Quand Louis XIV aimait Marie Mancini

Ce jour de juillet 1658 était beau entre tous ; pourtant, malgré le soleil et la chaleur, rien n’était triste et lugubre comme la bonne ville de Calais. On n’entendait partout que prières jaillissant de toutes les églises, que glas lugubres s’exhalant de tous les clochers jusqu’à une mer pourtant d’un joli bleu de vacances. Dans les rues, on ne voyait que gens inquiets, aux yeux souvent rougis, qui s’abordaient avec de grands « hélas ! » et des hochements de tête entendus et désolés.

Mais toute cette douleur populaire n’était rien auprès de celle d’une jeune fille qui, enfermée dans une petite chambre du château, se laissait aller à un affreux désespoir. C’était normalement une jolie jeune fille : le teint un peu brun peut-être et les traits encore incertains, mais la bouche fraîche et, surtout, les plus beaux yeux du monde. Pour l’heure présente toutefois, les plus beaux yeux du monde, rougis et tuméfiés, avaient perdu la plus grande part de leur séduction et de grandes marbrures marquaient les joues lisses, tandis que les doux cheveux bruns s’emmêlaient plus que de raison.

La jeune fille allait continuellement de son prie-Dieu, sur lequel elle s’élançait par instants pour adjurer le ciel d’écouter ses prières, à son lit, où elle se jetait aussitôt après dans un paroxysme de chagrin et de désespoir de trouver le ciel aussi muet et aussi insensible.

La jeune désolée se nommait Marie Mancini. Elle était la troisième des cinq nièces du cardinal Mazarin, cet escadron de jolies filles que l’on avait surnommées les Mazarinettes. Elle était aussi celle à marier. L’aînée, Laure, avait épousé le duc de Mercœur, la cadette, Olympe, était comtesse de Soissons. Quant aux deux dernières, Hortense et Marie-Anne, âgées respectivement de treize et neuf ans, elles étaient trop jeunes pour que l’on s’occupât de les établir.

Mais ce n’était pas pour un éventuel fiancé que Marie pleurait si fort et en si belle harmonie avec la bonne ville de Calais : c’était parce que le jeune roi Louis XIV, qui avait contracté une fièvre putride à la bataille de Mardyck, se mourait lentement, inexorablement, à vingt ans, et parce que Marie en était éperdument amoureuse.

Amour non payé de retour hélas ! Depuis trois années environ qu’ils se voyaient assez intimement, Louis considérait Marie plus comme un compagnon de jeu que comme une jeune fille. Bien sûr, ils ne jouaient plus aux barres ni à la marelle, mais ils s’initiaient ensemble à la lecture des romans qui faisaient fureur à cette époque, Astrée par exemple, ou bien la Diane de Montemayor. Le Roi aimait lire et bavarder avec Marie, mais ses amours allaient ailleurs. En soupirant, la jeune fille avait dû le voir porter ses hommages à sa sœur Olympe, l’éblouissante comtesse de Soissons qui, si elle n’avait rien accordé avant son mariage, s’était empressée, une fois en puissance de mari, de « couronner la flamme » du monarque. Ensuite, Marie dut être le témoin de l’amour du Roi pour une ravissante blonde, Mademoiselle de La Motte d’Argencourt. Mais cet amour-là non plus ne dura guère. On expédia bien vite au couvent la trop jolie Angélique et Marie respira, mais comme on respire entre deux plongées. Qui allait venir maintenant lui enlever son ami ?

À cette question que tant de fois elle s’était posée, le destin apportait une réponse tragique : c’était la mort, et Marie, déchirée, offrait à Dieu d’immoler son propre cœur pour que Louis vécût.

Elle était si absorbée dans son chagrin qu’elle n’entendit pas sa porte s’ouvrir. Ce fut quand sa sœur Hortense la secoua en criant : « Écoute, Marie, une grande nouvelle ! » qu’elle se résigna à lever la tête.

— Quelle nouvelle ? Depuis que le Roi a reçu les derniers sacrements, je n’en attends plus qu’une !

— Eh bien, justement, tu pourrais bien l’attendre longtemps, celle-là. Figure-toi qu’en désespoir de cause on a fait venir un médecin d’Abbeville, fort réputé pour son savoir. Il se nomme Du Saussois et…

— Dis vite ! Qu’a-t-il fait ?

— Il a fait avaler au Roi un nouveau médicament, du vin d’émétique. C’est un remède terrible. Pendant deux heures le Roi a rejeté du poison par tous les côtés. Mais à cette heure, il va mieux. On augure bien de sa guérison… et Monsieur Vallot, son âne de médecin, pense en crever de rage. D’ailleurs, écoute !

Au dehors, le glas avait cessé. Le murmure des prières s’éteignait peu à peu. On entendait de loin en loin quelques appels de hérauts. Puis un grand silence, que seul le bruissement de la mer osait troubler, s’étendit sur Calais comme un grand manteau.

Hortense mit un doigt sur ses lèvres.

— Le Roi dort ! dit-elle seulement.

Marie, une fois encore alla se jeter sur son prie-Dieu pour y verser des torrents de larmes. Mais c’étaient des larmes de soulagement.

Les langues des courtisans sont bien rarement en repos. À peine le Roi fut-il hors de danger que cancans et potins reprirent de plus belle. Chacun oublia ses angoisses ou ses petits calculs pour s’occuper à nouveau de son voisin, et Marie se trouva tout à coup le point de mire de tous. Son désespoir spectaculaire et tout italien n’était évidemment pas passé inaperçu, et à la première occasion, tandis que l’on revenait vers Paris à petites journées pour ne pas fatiguer l’auguste convalescent, ce fut à qui le régalerait du récit fort imagé mais le plus souvent ironique d’une si grande douleur.

Or, Louis XIV, qui avait réellement vu la mort de près, jugea qu’il n’y avait vraiment rien de si amusant dans ce chagrin bruyant dont il était l’objet. Selon lui, il n’eût été que très naturel que tout le monde en montrât autant, et singulièrement les plaisants conteurs. Il le leur fit savoir fort sèchement et, en revanche, montra beaucoup de gentillesse envers Marie

— Il est doux, lui dit-il, d’être cause d’une grande douleur car elle donne la juste mesure de l’affection dont le cœur est empli.

Alors, pour la première fois peut-être, Maria laissa entrevoir le sentiment qui l’habitait tout entière.

— Sire, fit-elle avec une révérence, dans le cœur de Marie Mancini, il n’y a jamais eu d’autre image que celle de son souverain.

Louis ne répondit pas mais, lui aussi pour la première fois, il la regarda vraiment. Il s’aperçut alors que l’image de la gamine grandie trop vite, anguleuse et garçonnière, s’était tellement imposée à lui qu’elle avait caché la vérité. À ne voir que le compagnon de jeu, il n’avait pas remarqué la jeune fille épanouie. Ce jour-là, il constata qu’elle était devenue bien jolie, non de cette beauté hautaine, quasi royale qui parait sa sœur Olympe, mais d’une grâce plus piquante, d’un charme irrésistible qui mettait des flammes dans ses yeux et des roses à ses joues mates. Et tout au long du voyage, le regard songeur du jeune Roi vint bien souvent, à la dérobée, se poser sur sa compagne de tous les jours.

Peu à peu, Louis prit vis-à-vis de Marie un ton et des manières d’amoureux. Il lui faisait de menus présents, passait auprès d’elle de longues heures, infiniment moins bruyantes toutefois que par le passé. Les silences étaient nombreux et éloquents. Mais l’aveu d’amour n’était pas encore venu.

Sur ces entrefaites, la Cour reprit la route, cette fois en direction de Lyon. Le Roi devait y rencontrer sa cousine Marguerite de Savoie, fille de Christine de France, duchesse de Savoie, en vue d’un éventuel mariage. Mariage auquel il n’était nullement hostile car, ainsi que le constatait la Grande Mademoiselle, en bonne observatrice de la Cour, « le Roi est fort gai. Il ne parle que de son mariage ». Il avait en effet déclaré que, s’il trouvait sa cousine à sa fantaisie, il l’épouserait. Il est bien évident que cette déclaration n’avait rien pour réjouir la pauvre amoureuse. Elle pensait seulement qu’à peine remise de sa grande émotion, il allait lui falloir trembler pour une autre raison, et elle enrageait de voir Louis si disposé à se laisser enfermer dans ce mariage que Marie jugeait absurde.

Faites qu’elle ne lui plaise pas, mon Dieu, priait-elle mentalement. Faites qu’il la trouve laide !

Et sa prière était d’autant plus fervente qu’au long des routes dorées par l’automne (on avait quitté Paris le 27 octobre), Louis, à cheval, n’avait guère quitté la portière du carrosse que Marie partageait avec Mademoiselle de Montpensier. La Grande Mademoiselle, brave cœur et âme sensible, considérait avec quelque tendresse l’idylle de son jeune cousin – sur les troupes duquel elle faisait tirer, il n’y avait pas si longtemps, les canons de la Bastille – et de cette jeune Italienne spirituelle et jolie dont elle appréciait beaucoup la compagnie.

Hélas ! Quand, les deux cortèges s’étant rejoints, le Roi revint de saluer celle qu’on lui offrait et sa mère (Christine de France portait le nom de Madame Royale), il était si souriant que le cœur de Marie se serra. Joyeusement, il lança, en s’approchant du carrosse de sa mère mais assez haut pour qu’on l’entendît au-delà :

— La princesse est charmante. Elle est plus petite que Madame la maréchale mais elle a la taille la plus jolie du monde ; elle a le teint… olivâtre, mais cela lui sied fort bien. Elle a de beaux yeux. Enfin, elle me plaît et je la trouve fort à ma fantaisie !

Marie crut bien que cette fois le ciel allait lui tomber sur la tête. Aussi, à peine arrivée à Lyon, rejoignit-elle aussitôt sa compagne de voyage. Il ne lui semblait pas possible d’affronter cette nouvelle douleur sans le vigoureux appui de la Grande Mademoiselle. C’en était fait. Le Roi allait se marier. Déjà, il ne la regardait plus.

Pourtant, elle n’était pas si jolie, cette princesse Marguerite. Marie trouvait qu’elle n’avait ni charme, ni grâce et quand, le soir, le Roi vint saluer les dames, elle lui souffla à mi-voix, avec une fureur dont elle ne fut pas maîtresse :

— N’êtes-vous pas honteux qu’on veuille vous donner une si laide femme ?

Louis ne répondit rien. Mais tandis que Marie renouait avec les larmes et que Louis coquetait avec sa cousine, quelqu’un ne tenait guère en place, et ce quelqu’un, c’était le cardinal Mazarin.

Ce mariage savoyard, il n’y tenait nullement. Il l’avait mis en train dans le seul but de piquer au jeu le roi Philippe IV d’Espagne, car la seule femme qu’il jugeait digne d’épouser le roi de France, c’était l’infante sa fille. Mais Philippe ne semblait pas réagir beaucoup, et Mazarin guettait en vain l’arrivée d’un de ces personnages « qui ne sont rien et qui sont tout », moines mendiants, marchands, astrologues, bref, d’un des agents secrets de l’époque. Et le temps passait, et le mariage savoyard semblait bien près de se conclure, au grand désespoir de Marie et à la grande fureur de son oncle, mais pour des raisons différentes.

Toutefois, tandis qu’au grand bal donné par les échevins de la ville Louis XIV dansait avec celle que déjà l’on considérait comme sa fiancée, on vint avertir discrètement Colbert, le secrétaire de Mazarin, qu’un étranger discret et dépourvu de passeport demandait à lui parler. Colbert sortit très vite, revint plus vite encore, s’approcha de Mazarin et chuchota :

— Vous avez gagné, Monseigneur. L’émissaire est arrivé. Et il ne s’agit pas d’un moine mendiant mais de don Antonio Pimentel, l’un des ministres de Philippe IV.

— Alors, l’infante est à nous ?

— Je le crois.

Dans un grand envol de simarre pourpre, Son Éminence quitta le bal… et le soir même le jeune Roi apprenait qu’il était inutile de faire plus longtemps des frais envers sa cousine. D’ailleurs, tout compte fait, elle était vraiment laide !

Marie en pleura, mais de soulagement. L’affreux mariage tant redouté s’éloignait.

— De toute façon, il faudra bien qu’il se marie un jour, lui dit la jeune Hortense. Et je te rappelle que s’il n’épouse pas celle-ci, c’est parce qu’il devra épouser l’infante…

Marie eut un geste d’insouciance.

— L’infante est loin encore. Un tel mariage va nécessiter de nombreuses discussions. Les ambassadeurs ont encore du travail devant eux avant qu’elle soit ici.

L’attitude de Louis semblait lui donner pleinement raison. Puisqu’il n’était plus obligé de s’occuper uniquement de sa cousine, Louis revint à Marie avec d’autant plus d’ardeur que cette fois, il osait donner son nom réel au sentiment qu’elle lui inspirait.

Le retour vers Paris fut pour les deux jeunes gens un enchantement. Comme par un fait exprès, tous ceux qui pouvaient gêner leur amour semblèrent se donner le mot pour les laisser à eux-mêmes. La reine Anne d’Autriche, le cardinal, la comtesse de Soissons ou même la jeune Hortense empruntèrent qui un bateau, qui un carrosse, mais les deux amoureux eurent tout loisir de chevaucher côte à côte et Marie, toute vêtue de velours noir avec des plumes multicolores à son toquet, était charmante.

Évidemment, il fallait bien s’accommoder de la présence de Madame de Venel, la gouvernante de Marie, une sorte de dragon dans le style des duègnes espagnoles, mais l’amour que Louis portait maintenant à Marie était si grand qu’il ne cherchait même pas à lui faire oublier qu’elle était une jeune fille. Il lui suffisait d’être auprès d’elle, de toucher sa main et, parfois, de lui demander un baiser. C’étaient des amours chastes et charmantes mais qui, très certainement, n’allaient pas manquer de devenir bientôt plus exigeantes. Or, Marie, ivre autant d’orgueil que d’amour, gardait cependant assez de sang-froid pour s’en tenir à ce qu’elle avait décidé : jamais elle ne serait la maîtresse de Louis. S’il voulait l’avoir, il faudrait qu’il y mît un prix… royal. Et peu à peu, dans la tête de l’ambitieuse jeune fille, un plan germa, qui, à mesure que le temps coulait, lui semblait de moins en moins fou. Vaincre l’infante, lui être préférée, devenir reine de France… Quel rêve ! Quand Louis lui fit présent du célèbre collier de perles de la reine douairière d’Angleterre, la veuve du malheureux Charles Ier, Marie crut bien que la partie était gagnée. C’était compter sans son oncle.

Lorsque le Roi vint lui annoncer qu’il souhaitait épouser sa nièce, le cardinal Mazarin eut un éblouissement. Il fut à la fois abasourdi, subjugué… peut-être tenté, mais en fin de compte épouvanté. Pimentel était à Paris. Les négociations pour le mariage espagnol se poursuivaient activement. S’il fallait les rompre, ce serait à nouveau la guerre, sans aucun doute, car Philippe IV n’accepterait pas l’affront sanglant de voir sa fille dédaignée au profit d’une petite Italienne sans naissance. Mazarin connaissait son devoir de ministre.

— Ayant été choisi par le Roi votre père et, depuis, par la Reine votre mère pour vous assister de mes conseils et vous ayant servi avec une fidélité inviolable, je n’ai garde d’abuser de la confidence que vous me faites de votre faiblesse, ni de l’autorité que vous me donnez dans vos états pour souffrir que vous fassiez une chose si contraire à votre gloire. Je suis le maître de ma nièce et je la poignarderais plutôt que de la voir s’élever par une si grande trahison !

Mais Louis ne voulut rien entendre. Il alla implorer sa mère de lui donner le bonheur. Anne d’Autriche, si elle avait pour Marie une certaine sympathie et si elle pouvait comprendre les tourments de l’amour, était trop reine pour se laisser fléchir. Le jeune Roi eut beau prier, supplier, pleurer même, en s’agenouillant devant elle pour mieux l’implorer, elle demeura ferme sur ses positions.

— Entre l’amour de cette fille et l’infante, un roi de France ne saurait choisir. Songez que si vous rompez l’alliance espagnole, c’est la guerre. Vos peuples ne vous seront guère reconnaissants d’avoir préféré votre bonheur à leur tranquillité !

Hélas, apparemment, aucun raisonnement ne pouvait vaincre la passion de Louis. Pour avoir si longtemps attendu, Marie ne l’en tenait que mieux. Il eût renoncé à sa couronne sans hésiter pour la garder.

Mazarin, d’ailleurs, s’en aperçut bien quand il fit venir sa nièce pour l’engager à faire son devoir et à renoncer à cet impossible amour. Hautaine, narquoise, sûre d’elle, Marie se moqua ouvertement de son oncle. Il n’était que ministre et elle, elle allait être reine. Qu’importait sa mercuriale ? Qu’importait l’avenir de la France ? Elle était la plus forte.

Ce que voyant, le cardinal, toujours si plein d’onction et d’amabilité, se fâcha. Sa belle main blanche, toujours si admirablement soignée, s’abattit brutalement sur sa table.

— Vous n’êtes qu’une insolente, Mademoiselle, et vous n’êtes pas encore reine. Je peux même vous assurer que, moi vivant, vous ne le serez jamais, car j’aimerais mieux vous tuer de mes propres mains. Prochainement, la Cour va se rendre à Saint-Jean-de-Luz, où le Roi rencontrera sa future. Mais vous, qui êtes toujours ma nièce et sur qui j’ai tout pouvoir, vous partirez demain matin pour Brouage avec vos sœurs, et Madame de Venel aura ordre de vous y garder à vue !

Subitement dégrisée, Marie poussa un cri de douleur :

— Non, mon oncle, je vous en supplie, pas cela ! Ne m’éloignez pas ! Je ne pourrais pas le supporter !

— Il a bien fallu, moi, que je vous supporte, vous et votre impudence ! J’ai dit que vous partiriez, et vous partirez demain ! Sortez, maintenant, et allez faire vos coffres !

Il n’y avait pas y revenir. Marie, éplorée, alla se jeter dans les bras de Louis et le supplia de la sauver. Mais Louis savait bien que le cardinal avait tout pouvoir sur sa nièce, un pouvoir que même le Roi ne pouvait rompre, car il représentait la puissance paternelle. Il comprit qu’il fallait se résigner.

Le lendemain, 22 juin 1659, Louis, qui ne songeait pas à cacher ses larmes, conduisit Marie au carrosse qui attendait dans la cour du Louvre. Elle y monta sans un mot puis, comme le jeune homme, dans la peine qu’il avait à se séparer d’elle, se penchait à la portière pour la revoir encore, elle lui jeta avec rancune :

— Ah, Sire ! Vous êtes Roi, vous pleurez… et je pars !

Louis hocha la tête d’un air désolé. Mais comme il se rejetait en arrière pour laisser partir la voiture, Marie arracha sa manchette de dentelle en criant :

— Je suis abandonnée !

Le lourd véhicule, enfin, s’ébranla et prit la route de Fontainebleau, tandis que Louis, incapable de supporter un Louvre où tout lui parlerait de Marie, allait cacher son chagrin au fond des bois de Chantilly. Cacher son chagrin et commencer la première d’une longue suite de lettres d’amour.

Dans le carrosse qui l’emportait vers Brouage avec une Hortense moqueuse et une Marie-Anne indifférente, Marie se mit à appeler la mort à grands cris. Elle ne réussit pas à mourir mais n’en tomba pas moins malade à quelques lieues d’Orléans, à Notre-Dame-de-Cléry. La nouvelle alla aussitôt trouver le Roi en son palais qui, pour être plus près de la chère malade, vint s’installer à Fontainebleau et dépêcha un mousquetaire avec une lettre pour Marie et une pour Mazarin le suppliant de mettre fin à ce voyage inhumain.

Mais il en fallait plus pour arrêter l’homme d’État qu’était Mazarin quand il avait décidé de mener à bonne fin un projet important. La malade dut poursuivre son chemin, et la lettre l’atteignit seulement à Amboise. Celle que Mazarin renvoya était d’ailleurs pleinement rassurante quant à la santé de Marie. Il ajoutait que l’air marin achèverait de la remettre. Mais la partie n’était pas encore gagnée pour le cardinal.

Entre les amoureux, des montagnes de lettres s’échangeaient qui mettaient sur les genoux mousquetaires et courriers. À tel point que Mazarin écrivit à Louis : « Il serait à propos pour beaucoup de raison que vous cessiez de dépêcher des courriers et, comme cela est absolument nécessaire, je vous en supplie de tout mon cœur ! »

Deux amoureux acharnés pouvaient-ils comprendre les raisons d’un sage vieillard ? Le courrier continua de plus belle et Mazarin, de nouveau, écrivit : « On dit, et cela est confirmé par des lettres de la Cour à des personnes qui sont de ma suite, que vous êtes toujours enfermé à écrire à la personne que vous aimez. Cela n’est point d’un roi… »

Louis, en effet, écrivait lettre sur lettre, tout en se mettant en route pour la frontière des Pyrénées. Il avait d’ailleurs accepté de partir uniquement parce que cette route était celle qu’avait suivie Marie.

Anne d’Autriche, exaspérée par la mauvaise volonté que mettait son fils à comprendre son devoir, décida alors de tenter un coup décisif : les deux amoureux se reverraient encore une fois. Elle fit prier Marie et ses sœurs de venir à La Rochelle.

L’entrevue eut lieu le 13 août 1659. Elle dura plus de trois heures mais, alors qu’Anne d’Autriche espérait que les deux jeunes gens en sortiraient en ayant compris enfin que leur amour ne pouvait s’opposer au bien d’un royaume, Marie employa ce laps de temps à exaspérer l’amour de Louis.

— Si vous pensez, lui dit-elle, qu’il vous sera possible d’en user avec moi comme avec ma sœur Olympe, qui fut vôtre après son mariage, vous vous trompez. Je ne serai à vous qu’en mariage, et jamais autrement.

Anne d’Autriche alors renonça. Elle eût fermé les yeux sur une aventure survenue hors mariage et destinée à apaiser la grande fringale que Louis avait de Marie mais puisque la folle jeune fille s’obstinait à vouloir être reine de France, elle lui fit savoir qu’elle eût à gagner Brouage au plus vite. Et Marie partit, tandis que la Cour poursuivait son chemin vers Saint-Jean-de-Luz où déjà, le cardinal était arrivé.

Marie gagna Brouage. Une petite ville ceinte de remparts, une forteresse dominant un horizon de marais salants où se perdait la mer, un ciel mélancolique où planaient, royaux, les oiseaux de mer. Marie et ses sœurs y arrivèrent le 15 septembre mais là encore, elle garda l’espoir. Les lettres de Louis continuaient d’arriver, toujours aussi tendres et souvent jointes à des présents. Elle espéra ainsi, jusqu’à ce jour d’hiver où elle apprit que le maréchal de Grammont venait de partir pour l’Espagne, sur l’ordre du Roi, pour y demander la main de l’infante.

— Il ne m’aime plus ! gémit la jeune fille. Il m’a définitivement abandonnée.

Elle se trompait. Louis l’aimait toujours autant mais, dans cette lutte entre le royaume et l’amour, il avait trouvé plus fort que lui dans le vieux cardinal.

— Sire, lui avait dit Mazarin, vous avez daigné venir jusqu’ici et cependant vous continuez à entretenir une correspondance qui ne peut qu’offenser l’infante. Il est temps maintenant de me dire si je dois poursuivre ou rompre la négociation.

— Vous savez bien que j’aime Marie et que je ne peux y renoncer, ni elle renoncer à moi !

— Il se peut, fit avec hauteur le cardinal, que Votre Majesté n’ait pas assez d’empire sur elle-même pour renoncer à un amour qui ne peut que l’abaisser, mais je lui assure que ma nièce, de gré ou de force, y renoncera.

— Comment l’entendez-vous ?

— Au cas où je devrais rompre la négociation avec les envoyés espagnols, j’aurais l’honneur de remettre à Votre Majesté la démission de toutes mes charges. Ensuite de quoi je me retirerais sur l’heure en Italie, avec mes nièces bien entendu !

Louis baissa la tête. Il avait compris que le vieux lutteur irait jusqu’au bout de tous les sacrifices, fût-ce celui de sa propre famille, pour faire aboutir le mariage qu’il jugeait nécessaire. Pour la première fois depuis des mois, il eut conscience de ce que c’était qu’être roi.

— Poursuivez la négociation, Monsieur le cardinal, dit-il enfin. J’épouserai l’infante. Vous avez ma parole !

Dès lors, tout était dit, et tandis qu’à Saint-Jean-de-Luz Louis XIV épousait l’infante Marie-Thérèse, Marie recevait enfin l’autorisation de regagner Paris. D’un balcon, elle put assister à la joyeuse entrée de la jeune Reine, éblouissante d’or et de diamants. Et à nouveau, la jeune fille pleura toutes les larmes de son corps en rentrant au palais Mazarin.

Le lendemain, elle fit savoir à son oncle qu’elle était désormais prête à épouser l’homme qu’on lui proposait, un fort grand seigneur, Lorenzo Colonna, duc de Tagliacozzo, prince de Palliano et de Castiglione, connétable du royaume de Naples, auprès duquel d’ailleurs elle ne trouva pas le bonheur.

Quant à Louis, rencontrant Marie quelques jours plus tard dans la galerie du Louvre, il lui dit :

— Le destin, qui est au-dessus des rois, a disposé de nous contre nos penchants, Madame, mais il ne m’empêchera pas de chercher, en quelque pays que vous soyez, à vous donner des preuves d’estime et d’attachement.

Paroles sincères, mais vaines. Jamais les deux amoureux ne devaient se revoir.

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