahurissant des mariages d’amour princiers

Un cœur de vieille fille

Mademoiselle avait la fièvre en plein mois de juillet et ne savait même pas pourquoi. Mademoiselle, avec un grand M et sans autre appellation, autrement dit la princesse Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier, duchesse de Dombes, comtesse d’Eu et d’une foule d’autres terres qui faisaient d’elle très certainement la femme la plus riche d’Europe. Mademoiselle, fille de feu Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, et par conséquent princesse du sang et cousine germaine du jeune roi Louis XIV. Une fièvre de Mademoiselle ne pouvait donc être une fièvre ordinaire, et il y fallait chercher une raison des plus singulières, d’autant qu’à quarante-trois ans, solide comme un lansquenet et charpentée en proportion, la princesse n’était plus guère en situation de jouer les frêles créatures sujettes aux vapeurs.

Or, il y avait trois grands jours que ce mal mystérieux la tenait, exactement depuis ce beau 29 juillet 1669 où, avec toute la Cour, elle avait assisté à la remise du bâton de commandement de la Ire Compagnie des Gardes du Corps au séduisant, aimable, insolent et insupportable Antonin Nompar de Caumont, marquis de Puyguilhem, comte de Lauzun.

Ce n’était pas la première fois, tant s’en fallait, que Mademoiselle voyait Lauzun : le jeune homme faisait depuis trop longtemps partie de la Cour et de l’entourage immédiat du Roi pour qu’il en allât autrement mais ce jour-là, il y avait eu quelque chose de changé. Était-ce la chaleur du jour, la beauté du spectacle, le parfum des fleurs ou l’élégance suprême du magnifique costume bleu et argent revêtu pour la première fois par le récipiendaire, toujours est-il que la sensible princesse était sortie de la cérémonie toute rêveuse et que, depuis, elle se sentait tout à fait incapable de mettre de l’ordre dans ses pensées. Aussi avait-elle choisi de se mettre au lit mais, comme son étrange état d’esprit lui interdisait le sommeil, elle n’y faisait que se tourner et se retourner dans tous les sens sans parvenir à trouver une position vraiment confortable.

Naturellement, elle avait condamné sa porte, se sentant bien incapable de recevoir qui que ce fût et de faire la conversation. Pourtant, ce troisième jour, lasse de sa propre compagnie et de ses questions sans réponse, Mademoiselle leva l’interdit en faveur de l’une de ses meilleures amies, l’aimable et spirituelle marquise de Sévigné, dont elle appréciait particulièrement le bon sens et l’esprit vif.

En entrant dans la chambre princière, la marquise, qui avait aussi la dent dure, eut du mal à retenir un sourire au spectacle de la princesse soutenue par une montagne d’oreillers en désordre et tout enveloppée de mousselines virginales qui eussent bien mieux convenu à une nymphe ou à une frêle jeune fille qu’à cette solide quadragénaire dont le visage, orné du grand nez des Bourbons et quelque peu gâté par des traces de petite vérole, ne suggérait nullement les alanguissements éthérés. Enfin, pour une malade, Mademoiselle avait fort bonne mine, et les profonds soupirs qui soulevaient continuellement sa poitrine généreuse laissèrent aussitôt supposer à cette observatrice avertie que le mal dont souffrait la princesse était d’ordre moral.

Sûre désormais d’évoluer sur un terrain où elle se sentait parfaitement à l’aise, Madame de Sévigné accepta le siège qu’on lui indiquait d’une main languissante et demanda d’une voix infiniment douce :

— Ce grand mal dont je la vois affligée tient-il Votre Altesse depuis longtemps ?

Nouveau soupir.

— Trois jours, ma bonne ! Trois grands jours ! Je ne sais en vérité ce que j’ai. Cela m’a prise à cette revue de l’autre jour où le Roi a remis le bâton à Monsieur de…

Brusquement, Mademoiselle venait de s’interrompre, tandis que son visage tournait à la glorieuse pourpre. Mais la marquise était renseignée, et ce fut d’une voix paisible, tout unie, qu’elle acheva la phrase interrompue.

— À Monsieur de Lauzun, je crois ?

— Oui, à… Il faisait si chaud ! J’ai dû prendre quelque vapeur.

La voix tremblante et les paupières battantes achevèrent de renseigner la visiteuse sur la réalité du mal dont souffrait son amie : Mademoiselle était amoureuse, tout bêtement amoureuse ! Et pis encore : elle était amoureuse de ce mauvais sujet de Lauzun, un petit bonhomme blondasse au grand nez rouge qui, à défaut d’être beau, possédait plus d’allure et de charme que le Roi, plus d’esprit que le Diable, plus d’ambition que la Cour tout entière et plus de méchanceté qu’une couvée de serpents à sonnette. Avec cela, noble comme un Montmorency et brave à lui tout seul comme tous les chevaliers de la Table ronde. Enfin, tel qu’il était, Lauzun avait alors trente-sept ans et les deux tiers des dames de la Cour en étaient folles.

Autant dire que ses affaires de cœur ne se comptaient plus. Elles lui avaient d’ailleurs valu de sérieux ennuis. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’une bonne fille, naïve malgré sa grandeur, comme Mademoiselle, se fût toquée de ce Don Juan pour l’avoir simplement vu parader à cheval à la tête d’une compagnie de gardes du corps.

Sûre de son fait, Madame de Sévigné laissa percer son diagnostic :

— Si j’étais Mademoiselle, j’interrogerais mon cœur. Il est bien souvent cause de grands maux.

La « malade » ouvrit de grands yeux.

— Le cœur ? Vous croyez, ma chère ?

— J’en jurerais !

Forte d’un avis aussi autorisé, Mademoiselle osa alors regarder la vérité en face et s’avouer à elle-même ce qui lui arrivait : elle aimait Monsieur de Lauzun, et c’était évidemment ce sentiment tellement inattendu qui perturbait son existence jusque-là assez bien ordonnée, du moins depuis pas mal d’années.

Une fois renseignée sur elle-même, dans les semaines qui suivirent, la princesse se laissa aller à se comporter comme une pensionnaire : elle guettait sans cesse l’objet de sa flamme, cherchait toutes les occasions de l’approcher, de lui parler et d’essayer de lui faire comprendre qu’elle l’aimait. De son côté, Lauzun, rusé comme un démon, n’avait guère eu de peine à deviner le secret de la noble vieille fille, mais se fût fait couper en morceaux plutôt qu’avoir l’air de comprendre ses allusions les plus transparentes aux sentiments qu’elle lui portait. Non qu’il ne fût immensément fier d’avoir séduit une princesse du sang mais il tenait essentiellement à la faveur de son Roi et savait Louis XIV assez à cheval sur les principes pour tout ce qui touchait sa famille.

Jamais Mademoiselle n’eût pu imaginer que Lauzun, le subtil et spirituel Lauzun, pût être à ce point bouché, mais son amour s’attisa encore de ce qu’elle prenait pour une trop grande modestie et peu à peu, elle en vint tout doucement à se demander quel effet produirait une éventuelle décision de l’épouser.

Évidemment, cela ne pourrait se faire aisément car il n’était, malgré tout, qu’un simple gentilhomme alors qu’elle était l’une des plus grandes princesses de la chrétienté, et surtout la plus riche. Et puis, comment s’y prendre pour amener l’heureux élu à oser lui faire la cour ouvertement ?

Ce n’était pourtant pas que l’impétueux Gascon manquât d’audace. N’avait-il pas osé, un soir, se glisser sous le lit de la marquise de Montespan, l’éclatante maîtresse du Roi, pour écouter le rapport que, sur l’oreiller, elle ferait à son sujet à son royal amant ? On disait même que, furieux de ce qu’il avait entendu, il avait été jusqu’à administrer à l’altière favorite une vigoureuse raclée. Mais tout de même, entre battre une maîtresse royale et briguer la main d’une fille de France, il y avait un monde, une distance que Lauzun ne franchirait jamais.

Aussi, après bien des songeries solitaires, Mademoiselle, plus attachée que jamais à son projet matrimonial, en vint à penser que c’était à elle de faire les premiers pas, sinon personne ne les ferait jamais.

Pour y arriver, elle employa un moyen détourné qu’elle jugea fort subtil. Il était alors question de la marier au prince Charles de Lorraine – à qui, d’ailleurs, n’avait-il pas été question de la marier ? Depuis l’empereur jusqu’au cardinal infant, tous les princes d’Europe avaient plus ou moins ouvertement brigué sa main et sa fortune. Mais puisque le Lorrain était alors en cause, Mademoiselle entreprit d’interroger Lauzun sur ce mariage-là.

Un matin de mars 1670, à Saint-Germain, Mademoiselle, qui sortait de chez la reine Marie-Thérèse, se trouva nez à nez avec Lauzun, superbe dans son uniforme de capitaine des Gardes. Tellement superbe que le cœur battit plus fort à la sensible princesse qui, émue par cette belle mine, trouva à son bien-aimé un air d’« empereur du monde ». Mais elle surmonta cette faiblesse et aborda ledit bien-aimé.

— Vous m’avez, lui dit-elle, témoigné depuis quelque temps tant d’amitié que cela me donne en vous la dernière confiance et que je ne veux plus rien faire sans votre avis.

— C’est beaucoup d’honneur que me fait Mademoiselle ! Croyez donc à votre tour que je vous en ai la dernière reconnaissance et que je mettrai tout mon cœur à servir Votre Altesse Royale de mon mieux.

— Je vous rends grâce. Vous savez sans doute que, depuis quelque temps, on prête au Roi l’intention de donner ma main au prince Charles de Lorraine. Cela est fort bon mais je pense, moi, que quand on a de la raison on doit rechercher d’abord le bonheur de la vie. Or, un tel bonheur ne saurait se rencontrer avec un homme que l’on ne connaît point alors qu’auprès d’un homme pour qui l’on éprouve une profonde estime, le bonheur doit être chose aisée ? Ne croyez-vous pas ?

— Certes, fit Lauzun, qui était fermement décidé à jouer les imbéciles et à ne pas comprendre un traître mot de ce que la princesse voulait lui dire. Mais dans ce cas, pourquoi vous marier ? N’êtes-vous pas heureuse ? Vous possédez, et au centuple, tout ce que les femmes les plus difficiles cherchent en vain.

Étant tout ce qu’on voulait sauf stupide, le fin renard avait compris depuis longtemps quel trouble il déchaînait dans le cœur de Mademoiselle et, d’abord ébloui de sa conquête autant qu’inquiet, il en était venu lui aussi à réfléchir : devenir le cousin du Roi et l’homme le plus riche d’Europe, c’était une fantastique gageure qui après tout n’était peut-être pas si impossible à relever qu’il y paraissait à première vue. C’était en tout cas un coup de maître qui demandait, pour réussir, un extraordinaire doigté. Il fallait donc agir avec la plus extrême circonspection : la plus petite faute, et tout s’écroulait. Voilà pourquoi Lauzun jouait si consciencieusement la naïveté alors que sous son habit bleu et argent le cœur lui battait de voir ses ambitieux projets en si bon chemin.

Mais Mademoiselle, désolée de se heurter à une telle incompréhension, décida de faire un pas de plus.

— Je veux bien admettre que vous ayez raison, dit-elle enfin. Mais lorsque l’on a mon âge, on songe à sa succession. Pourquoi donc, alors, ne pas prendre auprès de soi quelqu’un à qui il serait doux de laisser tout ce que l’on possède au lieu de regarder pendant de longues années les figures envieuses des héritiers légaux ? Je pense, moi, que le Roi – qui me veut du bien – ne serait pas opposé à ce que je fasse choix de l’un de ses gentilshommes, un seigneur de grand mérite et de bonne naissance, bien sûr, à qui, sans déchoir, je pourrais donner ma main.

Du coup, le cœur de Lauzun manqua un battement. Il ne pensait pas en être déjà arrivé là et c’était trop beau en vérité. Mais les choses allaient peut-être un peu trop vite, justement, et, prenant sur lui pour ne pas montrer sa joie, il répondit avec une mélancolie si bien jouée qu’elle touchait au grand art.

— Ce serait un beau projet, digne en tout point du grand cœur d’une grande princesse mais, à mon grand regret je ne vois pas auprès du Roi de gentilhomme dont la naissance, les inclinations, le mérite ou la vertu soient assez grands pour répondre à tout ce que Votre Altesse est prête à faire pour lui. Songez qu’il deviendrait prince du sang, duc de Montpensier et d’une foule d’autres terres. C’est impossible.

Les yeux soudain illuminés, Mademoiselle ouvrait déjà la bouche pour donner une réponse qui aurait pu être fort explicite mais, à cet instant précis, la Reine, sortant de ses appartements, vint mettre un terme à cette passionnante conversation. Lauzun salua alors, disant qu’il aurait trop à dire sur un sujet aussi important et qu’il valait mieux remettre à un jour prochain la suite de l’entretien.

Mademoiselle n’en dormit pas de la nuit et dès le lendemain, après le dîner de la Reine, elle rechercha Lauzun, qu’elle trouva sombre et amer. Comme elle lui en demandait la raison, il répondit assez brusquement qu’il avait fait maintes réflexions sur l’intérêt qu’aurait Mademoiselle à prendre un époux.

— Évidemment, lui dit-il sans trop de galanterie, lorsque l’on est à votre âge, il faut se faire ou religieuse ou dévote, ou bien, habillée modestement, n’aller à rien sauf à l’Opéra une fois par hasard, à vêpres, au sermon, au salut, aux assemblées de pauvres et aux hôpitaux. Mariée, au contraire, on peut à tous les âges aller partout, on est habillée comme les autres pour plaire à son mari. Mais ce mari, pour vous, me paraît une chose bien difficile à trouver. S’il allait vous rendre malheureuse, j’aurais pris là en vous conseillant une lourde responsabilité.

Ce ton bourru ravit Mademoiselle plus encore que les amabilités de la veille car elle y vit la marque d’un tendre intérêt. Elle aurait bien voulu, à cet instant, pouvoir dire nettement au bien-aimé qu’il était l’élu de son cœur, mais elle avait en face de lui de vraies timidités de jeune fille.

Si seulement il voulait bien l’aider un peu. Ne fût-ce qu’en prenant, si peu que ce soit, le ton et les manières d’un amoureux et, surtout, laisser de côté cet encombrant respect, ce respect hors de saison dont, en vérité, la pauvre amoureuse n’avait que faire et qui l’agaçait prodigieusement !

Une si longue attente

Le jeu à la fois habile et cruel qu’avait entrepris Lauzun se poursuivit durant plusieurs mois. Le jeune démon jouait les coquettes.

Tour à tour aimable, presque tendre, puis tout à coup sombre et sentencieux comme un vieux grimoire, il semblait vouloir cacher quelque plaie secrète, mettant l’amoureuse princesse au supplice. En fait, il agissait en pêcheur adroit qui, sachant tenir au bout de sa ligne une belle pièce, la fatigue longuement pour user sa résistance et l’amener enfin à la berge, mais, bien sûr, en ménageant autant que possible ses propres forces pour vaincre sans peine ses derniers sursauts. Et ce qu’il cherchait à obtenir de Mademoiselle, c’était qu’elle trouvât suffisamment de force dans son amour pour oser l’imposer à tous, même au Roi.

Sa tactique était, en vérité, d’une extrême habileté. Il avait certaine façon de regarder longuement la princesse à la dérobée, certains soupirs artistement contenus qui entretenaient savamment l’émoi dans ce cœur de vieille fille. Et Mademoiselle, à peu près persuadée que son amour était payé de retour, pensait que la retenue de son amoureux était uniquement motivée par l’immense distance qui le séparait d’elle. Comment un simple gentilhomme pourrait-il seulement oser parler d’amour à une princesse du sang ?

Aussi, au cours de ses insomnies, qui devenaient de plus en plus fréquentes, Mademoiselle discutait interminablement avec elle-même.

C’est à moi de parler, se répétait-elle, à moi de faire le premier pas. Mais comment puis-je m’y résoudre ? Je ne suis pas n’importe quelle jouvencelle issue de n’importe où : je suis princesse et je dois choisir, dire ma préférence… mais c’est si difficile. Pourquoi ne le comprend-il pas ? Pourquoi ne m’aide-t-il pas ? Si au moins il me laissait entendre qu’il m’aime, tout serait tellement plus simple. En vérité, c’est une affreuse condition que celle des personnes de trop haute naissance.

Ces angoisses incessantes avaient au moins un avantage certain : elles coupaient à Mademoiselle son appétit, qu’elle avait très bourbonien. Du coup, elle maigrissait et devenait presque jolie.

De guerre lasse, un soir de novembre, la pauvre prit enfin son courage à deux mains. Alors qu’elle bavardait avec Lauzun dans un salon du château de Saint-Germain, elle posa par jeu son doigt sur une glace qu’elle avait embuée de son souffle, faillit écrire l’aveu qui la brûlait… et finalement ne le fit pas, s’éloigna de quelques pas et se traita de sotte. Allait-elle encore tergiverser longtemps ? N’avait-elle pas mûrement pesé sa décision ? Pourquoi attendre davantage ?

Alors, griffonnant fiévreusement deux mots sur un petit papier qu’elle plia étroitement, elle revint trouver son soupirant.

— Tenez, lui dit-elle. Prenez, mais surtout n’ouvrez pas. Promettez-moi de ne lire ce qu’il y a ici qu’une fois rentré chez vous.

— Je ne demande qu’à vous plaire, dit Lauzun en s’inclinant. Je ne lirai ceci qu’une fois rentré au logis.

Il n’allait pas tenir réellement parole car, à peine hors de vue de Mademoiselle, il ouvrit le message qui lui brûlait la poche. Qu’allait-il découvrir ?

Si brave qu’il fût, le cœur lui battait tandis qu’il dépliait le papier aussi lentement que s’il eût contenu une bombe. Mais à peine y eut-il jeté les yeux que ses traits se détendirent en même temps que sa poitrine laissait échapper un énorme soupir.

Mademoiselle avait écrit simplement : « C’est vous. »

Lauzun avait gagné.

Le dimanche suivant, il faisait très froid dans la chapelle royale, mais si Mademoiselle y tremblait comme une feuille sous ses fourrures et l’épaisseur de ses robes somptueuses, c’était moins à cause de la température qu’en raison de son angoisse : elle attendait le moment de rejoindre Lauzun qu’elle n’avait pas revu depuis qu’elle lui avait remis son message. Jamais service divin ne lui était apparu si mortellement long, jamais prédicateur ne l’avait ennuyée à ce point.

Quand, enfin, elle put rejoindre son ami, la voix lui manqua et elle put tout juste murmurer :

— Je suis transie.

— Je le suis encore bien plus que vous de ce que j’ai lu, grimaça Lauzun. Ce n’est pas bien de railler ainsi le dévouement d’un fidèle. Je vous aurais cru plus de cœur. Vous vous êtes moquée de moi.

— Moi ?

— Vous. Comment pourrais-je croire un seul instant que vous m’ayez choisi, moi qui, de tous, suis le plus indigne !

— Allons donc ! Vous avez tout ce qu’il faut pour faire le plus grand seigneur du royaume, et je vous veux tous les biens du monde.

— Par pitié ! Je serais désespéré si vous aviez pris de l’amour pour moi, parce que j’ai un si affreux caractère et que, malgré tous les sentiments que je vous porte, vous ne sauriez être heureuse avec moi.

Les sentiments qu’il lui portait ? Mais c’était l’aveu si longtemps attendu ! Enfin, enfin Lauzun avouait qu’il l’aimait.

Transportée de bonheur, Mademoiselle oublia toute retenue.

— C’est vous que je veux, et nul autre ! s’écria-t-elle, et je ferai d’ici peu part au Roi de mon choix.

C’était là langage de princesse auquel nul n’avait le droit de résister. Mademoiselle avait dit « Je veux ». Lauzun s’inclina avec le frémissement de joie que l’on devine.

Au soir du 8 décembre, Mademoiselle demeura tard au coucher de la Reine. Le Roi allait venir et elle voulait lui parler, en dépit des allusions de Marie-Thérèse qui, ne comprenant rien à cette espèce d’occupation de sa chambre par sa cousine, faisait tous ses efforts pour l’envoyer se coucher.

À vrai dire, en ce qui concernait le Roi, le moment n’était peut-être pas très bien choisi, car Sa Majesté avait ses vapeurs et son humeur s’en ressentait. Mais la Grande Mademoiselle se retrouvait l’héroïne de la Bastille et se sentait d’humeur à affronter le Grand Turc en personne, ainsi que toute son armée s’il le fallait.

— Sire, commença-t-elle fermement en se relevant de sa révérence, l’honneur que j’ai d’être la cousine de Votre Majesté me met si fort au-dessus des autres que je pense pouvoir choisir un époux selon mon cœur parmi vos serviteurs les plus fidèles sans pour autant déchoir puisque j’ai du bien et des titres pour deux.

Elle avait débité sa petite tirade d’un seul jet, sans s’y reprendre à deux fois et presque sans respirer. Le Roi réprima un sourire. Jamais il n’avait vu Mademoiselle aussi déterminée.

— Ma cousine, répondit-il, vous êtes d’âge à savoir ce que vous voulez. Pourtant, je vous prierais de ne point prendre de décision hâtive que vous pourriez être amenée à regretter. Qui donc avez-vous choisi ?

— Sire, c’est Monsieur de Lauzun. Je l’aime et ne veux aucun autre époux que lui.

Louis XIV garda le silence un instant. Il aimait Lauzun, appréciant aussi bien son esprit que sa folle bravoure, mais il avait peine à croire qu’il se fût mis à brûler d’une folle passion pour Mademoiselle.

— C’est un homme de cœur, articula-t-il enfin sans trop se compromettre. Mais, encore une fois, il vous faut faire réflexion.

— Sire, il y a un an que je ne fais que cela ! Par grâce, accordez-moi le bonheur que je vous demande. Comme vous le dites vous-même, je ne suis plus tellement jeune et je n’ai plus de temps à perdre.

Le Roi alors s’inclina.

— Qu’il soit fait selon votre désir, ma cousine. J’espère que vous serez heureuse.

Heureuse ? Mais elle l’était déjà. Elle était même si folle de joie qu’elle crut pouvoir négliger le bon conseil que des amis avertis lui donnaient : « Mariez-vous cette nuit même, sans tambour ni trompette… »

Hélas ! Elle voulait non seulement le bonheur mais, pour celui qu’elle aimait, la plus éclatante consécration. Quelques jours plus tard seulement la nouvelle était annoncée à la Cour en même temps que la fiancée publiait la liste des fabuleuses donations qu’elle entendait faire à son bien-aimé : duché de Montpensier, comté d’Eu, principauté de Dombes… tout y passait, ou presque.

Éperdu de joie et d’orgueil, Lauzun crut toucher au Paradis sur terre. Dès qu’il serait marié, ses anciens compagnons devraient lui donner du Monseigneur, et cette seule idée le plongeait dans un nirvana de vanité satisfaite. Sans compter la prochaine possibilité de puiser tout à son aise dans les coffres si bien garnis de sa future épouse. Déjà, les deux fiancés préparaient les magnifiques équipages qui allaient être ceux du nouveau duc de Montpensier.

Malheureusement pour la pauvre princesse, l’idée de donner prochainement du « Monseigneur » à Lauzun en chagrinait plus d’un à commencer par les princes du sang qui jugeaient parfaitement odieux de se voir traités d’égal à égal par « le petit Lauzun ». Il n’était jusqu’à la Reine, si douce et si effacée mais dont l’orgueil espagnol se réveilla en face de ce qu’elle jugeait un intolérable scandale.

Enfin, il y avait Madame de Montespan. Les relations de la toute-puissante favorite avec Lauzun n’ont jamais été réellement tirées au clair. Ils étaient en principe amis, et peut-être avaient-ils été amants, toujours est-il que leurs relations furent une suite de brouilles parfois violentes et de raccommodements plus discrets. À la fière Athénaïs, issue d’une des plus nobles familles du royaume – sa devise n’était-elle pas : « Avant que la mer fût au monde Mortemart portait les ondes » ? –, la pensée d’appeler l’insupportable Lauzun Monseigneur et de lui faire la révérence était proprement intolérable. En outre, étant depuis fort longtemps amie de Mademoiselle et connaissant Lauzun par cœur, elle n’avait aucune illusion sur le genre de bonheur que la trop sensible vieille fille allait trouver avec un tel mauvais sujet. Enfin, pourvue d’enfants naturels, son raisonnement était le même que celui de Monsieur, frère du Roi, et jusqu’alors héritier tout désigné de sa cousine : il était positivement écœurant de voir le fabuleux héritage s’en aller dans l’escarcelle d’un Lauzun qui n’aurait même pas l’excuse de le transmettre à l’enfant qu’il aurait pu avoir de Mademoiselle car personne n’imaginait qu’elle pût encore procréer à son âge.

Tout cela fit que le Roi subit de toutes parts un assaut en règle : tout le monde criait haro sur l’élévation vertigineuse de ce « parvenu ».

Le résultat de ce harcèlement fut désastreux pour la pauvre amoureuse : quelques heures avant de marcher à l’autel, alors même que Lauzun, déjà décoré du titre de duc de Montpensier, avait reçu les félicitations – ô combien hypocrites ! – de la Cour, on vint avertir Mademoiselle que le Roi l’attendait dans sa garde-robe.

Elle s’y rendit, le cœur soudain inquiet. Le Roi, qu’elle y trouva, était à la fois triste et ému car il savait qu’il allait peiner et cela le mettait mal à l’aise, encore qu’il ne fût pas des plus sensibles.

— Ma cousine, dit-il, je suis au désespoir de ce que j’ai à vous dire. On m’a rapporté que l’on dirait dans le monde entier que je vous sacrifie pour faire la fortune de Monsieur de Lauzun, que cela peut me nuire auprès des pays étrangers, et que je ne dois point souffrir que cette affaire s’achève. Vous aurez raison de vous plaindre de moi… Battez-moi si vous le voulez ! Il n’est d’emportement que vous ne puissiez avoir et que je ne souffre, et que je ne mérite.

Avec un cri, Mademoiselle se jeta à genoux.

— Ah, Sire, que me dites-vous ? Quelle cruauté !

Pour la consoler, le Roi se jeta à genoux lui aussi, et pendant un moment les deux cousins se tinrent étroitement embrassés, pleurant ensemble.

— Hélas, murmura la pauvre princesse. Qui ne se serait fié à la parole de Votre Majesté ? Vous n’y avez jamais manqué, et vous commencez par moi et Monsieur de Lauzun. Je n’avais jamais aimé de ma vie. J’aimais et aime passionnément le plus honnête homme de votre royaume. Je faisais mon plaisir et la joie de ma vie de son élévation. Vous me l’aviez donné, vous me l’ôtez… C’est m’arracher le cœur !

Il se faisait tard et la scène commençait à ennuyer Louis XIV, qui s’arracha des bras de Mademoiselle.

— Je n’y peux rien. Il faut vous résigner, et je n’en dirai pas davantage.

C’était fini. Mademoiselle fit la révérence et s’en fut, toute secouée de sanglots, cacher son chagrin au palais du Luxembourg où, une fois encore, elle se mit au lit.

Lauzun, pour sa part, sembla prendre la chose avec plus de philosophie mais, sachant bien d’où venait le coup et n’osant s’en prendre à la famille royale, il se répandit à travers la ville et la Cour, couvrant la seule Madame de Montespan d’injures et de plaisanteries de corps de garde.

Il dépassa les bornes. Louis XIV ayant appris qu’il traitait son amie de « bougresse de fille publique », il fit arrêter Lauzun que l’on embarqua sans autre forme de procès jusqu’en Piémont, à la forteresse de Pignerol où se trouvait déjà depuis longtemps le surintendant Fouquet.

Pour Mademoiselle, ce fut le dernier coup. Il n’y eut plus pour elle de soleil, ni dans Paris, ni dans aucune de ses vastes terres.

Lauzun allait demeurer prisonnier dix ans, dix ans au cours desquels il tenta de s’évader, noua amitié par le conduit d’une cheminée avec Fouquet et se brouilla finalement avec lui pour avoir séduit sa fille lorsqu’elle avait enfin eu la permission de rendre visite à son père. Il y serait peut-être demeuré plus longtemps encore si Madame de Montespan n’avait eu une idée : celle de faire adopter par Mademoiselle l’aîné des enfants qu’elle avait donnés au Roi : le jeune duc du Maine.

Ce n’était pas qu’elle eût pour cet enfant une prédilection particulière, mais le Roi, lui, l’aimait beaucoup et, en outre, il était l’enfant chéri de la nouvelle Madame de Maintenon, sa gouvernante, qui s’entendait un peu trop bien avec Louis XIV. La marquise pensait ainsi faire coup double : non seulement elle assurait une fortune quasi royale à l’enfant né de sa chair, mais elle faisait au Roi un sensible plaisir. Ce Roi qui déjà se détachait d’elle.

Mademoiselle ne se laissa pas convaincre sans combat, mais elle avait trop envie de retrouver son cher Lauzun et elle finit par céder en faisant donation d’une partie de ses biens à l’enfant (s’en réservant naturellement la jouissance jusqu’à sa mort).

Lauzun revint donc. Hélas, du sémillant seigneur de jadis il ne restait qu’un homme déjà âgé, aigri par la captivité et dont l’humeur, souvent cruelle, s’était changée en franche méchanceté. Il était en outre plus coureur que jamais.

Toujours amoureuse, Mademoiselle ne vit ni ses cheveux gris ni ses dents absentes. Elle l’épousa sur-le-champ dans le plus grand secret. Ce fut pour le regretter presque aussitôt car elle s’aperçut, un peu tard, qu’elle s’était liée au plus affreux mufle que la terre ait jamais porté.

Lasse de ces avanies répétées, elle choisit de s’éloigner et de s’installer dans ses châteaux d’Eu ou de Saint-Fargeau, tandis que Lauzun demeurait à Paris. Elle finit d’ailleurs par le chasser carrément parce que, lors d’une de leurs rares rencontres, il avait osé la traiter comme une servante.

— Sortez, Monsieur, et ne reparaissez jamais devant moi. Vous n’êtes qu’un coquin !

On était loin du grand amour de jadis… Le cœur de la pauvre princesse ne s’en remit pas. Dix mois après cette expulsion, elle mourut, en mars 1693, tout entière tournée vers Dieu, dans son palais du Luxembourg.

Lauzun, que le Roi avait fini par faire duc, montra un deuil si ostentatoire que Louis XIV, indigné, faillit bien le renvoyer à Pignerol. Il n’en fit rien finalement, et l’incorrigible séducteur se remaria peu après, épousant une jeune fille de quinze ans qui pensait être veuve rapidement mais dont il empoisonna encore l’existence pendant vingt longues années.

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