La « glace » de la marquise de Sévigné

Il y a au monde des gens pour qui l’horloge de la vie sonne toujours trop tôt ou trop tard et dont le cœur ne bat qu’à contretemps. Ils n’aiment que qui ne les aime pas, ou pas encore, et, quand ils ont réussi à conquérir l’être aimé, ils cessent presque naturellement d’éprouver pour lui le moindre sentiment. Madame de Sévigné allait ainsi passer son existence sans réussir à connaître véritablement les joies de l’amour partagé.

Tout commença lorsque le bon abbé de Coulanges présenta à sa nièce le jeune marquis de Sévigné avec l’arrière-pensée de lui offrir l’occasion d’un amour durable. L’idée était louable : Henri de Sévigné avait vingt ans, il était beau, plein de charme, très peu fortuné sans doute, mais il portait l’un des plus beaux noms de Bretagne, et sa réputation de bravoure n’avait d’égale que les suffrages qu’il s’entendait comme personne à récolter auprès des femmes.

La seule crainte de l’abbé était que justement, la jeune Marie ne s’éprît trop violemment de ce garçon aimable et n’en souffrît par la suite. Or, Marie de Rabutin-Chantal ne montra, après la présentation, qu’un enthousiasme mitigé.

— Je l’épouserai, mon oncle, s’il vous convient de me le donner pour époux, et j’espère que nous serons heureux !

Rien n’était moins sûr ! Comment aurait-ce pu l’être alors que depuis l’adolescence son cœur appartenait à son cousin, l’étincelant Roger de Rabutin, non moins jeune, non moins beau, non moins brave et non moins coureur que Sévigné, et encore beaucoup plus mauvais sujet. Mais Roger volait de fille en femme, collectionnait les maîtresses et ne montrait à sa jolie cousine qu’une tendre affection, tout à fait insuffisante pour en faire un époux.

Pourtant, Sévigné, de son côté, avait été séduit d’emblée par la jeune fille. Elle était en effet ravissante : dix-huit ans, un teint de fleur, de superbes cheveux dorés et de grands yeux de la couleur des fleurs de lin. Grand amateur de jupons, le jeune marquis n’avait résisté à cette éclatante beauté que tout juste ce qu’il fallait pour sauvegarder sa réputation de séducteur : une semaine plus tard, il demandait sa main. L’ayant obtenue, il fit à sa future femme une cour en règle mais enthousiaste… et qui se heurta à une douce indifférence, fort irritante pour un homme à femmes. Henri avait beau savoir que cette ravissante Marie serait prochainement son épouse, il n’en éprouva pas moins de dépit à voir ses soins accueillis si froidement et, entre deux visites, il reprit de plus belle la vie dissipée qu’il affectionnait.

Le mariage devait être célébré en mai. Or, quelques jours avant la cérémonie, une nouvelle tragique arriva à l’hôtel de Coulanges : le marquis de Sévigné venait d’être gravement blessé en duel.

Depuis la mort du cardinal de Richelieu, survenue un an plus tôt, la jeunesse turbulente de Paris ne se lassait pas de croiser le fer pour un oui ou pour un non. Sévigné, duelliste impénitent, était l’un des plus acharnés. Et maintenant, sa bravoure écervelée l’amenait aux portes du tombeau au moment même où il aurait dû mener sa fiancée à l’autel.

La réaction de Marie de Rabutin fut curieuse. En apprenant le danger qui menaçait ce fiancé dédaigné, le cœur de la jeune fille s’émut subitement. Elle trembla tout à coup de perdre celui qui la veille encore lui était tellement indifférent. Dévorée d’angoisse, en larmes, elle passa des heures à l’église, priant Dieu de faire miséricorde à Henri de Sévigné.

— Qu’il guérisse, suppliait-elle désespérément, et je ne vous demanderai plus rien, mon Dieu !

Le Ciel eut pitié, à moins qu’Henri eût l’âme chevillée au corps, toujours est-il que trois mois plus tard, en l’église Saint-Gervais, l’évêque de Senlis unissait Henri de Sévigné et Marie de Rabutin-Chantal pour le meilleur et pour le pire. Le lendemain, le jeune couple partait pour la Bretagne afin de s’installer au château des Rochers, une agréable demeure champêtre aux murs gris et aux toits bleus qui séduisit la jeune épousée au premier regard.

— Comme nous allons être heureux ici ! s’écria-t-elle avec une joie enfantine.

— Croyez-vous ? marmonna son époux sans enthousiasme excessif. Vous découvrirez bientôt que c’est fort ennuyeux, la campagne !

En effet, il n’envisageait pas sans quelque maussaderie un séjour prolongé sur ses terres, séjour que la modicité de ses revenus et la sagesse de l’abbé de Coulanges rendaient obligatoire. Ce dernier, en effet, avait bien payé la dot prévue au contrat mais s’était gardé de mettre déjà Marie en possession de la fortune de ses parents. Elle n’avait d’ailleurs pas atteint la majorité requise par la loi et, quand on connaissait un tant soit peu Sévigné, c’était là une sage précaution.

On demeura deux ans aux Rochers, deux ans qui firent comprendre très vite à la jeune marquise que son amour pour son époux arrivait trop tard. Passé les premiers feux de la lune de miel, Henri se montra tel qu’il était : volage, assez dépourvu de cœur, égoïste et uniquement soucieux de reprendre la vie agréable de Paris. La campagne l’ennuyait à périr, son épouse à peine un peu moins et, quand Marie mit au monde une fille, il ne cacha pas sa déception :

— Que voulez-vous que je fasse d’une fille ? C’est un héritier qu’il nous faut.

La jeune mère, bien sûr, ravala ses larmes en serrant contre elle le bébé sur lequel désormais elle reporterait toute la tendresse inemployée de son cœur. L’enfant, d’ailleurs, était ravissante et lui ferait grand honneur.

Mais Henri ne tenait plus en place. La bienheureuse majorité était arrivée et Marie, à peine relevée de ses couches, se vit entassée dans un carrosse avec sa fille et tous les biens du ménage pour regagner Paris à toute bride. Enfin, Henri allait pouvoir retrouver l’air de la capitale, les cabarets, les compagnons de beuverie, les dames galantes et les bagarres à coups d’épée ! Marie, elle, avait les yeux pleins de larmes en regardant disparaître les Rochers, qu’elle avait peu à peu arrangés à son goût et où elle se plaisait infiniment.

Néanmoins, en s’installant dans une belle maison de la rue des Lions-Saint-Paul, elle se rasséréna, car elle était au fond heureuse de retrouver sa famille, et surtout le cher abbé de Coulanges, le « Bien Bon », qu’elle aimait à l’égal d’un père. Elle était heureuse aussi de retrouver des amis et de s’en faire d’autres, et autour de cette femme charmante, cultivée, un peu précieuse mais douée d’un esprit particulièrement vif qui faisait de la conversation un vrai plaisir, un cercle agréable se forma rapidement. On discutait belles-lettres et vie de Cour. Naturellement, Henri n’avait guère sa place au milieu de tous ces beaux esprits, mais il ne songeait pas à la réclamer. Tout juste s’il se souvenait de temps à autre qu’il était marié.

Cela ne l’empêchait pas de s’offenser de l’espèce d’ostracisme que lui faisaient subir les amis de sa femme. Il s’en vengeait en répandant par la ville le bruit que sa femme n’avait pas plus de tempérament qu’un iceberg. C’est un bel esprit dans un corps de glace dont aucun homme digne de ce nom ne saurait s’accommoder.

Vraie ou pas, la « glace » de Marie constituait en tout cas une excuse commode pour les innombrables aventures féminines de son époux. Il les cachait à peine, d’ailleurs, mais Marie ne lui ferait jamais savoir quel chagrin elle en éprouvait. Son mariage était un fiasco, elle le savait et s’en désolait. Elle s’en inquiétait aussi, car Sévigné ne se gênait nullement pour dilapider la fortune de sa femme et quand, en 1648, elle donna enfin le jour à l’héritier si impatiemment réclamé, Henri s’était complètement détaché d’elle et se consacrait entièrement à ses aventures.

Celles-ci faisaient tant de bruit que le cousin de Marie, le superbe, l’insolent, l’irrésistible Roger de Rabutin, décida qu’il fallait y mettre un terme et vint un beau soir en entretenir la jeune femme.

— Saviez-vous qu’il est devenu l’amant de Ninon de Lenclos ? Tout Paris en fait des gorges chaudes tant il s’en vante et s’en glorifie !

Marie offrit à son cousin un petit sourire sans joie.

— Le beau sujet de gloire ! soupira-t-elle. Et fallait-il que vous m’en informiez ?

Roger de Rabutin haussa les épaules avec emportement. Ses yeux bleus, si semblables à ceux de sa cousine, s’assombrirent.

— C’est que j’enrage, Marie ! J’enrage de vous voir, si jeune, si belle, si brillante, demeurer obstinément fidèle à ce vaurien ! Fidèle jusqu’à la sottise quand je suis là, moi, moi qui vous aime !

C’était vrai, il l’aimait maintenant avec d’autant plus de passion qu’elle lui opposait plus de refus ! Un instant, Marie considéra le beau visage de son cousin. Elle l’avait tant aimé, jadis, que peut-être cet amour n’était pas tout à fait éteint. Peut-être suffirait-il d’une étincelle pour le rallumer ? Alors peut-être pourrait-elle oublier, dans les bras de Roger, la vie impossible que lui faisait son époux ? Mais elle repoussa bien vite cette idée.

— Avez-vous pu croire, mon ami, qu’il vous suffirait de me mettre au fait des folies de mon époux pour que j’en oublie mes devoirs ?

— Non. Mais je voudrais que vous compreniez votre propre folie. Vous laissez vainement couler votre jeunesse.

— Parce que je refuse ce rôle de maîtresse où je vois tant d’autres femmes se ravaler ? Me voyez-vous dans l’état d’une Ninon ? J’ai deux enfants, mon cousin, et je veux pouvoir les regarder, les embrasser d’un cœur paisible.

Rabutin n’insista pas. Cette femme de son sang était pour lui un mystère auquel il ne comprenait rien. Il ne devina pas qu’après son départ, la jeune marquise avait pleuré de honte et de douleur. D’inquiétude aussi : les appétits de Ninon de Lenclos étaient de ceux qui dévorent les plus belles fortunes. Henri était capable de ruiner pour elle femme et enfants.

Aussi quand, ce même soir, le marquis se présenta, par extraordinaire, reçut-il de sa femme un accueil plus que frais.

— Trompez-moi si cela vous chante, Monsieur, lui dit sa femme, puisque aussi bien il y a beau temps que je suis au fait de vos sentiments pour moi, mais ne ruinez pas nos enfants pour une gourgandine !

La séance fut si rude que Sévigné préféra ne pas la prolonger et s’en alla porter ses plaintes… chez Roger de Rabutin, qui le reçut presque aussi mal.

— Tous les torts sont de ton côté, lui dit-il. Tu devrais savoir que le mariage est assorti de certains devoirs que tu sembles mépriser cordialement.

— Tu es aussi ennuyeux qu’un frère prêcheur… ou que ma femme ! marmotta Sévigné en fuyant de nouveau.

Il était à peine parti que Rabutin se jetait sur sa plume pour écrire à Marie une longue lettre dans laquelle il lui reprochait son manque de retenue et lui proposait directement de se consoler avec lui.

« Je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui et me faire sacrifier encore pour vous rendre heureuse. Et, s’il faut qu’il vous échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie… »

Le malheur voulut que, par la faute d’un valet étourdi, ladite lettre arrivât tout droit dans les mains du mari, qui réagit aussitôt en offensé. Enfonçant son chapeau sur sa tête, il courut chez Rabutin et lui fit une scène violente, à laquelle le comte réagit avec une grande froideur. Il ne pouvait, quelque envie qu’il en eût, se battre en duel avec Sévigné car son talent à l’épée était tel qu’il était bien sûr de faire de Marie une jolie veuve. Il le traita donc en gamin insupportable et celui-ci, de plus en plus furieux, décida que sa femme avait trop séjourné à Paris.

Le lendemain, il embarquait femme et enfants pour les Rochers, les y installait puis les plantait là après leur avoir tiré sa révérence et défendu formellement de revenir à Paris.

Il ne devait jamais les revoir : vers la fin de la première semaine de février 1651, un messager de l’abbé de Coulanges venait apprendre à Madame de Sévigné qu’elle était désormais veuve. Le 4 du même mois, Sévigné s’était battu en duel avec le chevalier d’Albret à propos d’une femme de mœurs fort légères, une certaine Madame de Gondran, et avait été tué net.

Marie pleura, fit prendre le deuil à sa maison puis décida qu’il était temps pour elle de vivre comme elle l’entendait. La trop douce Marie était morte, la marquise de Sévigné venait réellement de naître.

Elle ne quitta pas pour autant les Rochers, y demeurant encore deux grandes années, s’occupant de ses paysans et écrivant plus que jamais. En son cousin Roger elle avait un correspondant à sa mesure, pourvu du même esprit vif et passablement caustique, de la même tournure d’esprit. À la manière des Mortemart, les Rabutin avaient un langage à eux.

Pourtant, la nostalgie lui vint enfin de la vie parisienne et de ses salons. Elle quitta les Rochers, vint s’installer dans une belle maison de la place Royale proche de l’hôtel de Coulanges et y tint salon. Tout de suite, son succès fut immense. On se pressait chez cette jolie femme spirituelle que l’on voyait toujours flanquée de deux enfants aussi beaux qu’elle-même.

Parmi les nouveaux amis, nul n’était plus brillant, plus séduisant que le surintendant Fouquet, un autre voisin, car il avait acheté, rue Courtauvilain, l’ancien hôtel de Montmorency. Peu à peu d’étroites relations s’établirent entre les deux maisons.

Fouquet aimait les femmes. Madame de Sévigné lui plut et il se prit pour elle d’une de ces passions violentes comme il en éprouvait parfois. Pour elle il était prêt à oublier non seulement sa femme mais la très belle marquise Du Plessis-Bellières, sa maîtresse préférée. Mais la marquise écouta ses propos enflammés avec un sourire indulgent.

— Que venez-vous me parler d’amour, mon ami, à moi qui n’ai jamais su qu’en souffrir ?

— Naturellement, vous n’avez été que mariée ! Vous ignorez tout du bonheur !

— Le bonheur ? Un bien joli mot mais qui ne veut pas dire grand-chose. Croyez-moi mon ami, l’amitié a bien plus de valeur, parce que plus durable que l’amour. Et la vôtre m’est infiniment précieuse !

— Mais vous n’en acceptez rien. Vous préférez vous débattre dans des difficultés sans nom avec les dettes de votre époux…

— … au lieu d’accepter la bourse et le cœur de Fouquet le Magnifique ? Mais oui, mon ami, je suis ainsi !

Il finissait par s’en aller mais il revenait toujours, refusant de se tenir pour battu car ils étaient nombreux, ceux qui mettaient leurs hommages aux pieds de la marquise : le duc de Rohan, le comte du Lude, le prince de Conti, d’autres encore. Alors il chercha à l’éblouir, renonça à son hôtel de la rue Courtauvilain pour le ravissant domaine de Saint-Mandé, un petit palais du bon goût et de l’élégance où elle régnait souvent sur des fêtes joyeuses et sur une armée d’amis, tous beaux esprits. Il finit par construire le fabuleux château de Vaux-le-Vicomte et y dépensa des fortunes sans parvenir à autre chose qu’à faire de la « glaciale » marquise une amie à toute épreuve.

Elle fut l’une des dames qui brillèrent lors de la fameuse et désastreuse fête que Fouquet donna à Vaux en l’honneur de Louis XIV. Mais cette fois, elle n’y prit guère de plaisir.

À Mademoiselle de Scudéry, qui lui demandait comment elle trouvait la fête, elle répondit, soucieuse :

— Trop réussie ! Beaucoup trop réussie ! Notre ami commet là une folie !

— Pourquoi donc ? Tout le monde est enchanté, ce soir.

— Tout le monde, oui. Mais le Roi n’est pas tout le monde, et sa mine me fait peur.

Cette peur qu’elle ne raisonnait pas, elle l’éprouvait encore le lendemain, dans le carrosse qui la ramenait à son cher château des Rochers. En même temps, elle découvrait, non sans stupeur, que Fouquet lui était infiniment plus cher qu’elle n’aurait cru, sinon, pourquoi eût-elle éprouvé tant de crainte ?

Elle fut à peine surprise d’apprendre, deux semaines plus tard, que Fouquet avait été arrêté à Nantes par ordre du Roi et emprisonné à Vincennes. Alors, certaine que son amour n’intéressait plus qu’elle-même, Madame de Sévigné osa s’avouer qu’elle aimait Fouquet depuis longtemps. Fouquet le Magnifique l’inquiétait, mais Fouquet le prisonnier avait droit à toute sa tendresse.

Elle suivit le procès avec passion, avec angoisse aussi, passant de longues heures à prier dans la vieille église Saint-Pol tant elle avait peur de le voir monter un jour à l’échafaud.

Enfin, le samedi 20 décembre, elle écrivit à son cousin : « Louez Dieu, Monsieur, et le remerciez : notre pauvre ami est sauvé. J’en suis si aise que j’en suis hors de moi. »

Sauvé ? Certes, mais prisonnier à vie dans la forteresse de Pignerol, où il devait mourir quatorze ans plus tard. Depuis trois ans alors, la marquise habitait le bel hôtel Carnavalet d’où bien souvent sa pensée s’évadait vers celui qu’elle aurait tant voulu aimer. Elle se consola en lui demeurant fidèle jusqu’au bout.

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