Louise de Keroualle, agent secret de Louis XIV

Le général des Galères

L’été breton a bien du charme dans la région des abers, ces longues déchirures rocheuses par lesquelles la mer s’avance profondément dans la lande envahie par la bruyère rose et les touffes jaunes éclatantes des ajoncs. En cette année 1668, les fleurs sauvages assiégeaient avec plus d’ardeur encore que de coutume le château de Keroual, près de Saint-Renan, pour la joie des yeux de la jolie solitaire qu’il abritait. La vie était austère dans ce château de la lande. On y avait plus de noblesse que d’écus, et Louise Renée de Penancoët de Keroual n’avait guère d’illusions sur le sort que lui réservait la gêne paternelle : celui d’une vieille fille uniquement occupée à servir les siens puis, plus tard et en admettant que la vie conventuelle lui déplût, à s’étioler interminablement au fil des saisons en regardant la mer battre les rochers de l’aber Ildut et les saisons succéder aux saisons.

Elle était jolie, sans doute, mais sans fortune, et donc incapable de se rendre à la Cour, dont elle rêvait pourtant. Elle le savait, pour s’y rendre il fallait beaucoup d’argent. Bien sûr, grâce à sa beauté certaine, un mariage avec quelque hobereau du voisinage était toujours possible, mais cette solution ne tentait pas beaucoup Louise. Elle avait trop nourri ses rêves de ces légendes merveilleuses dont la Bretagne est prodigue et, en outre, la rusticité de ses voisins la rebutait un peu. Ils ne ressemblaient en rien aux princes de ses vagues rêveries, lesquels ne viendraient jamais la chercher au fond de ses landes.

Pourtant il en vint un. Un beau matin de ce fameux été si fleuri, Keroual s’emplit de bruit et d’agitation. Une troupe de cavaliers richement vêtus et de voitures armoriées s’entassèrent dans la cour du château. Le soleil faisait briller les satins et les ors des costumes tandis que la brise jouait avec les plumes des chapeaux. Et du haut de la tourelle où elle avait sa chambre, Louise, émerveillée et incrédule, regarda surgir de cette brillante troupe Monseigneur François de Vendôme, second duc de Beaufort, petit-fils du roi Henri IV et de Gabrielle d’Estrées et général des Galères de Sa Majesté Louis XIV, qui s’en venait envahir le plus pacifiquement du monde son calme domaine.

En dépit du faste déployé, il s’agissait là d’une visite tout ce qu’il y a de simple faite à un vieil ami. Venu à Brest pour inspecter la flotte, le duc avait poussé une pointe jusqu’à Keroual pour embrasser le seigneur Guillaume, père de Louise. Mais, personnage haut en couleur, Beaufort ne savait pas se déplacer discrètement. Néanmoins, on lui pardonnait volontiers son goût prononcé pour le luxe et les manifestations ostentatoires en raison de sa gaîté inaltérable et, surtout, de son sens profond de l’amitié. Brouillon et agité toute sa vie, comme tous ceux de sa race, Monseigneur savait rester fidèle à ses amis, même modestes, sinon à ses amours.

Durant le temps de la Fronde, sa haine de Mazarin l’avait mis en vedette. Par sa chaleur et sa simplicité de langage, il s’était acquis le petit peuple de Paris qui l’avait surnommé le Roi des Halles. Cela lui avait valu un séjour à Vincennes, d’où il s’était évadé de façon rocambolesque et, si le Roi ne l’aimait guère, ses exploits, autant que son élégance et sa beauté, avaient engendré une popularité frisant la légende.

Très sensible à la beauté des femmes et fidèle en cela au souvenir du Béarnais son grand-père, Beaufort salua d’un large sourire la révérence que lui fit Louise. Il se pencha même pour la relever.

— La belle enfant ! s’écria-t-il en lui pinçant la joue. Qu’en vas-tu faire, mon bon Guillaume ? La marier, je pense ?

— Hélas, non, Monseigneur. Louise est jolie, j’en conviens, mais c’est là toute sa dot, et c’est trop peu. Nous n’avons guère de fortune, sinon…

— Sinon tu serais à la Cour, comme tout le monde ! fit le duc avec ce rire énorme qui lui était particulier. Mais ce n’est pas une raison pour laisser faner ici une fleur si charmante. L’air marin ne vaut rien aux belles !

— Sans doute, Monseigneur ! Mais que puis-je faire d’autre ?

— Toi, pas grand-chose, j’en conviens, mais moi je peux davantage. Laisse-moi faire et aie confiance. Ta belle Louise verra la Cour.

Beaufort était reparti dans son tourbillon d’armes et de plumes et le silence était retombé sur Keroual. Louise commençait à penser qu’elle avait seulement rêvé la fabuleuse visite quand, un mois plus tard, une lettre arriva au château. Une lettre presque incompréhensible : bourrée de fautes d’orthographe, comme c’était la règle chez les grands, mais aussi d’une quantité prodigieuse de mots mis à la place les uns des autres. Fort heureusement, le sens plutôt confus de l’épître s’éclairait beaucoup à la lumière du solennel papier armorié qui l’accompagnait : c’était un brevet de fille d’honneur auprès de Madame, duchesse d’Orléans, la propre belle-sœur du Roi. Louise, en effet, allait voir la Cour.

On imagine la joie de la jeune fille, et aussi celle de ses parents car, pour lui permettre de figurer honorablement dans la Cour la plus élégante du monde, Beaufort, grand seigneur jusqu’au bout des ongles, avait joint à son griffonnage une importante somme d’argent. Aussi, dans les premiers jours de novembre, toute la famille prit-elle le chemin de Paris et quelques jours plus tard, Louise de Keroual (réorthographié Keroualle) était présentée à celle qui devenait sa maîtresse

Madame Henriette d’Angleterre, dite tout simplement « Madame », n’était pas une femme facile à séduire. L’esprit vif et critique, peu encline à aimer les autres femmes, elle avait trop souffert dans son enfance misérable et elle connaissait trop le monde mouvant et assez inquiétant de la Cour pour se laisser encore prendre à un regard candide et à un sourire confiant. Pourtant Louise lui plut tout de suite. Peut-être parce qu’elle lui ressemblait un peu : même cheveux noirs et bouclés accusant la blancheur de la peau, même délicatesse de traits, même yeux sombres et veloutés, mais, tandis que le regard de la princesse était impérieux et dominateur, celui de la jeune Bretonne reflétait seulement la douceur et la belle humeur, choses plutôt rares autour de Madame. Madame trouva reposante cette âme fraîche.

L’entourage de Monsieur, son époux, ne présentait en effet aucune fraîcheur en dehors de celle des fleurs qui emplissaient toujours les salons fastueux du Palais-Royal ou de Saint-Cloud. Ce n’était un secret pour personne que Monsieur, Philippe d’Orléans, prince brave et intelligent mais efféminé, précocement et sciemment dépravé afin qu’il ne portât pas ombrage au Roi son frère, n’aimait pas les femmes, et la sienne moins que toute autre. Tous ses soins, toute sa tendresse allaient à son ami de cœur, le dangereux chevalier de Lorraine, cadet de grande famille, beau comme un ange mais à peu près aussi inoffensif qu’un serpent à sonnette. Madame et le chevalier se haïssaient cordialement et la vie, dans les palais des Orléans, n’était pas toujours aussi sereine qu’il l’aurait fallu.

Depuis ses dernières couches, la santé de Madame n’était pas des meilleures. En outre, la verte déception que lui avait infligée Louis XIV l’avait laissée amère, caustique et volontiers agressive. En effet, lorsqu’elle avait épousé Monsieur, la jeune Henriette avait immédiatement noué avec son beau-frère une romance passionnée qui avait très vite fait la joie des cancanières de la Cour, et tant de bruit même que la reine mère et Monsieur s’étaient fâchés.

Pour se protéger, les deux amants s’étaient trouvé un paravent (le terme habituel est « chandelier ») en la personne d’une des filles d’honneur de Madame, une jeune Tourangelle timide, boiteuse et effacée : Louise de La Vallière. On connaît la suite : La Vallière aimait le Roi qui avait pris feu à l’approche de cette passion sincère et ardente, et il n’était plus resté à Madame que ses yeux pour pleurer… et ceux du beau comte de Guiche pour y mirer sa déception.

Louise de Keroualle était arrivée à un moment où Madame, lasse de son épuisant combat contre le chevalier de Lorraine, éprouvait le besoin d’avoir une amie. Fine et perspicace, elle avait senti chez cette jeune fille qui regardait droit dans les yeux une affection prête à se donner et une franchise rare. Elle décida donc de se l’attacher aussi étroitement que possible et la prit sous sa protection toute spéciale.

— Je ferai tout, dit-elle un jour à Madame de La Fayette, qui était sa confidente habituelle, pour préserver cette enfant de la corruption de cette Cour. Ce serait trop dommage qu’elle devînt comme les autres.

Les autres, c’étaient non seulement La Vallière, bien sûr, mais aussi l’actuelle maîtresse en titre, l’éclatante Montespan, qui elle aussi avait été fille d’honneur de Madame. La Cour et la ville étaient pleines du fracas de cette nouvelle passion, car la « royale » Montespan n’était pas de celles qui se laissent aimer sous le boisseau. Madame, fort consciente du charme de sa petite Bretonne, n’avait aucune envie de la voir entrer en lice, un jour, contre la tumultueuse marquise afin de s’inscrire, dans les amours du Roi, sous le numéro 3.

Elle la garda donc dans son entourage immédiat, à Paris ou à Saint-Cloud, en évitant de l’emmener à Saint-Germain ou à Fontainebleau afin d’empêcher, autant que faire se pouvait, qu’elle attirât le regard royal. Louis XIV avait vraiment trop bonne vue !

Néanmoins, quand le Roi, partant pour la guerre de Flandres, invita son frère et sa belle-sœur à l’accompagner, force fut à la princesse d’emmener Louise. Et même, elle ne choisit qu’elle seule, mais ce n’était pas pour la faire remarquer : simplement, il avait été décidé qu’au cours de ce voyage, Madame passerait en Angleterre pour y faire visite à son frère, le roi Charles II, car Louis XIV avait fait d’elle son ambassadrice extraordinaire et, pour ce voyage, Madame souhaitait n’avoir auprès d’elle qu’une personne dont elle fût absolument sûre. En outre, passant le détroit, la jeune fille n’aurait pas le temps de séduire le Roi, qui d’ailleurs paraissait fort épris de sa marquise.

La nouvelle du voyage enchanta Louise qui, sachant un peu d’anglais au départ, était devenue, auprès de Madame, d’une belle force. En outre, en bonne Bretonne, l’idée de passer la mer lui souriait fort car elle portait en elle le sang de toute une lignée de coureurs d’océans.

On partit donc. Le scénario, que Louis XIV avait mis au point lui-même, se déroula comme convenu : à Dunkerque, il « ordonna » à sa belle-sœur de passer le Channel pour aller rencontrer à Douvres le Roi son frère. Il la flanqua d’une suite de deux cents personnes, parmi lesquelles Louise avait rang de première fille d’honneur. Dans ses coffres, Madame emportait un projet de traité de commerce et d’assistance mutuelle, traité si important que, pour mener sa mission à bonne fin, la princesse passait outre à son état de santé qui, à cette époque, était préoccupant et dont Louise, d’ailleurs, se souciait.

Le 25 mars 1670, Louise de Keroualle foulait, derrière la robe de soie de Madame et pour la première fois, le sol anglais, couvert de tapis pour la circonstance.

Un souvenir pour le roi Charles

Pour la venue de sa chère « Minette », le roi Charles II n’avait pas lésiné sur les tentures de soie, les tapisseries, les dentelles et les fleurs ; les vieux murs médiévaux du château de Douvres s’en trouvaient tout rajeunis. Le brillant décor faisait si bien oublier les drames et les sièges vécus par ces vieilles pierres que Mademoiselle de Keroualle, charmée, crut voir l’un des châteaux de rêve qu’elle aimait à bâtir dans son imagination au temps de son enfance.

Durant quinze jours, d’ailleurs, ce fut un véritable rêve qu’elle vécut à la suite de sa chère princesse qu’elle accompagnait partout comme une ombre aussi gracieuse que discrète. Si discrète qu’elle fût, l’œil perçant du roi Charles II ne tarda cependant guère à la remarquer.

De son grand-père Henri IV – décidément, le destin de Louise semblait la vouer aux descendants, légitimes ou non, du Béarnais ! –, Charles, comme le duc de Beaufort son cousin, tenait un amour immodéré des femmes. Il en avait aussi le caractère aimable et gai, le sens de l’humour et l’accueil chaleureux. En fait, il ressemblait infiniment plus que son cousin de France à leur grand-père commun. Seul, Louis XIV en avait la taille, car Charles d’Angleterre était grand. Bien fait, et élégant au surplus, avec d’épais cheveux noirs que la quarantaine n’argentait pas encore, le teint basané, l’œil de braise, de fortes lèvres rouges et, brochant sur le tout, un grand nez qui sentait son Bourbon à une lieue.

Autour de lui, les jolies femmes se pressaient, sûres d’obtenir au moins un sourire. En fait, à la cour de Saint-James, toutes les femmes étaient jolies à une seule exception près : la Reine, l’épouse légitime de Charles.

Les fées n’avaient pas été généreuses avec Catherine de Bragance. Elle était brune mais lourde, presque pataude. Charles l’avait épousée – bien qu’une légende le prétendît secrètement marié à Lucy Walters – sans grand enthousiasme et uniquement par devoir mais, la cérémonie achevée, il s’était en quelque sorte défoulé en renvoyant en Portugal par le premier bateau les dames d’honneur qui avaient accompagné la princesse : un quarteron de duègnes revêches empaquetées de noir des talons aux sourcils, raides comme des balais et jaunes comme des coings. Puis, pour tenter – hypocritement, il faut bien le dire – d’égayer la nouvelle Reine, Charles avait choisi lui-même ses nouvelles dames d’honneur.

Hypocritement, car ce faisant, le Roi avait songé à lui-même beaucoup plus qu’à sa femme, toutes les jeunes femmes retenues étant plus que jolies et la pauvre Catherine de Bragance ne gagnant rien au contact de ces beautés anglaises.

La plus éclatante de toutes était incontestablement la duchesse de Cleveland : Barbara Palmer, lady Castlemaine. C’était, à vingt-neuf ans, une splendide créature aux cheveux couleur d’acajou, à la chair somptueuse et à l’orgueil démesuré qui n’était pas sans rappeler à Mademoiselle de Keroualle la marquise de Montespan, son émule française. Comme la Montespan, la Castlemaine avait un caractère impossible mais, contrairement à elle, qui en avait à revendre, l’Anglaise manquait à la fois de classe et d’esprit. Elle en avait cependant assez pour s’entendre comme personne à laisser croire à son royal amant qu’aucune femme au monde ne pouvait rivaliser avec elle.

Charles II le croyait-il vraiment ? Il est permis d’en douter car il trompait Barbara presque autant que la Reine elle-même. Et son autre « maîtresse préférée » était une actrice du théâtre de Drury Lane, Nell Gwynn, ancienne marchande d’oranges de la Cité passée sous les quinquets de la rampe et, de là, tout naturellement à l’alcôve royale. Elle était rousse comme une flamme, drôle, bonne fille, gouailleuse et mal élevée, mais ce garnement en jupons amusait Charles, qui d’ailleurs lui avait fait un enfant dont on attendait la naissance.

Naturellement, lady Castlemaine l’avait en horreur et lui souhaitait journellement les pires catastrophes, avec d’autant plus de conviction qu’elle ne savait comment l’éloigner du Roi. C’est alors qu’arriva la princesse Henriette et, comme Barbara avait de bons yeux, elle remarqua bien vite l’intérêt que montrait le Roi pour la jeune Bretonne. Pour une fois, elle ne manifesta pas le moindre déplaisir, bien au contraire, car une nouveauté pouvait être d’une aide précieuse pour venir à bout d’une habitude.

Pour elle-même, la bouillante duchesse ne craignait rien, sinon perdre sa place de favorite en titre – encore que sa vanité l’empêchât d’y croire –, car pour le reste elle croulait littéralement sous les titres, les joyaux et les privilèges… et s’était en outre offert une discrète romance qui comblait largement les vides que le Roi laissait dans sa vie. Enfin, la Française était catholique, comme elle, tandis que l’affreuse Nell Gwynn était protestante. Pour lady Castlemaine, les guerres de religion ne s’arrêtaient pas au seuil des alcôves.

De son côté, l’actrice ne voyait pas sans inquiétude l’effet que produisait sur le Roi la trop jolie fille d’honneur de Madame. Trop jolie, trop bien née aussi, et trop distinguée pour que la comparaison fût possible à soutenir. Et le temps durait fort à Nell Gwynn de voir la princesse reprendre le chemin de la France en n’oubliant surtout pas d’emmener avec elle sa dangereuse Bretonne.

Le séjour tirait à sa fin d’ailleurs. Le fameux traité secret apporté par Madame fut signé en petit comité un soir d’avril dans la chambre même de la princesse et en présence de Mademoiselle de Keroualle : le roi d’Angleterre s’engageait à soutenir le roi de France dans sa guerre contre la Hollande et à se faire, dans son royaume, le champion du catholicisme. En échange, Louis XIV s’engageait à fournir à son « beau cousin » de l’or et des soldats en abondance car si Charles II menait grand train, il était toujours à court d’argent, dépendant en cette matière de son Parlement qui desserrait rarement sans grogner les cordons de sa bourse.

À peine eut-il reposé la plume dont il s’était servi pour signer que Charles faisait apporter des coffres et des cassettes qu’il ouvrit lui-même, découvrant des joyaux et des tissus précieux : remerciement de roi et cadeau d’un frère à une petite sœur tendrement chérie. Éblouie, Henriette le remercia avec effusion. Alors :

— Ne me laisserez-vous pas en échange quelque souvenir de vous, ma sœur ? demanda le Roi en souriant.

— Un souvenir ? Mais Charles, tout ce que vous voudrez ! Je vais faire porter ici mes cassettes ! Louise, ma chère, voulez-vous dire que…

Mais un geste de Charles l’arrêta au vol et, prenant la jeune fille par la main, il l’amena devant Madame.

— Voilà, ma sœur, le seul souvenir de vous que j’aimerais garder ici. Dites-moi s’il existe plus beau joyau ?

Un peu étonnée, Madame haussa ses fins sourcils tandis que Louise, devenue très rouge, baissait la tête sans oser regarder sa maîtresse. Ce qu’elle venait d’entendre l’emplissait de confusion et de crainte : comment la princesse prendrait-elle cela ? N’allait-elle pas imaginer qu’elle avait été coquette et qu’entre elle et le Roi…

Mais Madame était femme d’esprit et, en outre, elle connaissait bien son frère. Son refus se révéla un chef-d’œuvre de nuances et de diplomatie.

— Il m’est dur, mon frère, de vous refuser quelque chose… la seule chose que vous me demandiez en échange de vos royales générosités mais cette jeune fille ne m’appartient pas et j’en suis comptable auprès de sa famille. Vous savez que ses parents m’ont confié Louise par l’entremise de Monsieur le duc de Beaufort, qui a trouvé, l’an passé, une mort glorieuse durant le siège de Candie. Les Keroualle sont de vieille noblesse et de morale sévère : vous laisser Louise serait les désobliger gravement.

— Ignorez-vous qu’elle aurait ici une grande position ?

— Infiniment plus haute que celle qu’elle occupe auprès de moi ? Je n’en doute pas. Mais ce dont je doute, c’est que ses parents se montrent sensibles à cette sorte d’argument. Évidemment, ajouta-t-elle avec un sourire en voyant s’allonger la mine du Roi, les choses pourraient s’arranger si Mademoiselle de Keroualle devenait dame d’honneur de la reine Catherine, ma sœur. Mais pensez-vous que celle-ci ait grande envie d’augmenter encore le nombre de ses dames ? D’après ce que j’en ai pu voir, il m’a semblé qu’elle n’était pas loin de succomber sous le nombre.

Charles II se mit à rire et n’insista pas. Mais, au regard qu’il lui jeta, Louise comprit qu’il n’abandonnait pas le combat sans regrets. Elle-même n’éprouvait-elle pas une peine secrète à l’idée de quitter, pour toujours très certainement, un prince un peu trop séduisant ?

Le lendemain, les navires qui avaient conduit Madame sur la terre de ses pères mettaient à la voile et s’éloignaient des blanches falaises de Douvres. La princesse, les yeux soudain noyés de larmes, regarda tristement son pays disparaître à mesure que se levait la brume.

Enveloppée dans une mante à capuchon, à quelques pas derrière elle, Louise regardait aussi et, comme ceux de la princesse, ses yeux étaient troublés, brouillés de larmes. Elle savait bien qu’elle laissait là une partie de son cœur. Madame, elle, atteinte d’un sombre pressentiment, pensait qu’elle ne reverrait jamais l’Angleterre et qu’elle y abandonnait le meilleur de sa vie.

Quinze jours plus tard, en effet, au château de Saint-Cloud, la duchesse d’Orléans mourait après une affreuse agonie. Elle avait bu, comme cela lui arrivait souvent, un verre d’eau de chicorée disposée dans une armoire, à portée de sa main et de sa soif.

On l’enterra avec une pompe royale et, au-dessus du catafalque haut comme un échafaud, la grande voix de Bossuet tonna sa plus célèbre oraison funèbre :

— Madame se meurt ! Madame est morte !

Perdue dans la foule brillante et endeuillée qui l’écoutait, une jeune fille, à genoux, sanglotait sans retenue. Louise de Keroualle pleurait celle qui avait été pour elle une amie autant qu’une maîtresse.

Une entrevue nocturne

Pour Louise de Keroualle, la mort de Madame était à la fois un déchirement et un effondrement. Elle se retrouvait seule, sans appui, sans protection, au sein d’une Cour qu’elle devinait dangereuse. On chuchotait en effet, avec des mines scandalisées, que Madame n’était pas morte naturellement, que sa santé était fragile mais pas au point d’en mourir et que l’horreur de son agonie était plus que symptomatique. On murmurait, plus bas encore, que la fameuse eau de chicorée avait été mortelle parce que le chevalier de Lorraine l’avait voulu, que le favori de Monsieur haïssait autant la femme que l’ambassadrice secrète de Louis XIV et qu’il était le chef de file d’une coterie disposée à détruire l’alliance anglaise. Nul, d’ailleurs, n’accusait Monsieur lui-même d’avoir trempé dans cette vilaine histoire. En dépit de sa mauvaise entente avec Madame, le prince avait le cœur trop naturellement noble pour cela.

Au milieu de ces bruits inquiétants, Louise se demandait, non sans inquiétude, ce qu’il allait advenir d’elle. Qui pouvait assurer que sa vie ne fût pas en danger ? On la savait fort avant dans les confidences de la princesse et l’on pouvait la supposer en possession de beaucoup d’information. La sagesse aurait voulu qu’elle s’en allât retrouver Keroual et les rives de l’aber Ildut.

Mais elle ne s’en sentait guère l’envie. Rentrer en Bretagne, c’était retourner à la grisaille d’autrefois, supportable tant qu’elle n’avait pas connu autre chose… quand aucun regard royal ne s’était encore posé sur elle. À présent, ce serait s’enterrer toute vive et pour toujours. Beaufort était mort. Personne ne viendrait plus la chercher là-bas.

Peut-être, néanmoins, se fût-elle finalement résignée au départ si l’on n’était venu lui dire que le Roi la demandait en son cabinet, et sur l’heure. Tremblante, incertaine de ce qui l’attendait, Mademoiselle de Keroualle se rendit à la convocation de Louis XIV. Que pouvait-il bien lui vouloir ?

Quand elle y pénétra, le cabinet du Roi était obscur. Les nuages d’orage qui roulaient au-dessus du château de Saint-Germain étaient si noirs qu’il avait fallu allumer les candélabres. L’atmosphère était étouffante, en dépit des fenêtres ouvertes, et Louise sentit sa gorge se serrer.

Le Roi n’était pas seul. Debout à quelques pas de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, un grand jeune homme blond d’une extrême beauté et d’une élégance plus grande encore semblait attendre quelque chose. En le reconnaissant, le cœur de Louise manqua un battement : c’était le duc de Buckingham, l’ami intime du roi Charles II1.

Tandis que la jeune fille plongeait dans sa révérence, l’œil inquisiteur du Roi s’attachait à elle. C’était la première fois qu’il la regardait vraiment et il s’étonnait en lui-même de n’avoir jamais prêté plus d’attention à cette beauté fine, à cette grâce achevée, à la perfection de ce ravissant visage. Il avait fallu qu’un Anglais découvrît la perle qu’il avait sous les yeux pour qu’il s’en aperçût.

— Mademoiselle, dit-il enfin quand, sur son invitation, la jeune fille se fut relevée. Milord duc de Buckingham nous est envoyé par notre bon frère, le roi Charles II d’Angleterre, avec une mission vous concernant. Le Roi souhaite vous voir prendre rang parmi les dames d’honneur de la reine Catherine, en souvenir de l’attachement que vous portait Madame, sa sœur bien-aimée et la nôtre. Que dites-vous de ce projet ?

Louise sentit la joie l’inonder. Ainsi, « il » ne l’avait pas oubliée, en dépit de son chagrin, en dépit de toutes ces femmes qui ne songeaient qu’à lui plaire ? Elle eut le bon esprit de baisser les yeux afin que le Roi ne pût deviner le bonheur qui l’envahissait.

— Je suis, dit-elle, l’humble servante de Votre Majesté et mon seul désir est de lui obéir en toutes choses. Je ferai ce que le Roi ordonnera.

Louis XIV sourit. Cette obéissance simple lui plaisait. Elle lui faisait bien augurer de l’avenir et ce fut avec beaucoup de grâce qu’il congédia la jeune fille.

— Rentrez chez vous, Mademoiselle. Le Roi est content de vous et vous fera connaître avant peu ce qu’il a décidé pour votre avenir.

Ce fut en effet « avant peu » car la nuit suivante, des coups discrets furent frappés à la porte de Mademoiselle de Keroualle. C’était La Porte, le fidèle valet de chambre du Roi, et comme Louise s’étonnait d’une visite aussi tardive – il était plus de minuit –, La Porte lui apprit que le Roi la demandait. Il souhaitait lui parler sur l’heure et en secret.

S’enveloppant vivement d’une mante sombre jetée sur sa robe de nuit, Louise, un peu effarée tout de même, suivit le valet par des couloirs totalement inconnus d’elle, qui s’ouvraient soudain dans l’épaisseur des murs. En quelques instants, elle se retrouva dans le cabinet du Roi où, cette fois, Louis XIV était seul.

— Ma chère enfant, lui dit-il après l’avoir fait asseoir, je vous ai demandé de venir à cette heure tardive afin de pouvoir vous parler en toute sécurité. Ainsi que le désire le roi Charles, vous allez partir pour l’Angleterre et vous y remplirez fidèlement, comme vous l’avez fait auprès de Madame, les tâches que vous imposera votre nouvel état auprès de la reine Catherine.

Louise répondit qu’elle ferait de son mieux. Mais le Roi avait autre chose à dire.

— Nous espérons, reprit-il, qu’une fois là-bas, vous n’oublierez ni votre qualité de Française, ni le service de votre Roi. En accédant à la demande du Roi, nous ne faisons que vous prêter à l’Angleterre : nous ne vous donnons pas. En fait, nous aimerions demeurer en liaison étroite avec vous comme nous l’étions avec Madame lorsqu’elle s’est rendue auprès de son frère. Comprenez-vous ce que nous demandons ?

Oui, Louise comprenait. Le Roi lui faisait entendre qu’il souhaitait lui voir jouer, sur un plan moins officiel, le même rôle que la défunte duchesse d’Orléans à la cour de Saint-James : celui d’ambassadrice occulte, d’agent secret œuvrant pour une politique de rapprochement, seul rôle qui convînt à une simple dame d’honneur. Louise ne vit là rien d’offensant, au contraire : ce n’était qu’un moyen de servir aussi bien son Roi que celui qu’elle aimait secrètement et l’idée d’être une sorte de lien vivant entre la France et l’Angleterre lui souriait.

— Sire, dit-elle doucement, j’ai déjà eu l’honneur de dire à Sa Majesté que j’étais la plus obéissante de ses sujets et je ne changerai jamais.

— Voilà qui est bien. Nous entendons que vous soyez, auprès de la reine Catherine, le plus aimable visage de la France. Pourtant nous devons vous mettre en garde : en dépit de l’amitié que l’on vous porte là-bas, il se peut que, Française, et catholique de surcroît, vous vous sentiez un peu perdue à Londres, où les protestants sont nombreux. Veuillez vous souvenir alors que le marquis de Colbert de Croissy, notre ambassadeur, va recevoir des instructions particulières vous concernant. Vous n’aurez qu’à vous adresser à lui chaque fois que vous en sentirez la nécessité.

— Je n’oublierai pas, Sire !

Louis XIV prit alors sur sa table une enveloppe cachetée de son sceau privé et la tendit à la jeune fille.

— Dans cette lettre que vous détruirez après l’avoir apprise par cœur, vous trouverez les premières directives touchant votre conduite à Londres. À présent, retirez-vous : vous partez demain pour Dieppe, où le duc de Buckingham vous attend. Nous prierons Dieu qu’il vous garde et vous aide dans une tâche qui ne sera pas toujours facile.

Déjà, Louise s’inclinait pour prendre congé mais vivement, le Roi se leva, fit le tour de sa table, releva la jeune fille et, posant les deux mains sur ses épaules, l’embrassa paternellement sur le front.

— J’ai confiance en vous, Louise, dit-il, délaissant pour la première fois le pluriel de majesté. Madame vous aimait beaucoup et comme vous-même, j’aimais beaucoup Madame. Il ne faut pas que la mort ait détruit son dernier ouvrage. C’est à vous qu’il appartient, à présent, de le consolider.

Quand Louise, derrière le flambeau de La Porte, reprit l’étrange chemin qui l’avait amenée, elle avait les larmes aux yeux mais elle était prête à se jeter au feu sur un simple signe de Louis XIV.

Au matin, après une nuit sans sommeil passée à mettre de l’ordre dans ses affaires et à préparer son départ, elle monta en voiture et prit la route de Normandie au bout de laquelle il y avait la mer… et le Roi qu’elle aimait. Jamais le ciel ne lui était apparu plus bleu, jamais la mer n’avait eu plus d’éclat qu’à l’instant où le navire qui l’emportait commença de glisser sur son immensité calme, jamais voyage ne fut plus agréable car il était conduit par l’amour et par l’espérance.

À Londres, en attendant sa présentation à la Reine, Louise reçut l’hospitalité du ministre des Affaires étrangères, lord Arlington, qui était catholique. C’est là qu’elle rencontra le Roi pour la première fois.

En la revoyant, Charles II commença par pleurer car la jeune fille lui rappelait sa chère « Minette » dont elle avait été l’ombre avant qu’elle-même n’en devînt une. Et ce fut cette ombre fraternelle et gracieuse qui, tempérant l’élan passionné du Roi, élan qui eût peut-être choqué la jeune Bretonne, mit tout de suite leurs relations sur un plan où le cœur avait plus de place que la chair.

Mais très vite, Louise eut conscience de l’empire grandissant qu’elle prenait sur Charles II. Pour causer avec elle, la regarder et soupirer à ses pieds, il vint matin et soir chez son ministre, où d’ailleurs la vie était loin d’être triste : ce n’étaient que soupers, bals, concerts, fêtes en tout genre.

Arlington, très bien en cour, était l’un des cinq fameux ministres que l’on appelait familièrement la « Cabale » parce que les initiales de leurs cinq noms formaient le mot « Cabal ». C’étaient, dans l’ordre : Clifford, Arlington, Buckingham, Ashley et Lauderdale. Ils remplaçaient le vieux chancelier Edouard Hyde, lord Clarendon, disgracié pour avoir déplu à lady Castlemaine, dont d’ailleurs la puissance semblait intacte. Le Roi les avait remerciés ainsi pour avoir donné à l’Angleterre, par le traité de Bréda, toute la côte américaine depuis la Virginie jusqu’à la Nouvelle-Angleterre, avec pour centre la Nouvelle-Amsterdam, que l’on avait pour la circonstance rebaptisée « New York » en l’honneur du frère du Roi.

Mais, en dépit des apparences et de leurs têtes folles, ces messieurs de la Cabale gouvernaient assez proprement, et sachant tirer un parti intéressant de toutes les opportunités.

Ainsi, Arlington, ce joueur impénitent, avait-il décidé de miser sur Louise de Keroualle et de se charger de son avenir car il devinait en elle une puissance prochaine. Aussi, en accord avec le Roi, avait-il décidé que ce serait lui qui la présenterait à la reine Catherine.

La dragée haute

Le palais de Whitehall, résidence habituelle du Roi, était moins un palais qu’un énorme assemblage de constructions variées situées en bordure de la Tamise. Ancienne demeure des archevêques d’York devenue en 1530 le logis londonien des rois d’Angleterre, c’était un bâtiment imposant mais sévère et assez éloigné de la grâce des châteaux français. Le roi Charles Ier, père de Charles II, avait été décapité par ordre de Cromwell sur un échafaud dressé en dehors de l’une de ses fenêtres, et il en avait gardé quelque chose de sinistre que le luxe et les fêtes effaçaient mal.

Londres, d’ailleurs, offrait le même aspect contrasté. Quatre ans plus tôt, un terrible incendie avait ravagé la ville, faisant disparaître des quartiers entiers où ne s’élevaient plus que quelques masures et des bâtiments de bois hâtivement reconstruits. La population avait cruellement souffert, d’autant plus qu’immédiatement avant l’incendie, elle avait connu les horreurs de la peste. Le feu l’avait délivrée du fléau, mais non sans se faire payer un lourd tribut. En contrepartie, la ville aspirait désormais à la vie, à la joie. Il en allait de même de la Cour, et si celle de Louis XIV ne péchait pas par excès de pruderie, celle de Charles II se livrait, elle, joyeusement à la débauche sous une brillante façade d’élégance et de charme. Seuls quelques rares cercles, comme celui de la Reine, échappaient à la frénésie de plaisirs.

Ce fut dans ce palais, au cœur de cette cité, que lord Arlington, un beau soir, s’en vint présenter à la reine Catherine Mademoiselle de Keroualle qui devait prendre place parmi ses dames d’honneur. L’accueil ne fut pas des plus chaleureux.

En voyant s’incliner devant elle cette ravissante créature, Catherine de Bragance ébaucha un vague sourire fortement teinté de mélancolie. Elle connaissait trop son sémillant époux pour garder la moindre illusion sur la raison profonde qui amenait à sa cour cette jolie Française, ancienne fille d’honneur de sa belle-sœur. C’était exactement la même qui avait présidé à l’intronisation des autres maîtresses du Roi, l’insolente Barbara Palmer et l’exquise Frances Stewart.

Pourtant, devant la révérence profonde, empreinte de tant d’humilité de la nouvelle venue, devant le sourire si timide et si doux dont elle l’accompagna, la pauvre Reine, si peu séduisante sous ses brocarts dorés, ne put se défendre d’une certaine sympathie. Contrairement aux autres, cette fille ne semblait ni arrogante, ni présomptueuse. Et puis, au moins, elle était catholique, qualité bien propre à la faire admettre aisément dans le cercle d’une reine si profondément attachée à sa religion.

La surprise de Catherine grandit encore quand elle apprit par les innombrables potineuses de la Cour que plusieurs mois après l’arrivée de Mademoiselle de Keroualle, le Roi en était encore à la plus respectueuse des cours et n’avait rien obtenu. Elle en vint à s’imaginer qu’une ère de pureté allait souffler sur l’entourage royal avec cette jeune fille qui s’entendait si bien à tenir la dragée haute au souverain maître.

La chose cependant était toute simple. Louise ne cédait pas parce qu’elle ne voulait pas être confondue avec le quarteron de maîtresses royales toujours pendues aux basques du Roi. Car elles étaient toujours là, l’olympienne duchesse de Cleveland, la divine Stewart et l’insupportable Nell Gwynn, cette créature vulgaire qui semblait prendre à tâche de rendre à la Française la vie impossible.

En arrivant à Londres, Louise, avec sa naïveté d’amoureuse, s’était imaginé que son entrée en scène allait marquer la déconfiture du harem royal mais elle dut très vite en rabattre. Aucune de ces dames ne fut invitée à se retirer. Mieux encore Barbara Castlemaine, Nell Gwynn, Moll Davis (une autre comédienne qui était entrée dans les bonnes grâces de Charles peu avant Nell et à laquelle il revenait de temps en temps) et la belle Stewart, miraculeusement réconciliées devant le danger, s’unirent pour lutter contre l’intruse, à la grande joie des courtisans.

Louise, alors, se raidit. Un peu parce qu’elle n’ignorait pas combien la résistance de Frances Stewart avait, en son temps, attisé la passion du Roi ; un peu parce qu’on lui avait parlé du sort misérable de la belle Lucy Walters, mère du jeune duc de Monmouth, dont on disait que Charles l’avait épousée morganatiquement selon le rite protestant au temps de l’exil et qui, abandonnée par lui, était revenue mourir misérablement à Paris ; beaucoup enfin par fierté, une fierté qui lui interdisait de se donner à un homme, fût-il roi, incapable de lui sacrifier le moindre de ses plaisirs.

Dieu sait pourtant combien la cour que lui faisait Charles était pressante ! Après la présentation à la Reine, il s’arrangea pour la retrouver chaque soir, que ce fût dans l’ombre des jardins ou parmi les illuminations des salons. Sans cesse, il lui parlait de son amour et la suppliait d’être à lui, jaloux de ses succès. L’élégance de Louise, sa beauté et son charme attiraient les autres hommes et l’on disait même que le prince d’Orange, réputé cependant le plus froid et le plus distant de la Cour, ne restait pas insensible à tant de grâce.

Cela dura presque un an. Un an de guerre en dentelles au cours de laquelle Charles II pensa cent fois devenir fou. De son côté, l’ambassadeur de France, Colbert de Croissy, sentit cent fois siffler à ses oreilles le vent de la disgrâce. En effet, il ne voyait pas sans inquiétude s’exaspérer le désir du Roi. Lui-même, dans les premiers temps, avait bien conseillé à Louise de tenir quelque peu la dragée haute à son amoureux : il n’était pas bon qu’une ancienne fille d’honneur de Madame chute dès les premières entrevues dans le lit royal. Mais il n’avait pas – et de loin – conseillé cette résistance opiniâtre qui à présent l’inquiétait et le déroutait.

Il s’en ouvrait parfois au marquis de Saint-Évremond, aimable philosophe exilé par Louis XIV pour avoir parlé trop librement de la vie privée de son souverain et qui, à Londres, menait une douce vie d’épicurien, fréquentait les plus jolies femmes et entretenait les meilleures relations avec l’ambassadeur, qu’il renseignait d’ailleurs souvent de façon fort instructive. C’était un homme d’esprit et, dès son arrivée à Londres, Colbert de Croissy l’avait présenté à Louise dont il était devenu, lui aussi, l’ami.

Les confidences de l’ambassadeur l’inquiétèrent également et il écrivit pour la rebelle une sorte de catéchisme bien digne du vieux libertin qu’il était, un catéchisme en forme de lettre qui donnait d’excellents conseils – selon son auteur tout au moins, car il y faisait preuve d’une bien singulière morale.

« Laissez-vous aller à la douceur des tentations au lieu d’écouter votre fierté, écrivait-il. La règle de ma retenue n’a rien d’austère puisqu’elle prescrit de n’aimer qu’une personne à la fois. Celle qui n’en aime qu’une se donne seulement. Celle qui en aime plusieurs s’abandonne et, de cette sorte de bien comme des autres, l’usage est honnête et la dissipation honteuse… »

À son grand dépit, sa morale particulière demeura aussi inopérante que ses légères exhortations. Ce que voyant, Colbert de Croissy décida de prendre la situation en main et de faire entendre à l’entêtée la voix de la raison.

Il la pria de venir lui faire visite et la reçut un soir dans le secret de son cabinet.

— J’ai là, dit-il en manière de préambule en tapant sur une pile de papiers posés sur un coin de sa table, j’ai là une lettre de Sa Majesté le Roi. Il s’inquiète, ma chère enfant, du peu de progrès que le roi Charles fait dans votre intimité. Je dirais même qu’il est assez mécontent. Et moi je vous crie : « Casse-cou ! » Ne croyez-vous pas, ma chère Louise, qu’il serait temps de vous montrer raisonnable ?

— Qu’appelez-vous raisonnable, Excellence ? Dois-je vraiment céder au Roi, comme toutes ces femmes dont il est accablé et qui déshonorent la Cour ?

— Ne confondez pas caprice et amour. Le roi Charles vous aime et vous le savez bien. Jamais je ne lui ai vu autant de patience ! Songez qu’il lui suffirait d’ordonner et qu’en ce cas il faudrait bien vous soumettre, sous peine d’être obligée de quitter l’Angleterre. Or il se contente de prier quand il pourrait exiger. Comment pouvez-vous encore, dans de telles conditions, douter de son amour ?

— Comment puis-je y croire, au contraire, quand il continue d’afficher cette Nell Gwynn, cette Moll Davis, cette Barbara Palmer et je ne sais quelles autres ?

— Il voit fort peu la duchesse – dont il a des enfants d’ailleurs –, et plus du tout Moll Davis. Quant à Nell Gwynn, vous savez bien qu’elle l’amuse par son ton faubourien. Et puis, il faut bien le dire, elle le tient aussi par les sens, et les sens du Roi sont fort exigeants. Cela peut durer encore… à moins qu’une autre ne le déprenne de sa comédienne.

— Voilà qui est clair, fit Louise, boudeuse. Si je ne cède pas, le Roi continuera de soupirer après moi dans les bras de Mrs Gwynn ?

Colbert de Croissy hocha la tête.

— Je ne suis pas certain qu’il continuera de soupirer, ma chère. Il peut aussi se lasser car il n’est habituellement guère plus patient que son grand-père le feu roi Henri IV. Je crains, moi, que, découragé par nos incessants refus, il ne finisse par abandonner que vous ne vous en apercevrez même pas. Vous n’aurez qu’à fermer les yeux et vous laisser conduire…

— Si facilement que cela ?

— Ne suis-je pas diplomate ? Allons, ma chère enfant, faites-moi confiance. Il y a beau temps qu’un plan a été élaboré par vos amis, par tous ceux qui souhaitent ardemment voir votre influence sur le roi Charles balayer… toutes les autres qui vous déplaisent tant !

Un mariage champêtre

En octobre, la Cour avait coutume de se rendre à Newmarket pour la saison des courses, dont tout bon Anglais se montrait friand, et le Roi plus encore que tout autre. Il adorait les chevaux et n’eût manqué pour rien au monde les courses d’automne.

Or, les Arlington possédaient à Euston, non loin de Newmarket, un château qui passait à juste titre pour l’une des demeures les plus agréables d’Angleterre. Le Roi, naturellement, aimait fort à s’y rendre car les fêtes d’Euston étaient célèbres. Louise, pour sa part, y avait déjà séjourné et s’y était beaucoup amusée.

Il fut décidé entre lady Arlington et Colbert de Croissy que la jeune fille ferait une nouvelle fois partie des invités d’Euston pour la saison des courses. L’ambassadeur lui servirait de mentor pour la circonstance, espérant surtout pouvoir écrire à son maître que les choses s’étaient passées suivant son désir.

Louise ne fut pas dupe. En recevant l’invitation, elle devina sans peine que c’était là l’occasion annoncée par l’astucieux diplomate et qu’il lui fallait se préparer à capituler. Elle s’y résigna sans trop de peine car, outre qu’elle était fatiguée de lutter contre le Roi aussi bien que contre elle-même, elle avait beaucoup de mal à se dissimuler encore l’ardent désir qu’elle avait à présent d’être vaincue dans cette tendre guerre, cette envie de « se laisser glisser », selon la lénifiante expression de Saint-Évremond. Et ce fut le cœur battant à la fois de crainte et d’espoir qu’elle partit pour le château d’Euston.

C’était bien une superbe demeure. Bâti tout en briques roses et en marbre blanc, le château dressait son élégante silhouette au milieu d’un grand parc peuplé de statues mais où biches et chevreuils couraient en liberté car la chasse en était sévèrement interdite. Une fraîche rivière serpentait à travers les plus beaux gazons du monde, de vrais modèles du genre : aussi doux et denses que du velours vert.

L’atmosphère s’y accordait volontiers à la nature. Ainsi, quand les musiciens ne jouaient pas dans les salons, ils se perchaient dans les arbres et dans les bosquets d’où ils devaient, invisibles et mélodieux, charmer les promenades, solitaires ou non, des nombreux invités. La vie au château était naturellement fastueuse et la présence du Roi, qui venait presque quotidiennement de Newmarket, ajoutait encore au charme du séjour.

Dès que la présence de Mademoiselle de Keroualle lui eut été signalée, le Roi fut présent très régulièrement, passant auprès d’elle la plus grande partie de ses journées et faisant montre d’une douceur et d’une patience tout à fait inhabituelles. Il savait bien, sans doute, que désormais sa patience ne serait plus longtemps mise à l’épreuve et, en bon chasseur, il ne voulait pas effaroucher son gibier.

De son côté, Louise, sachant que ce qui allait arriver était inéluctable, avait choisi de se laisser doucement vivre et emporter tout aussi doucement par ces heures de plaisir et de joie vécues dans un cadre de rêve. Et puis, Charles semblait si sincèrement amoureux, la suppliant inlassablement comme s’il doutait encore de sa victoire prochaine.

— Louise, Louise, disait-il non sans un brin d’hypocrisie, ce long siège ne finira-t-il jamais ? Croirez-vous enfin, un jour, que je vous aime sincèrement ? Ne savez-vous pas que si j’étais libre, vous seriez reine dès demain ?

Dieu, que c’était agréable à entendre ! Louise fermait les yeux, éblouie. Reine ! Se pouvait-il qu’il l’aimât à ce point ? Petit à petit, elle en venait à se demander si sa victoire n’était pas plus complète qu’elle n’osait l’espérer. Il arrivait que Charles eût des larmes dans les yeux.

— Vous savez bien que je vous aime aussi, mon cher seigneur, lui dit-elle un soir, seulement, j’ai tellement honte !

— Honte d’être à moi ? Oh, Louise !

Il allait de nouveau lui expliquer son amour quand lady Arlington arriva de l’orangerie où elle se promenait depuis un moment en compagnie du duc de Buckingham tout en surveillant discrètement le couple. La jeune femme semblait fort gaie et ses vifs yeux noirs brillaient d’excitation.

— Ah, Sire ! s’écria-t-elle, nous vous cherchions, milord Buckingham et moi. Le duc vient d’avoir une idée charmante que nous souhaitions soumettre sans tarder à Votre Majesté.

— Une idée ? Laquelle donc ?

— Nous voulons organiser une fête champêtre, une vraie fête champêtre, et comme les plus amusantes sont les noces, nous pensions reconstituer une noce villageoise. Nous nous déguiserons tous, nous commanderons un souper monstre, on dansera sur l’herbe et sous l’arbre de mai et l’on fera mille folies. Qu’en dit le Roi ?

— Mais que c’est une charmante idée en effet. Et qui voyez-vous dans le rôle des mariés ?

— Il nous semble que ce joli rôle revient de droit à Votre Majesté. Quant à la mariée…

Le regard rieur vint se poser tout naturellement sur Louise, qui devint soudain très rouge.

— Il faut une jeune fille. Pourquoi pas notre Louise ? Qu’en pensez-vous, Sire ?

— Que votre goût est sans défaut, comme toujours ! Si Louise veut bien se prêter à cette petite comédie, j’aurai donc le plaisir de l’épouser pour la plus grande joie de vos invités.

On se mit aussitôt à l’ouvrage pour préparer ces noces de comédie qui, quoique champêtres, n’en devaient pas moins être d’une splendeur digne de la personnalité du marié.

Ce fut, en vérité, une folle journée.

On habilla Louise d’une superbe robe de mariée qui n’avait pas grand-chose de paysan. Le Roi prit un habit blanc assorti mais avec plumes et diamants. Puis le cortège nuptial se forma et l’on se rendit, au son des violons et des flûtes, au fond du parc où, dans une grotte préparée à cet effet et illuminée de milles bougies, Buckingham déguisé en pasteur joua son rôle avec une gravité convaincante.

On passa ensuite à table. Le couvert était dressé sous les arbres avec une profusion de fleurs et, en vérité, ce mariage pour rire ressemblait à s’y méprendre à de véritables épousailles. Le banquet fut en tout point digne du décor et les vins de France coulèrent à flots.

Reine de la fête, grisée par le vin, Louise ne savait plus très bien où elle en était, mais elle ne se sentait plus ni les forces ni le désir de lutter contre le délicieux courant qui l’entraînait. Une griserie légère, aussi rose que son visage, lui montrait choses et gens sous le jour le plus charmant.

Le bras du Roi ne quittait pas sa taille et de temps en temps, comme un vrai marié de village, il posait ses lèvres sur la joue rougissante de sa compagne.

Il y eut des discours burlesques, des vœux quelque peu paillards, de nombreux toasts. On dansa ensuite avec ardeur et, quand le bal prit fin, la joyeuse bande entraîna les « mariés » jusqu’à la plus belle chambre du château, parée et illuminée pour le moment le plus important de la journée : le coucher de la mariée.

Avec force rires et chansons, au son des violons, Louise fut déshabillée, revêtue d’une longue chemise blanche de dentelle mousseuse puis les dames la mirent au lit en grande cérémonie tandis que les gentilshommes, en cortège, conduits par le faux pasteur, s’en allaient chercher le marié, qui parut drapé dans une superbe robe de chambre en soie épaisse brodée d’or qu’il laissa tomber au pied du lit.

Charles s’installa gravement auprès de Louise. Avec l’ensemble d’un ballet bien réglé, les invités firent la révérence puis, ne s’étant fait faute de souhaits malicieux, fermèrent soigneusement les rideaux du lit et quittèrent la chambre en file indienne – chacun essayant de traîner le plus possible – et s’en allèrent finir le plus gaiement du monde et la nuit, et ce qu’il pouvait rester de bouteilles.

Nul, bien sûr, n’a pu savoir ce que se dirent, une fois seuls, les faux mariés campagnards mais quand le soleil revint, Louise ressemblait à s’y méprendre à une jeune mariée heureuse qui vient de vivre la plus merveilleuse nuit de sa vie.

Un mois plus tard, le roi Louis XIV, qui savait reconnaître les services qu’on lui rendait, faisait parvenir à lady Arlington, par le truchement du cher Colbert de Croissy, un superbe collier de diamants. Huit mois après l’envoi du collier, Mademoiselle de Keroualle mettait au monde un superbe petit garçon que toute la Cour se fit une joie de venir admirer. Jamais elle n’aurait cru pouvoir être un jour aussi heureuse.

Malheureusement, toute médaille a son revers. Celui de Louise se présenta sous la forme d’une lettre venue de France, aussi cinglante qu’indignée, qui émanait de son père. En quatre longs feuillets, le vieux Guillaume de Penancoët de Keroual maudissait sa fille et l’accusait formellement d’avoir déshonoré la famille.

Cette lettre fit pleurer Louise pendant un jour et une nuit entiers. Au-delà de la rage paternelle, la jeune femme découvrait entre les lignes tout ce qu’avait de factice et d’instable sa situation si nouvelle de favorite royale.

Certes, l’amour que lui portait Charles était toujours aussi ardent. Il l’aimait autant qu’en ce jour merveilleux de leurs noces d’Euston. Louise possédait maintenant, à Whitehall même, un étourdissant appartement de quarante pièces. Elle avait des toilettes merveilleuses, des bijoux magnifiques, un attelage de reine et elle recevait chez elle tout ce que l’Angleterre comptait de plus noble, de plus riche ou de plus en vue. Dignitaires, ministres et célébrités en tout genre se pressaient dans ses salons. Charles, de son côté, suivait docilement ses discrètes suggestions politiques et donnait à la France des gages d’amitié sans cesse plus nombreux, et à Louis XIV toutes les raisons d’être plus que satisfait de son charmant agent secret.

Mais – car il y avait un « mais », et de taille ! – le rêve de Louise ne s’était pas réalisé sur un point fort important pour elle : les autres maîtresses du Roi étaient toujours là ! Bien plus, trois d’entre elles donnèrent le jour à un enfant à peu près dans le temps où Louise mettait le sien au monde.

Peut-être fut-ce à cause de cette abondance soudaine que Charles II négligea de reconnaître les quatre enfants, motivant ainsi largement la fureur du vieux Keroual.

« Un bâtard demeure toujours un bâtard, écrivait-il, même un bâtard de roi. » Et le déshonneur est le même qu’avec n’importe quel homme moins bien né.

Une peine de duchesse

Louise pleurait encore sur la lettre paternelle quand le Roi, comme chaque soir, vint la voir. C’était la première fois qu’il la trouvait en larmes, elle toujours si calme, si gracieuse et si souriante. Il en fut bouleversé car, contrairement à la plupart des autres femmes, Louise savait pleurer avec infiniment de grâce. Elle lui montra alors la fameuse lettre.

Charles la lut, d’abord avec surprise puis avec colère.

— Comment un père peut-il en venir à blesser si cruellement une fille telle que vous ? Calmez-vous, ma chère, je vous promets qu’avant peu on regrettera chez vous de vous avoir fait mal.

Quelques jours plus tard, en effet, Mademoiselle de Keroualle recevait les titres de duchesse de Portsmouth, baronne Petersfield et comtesse de Fareham. Peu de temps après, Charles II couronnait son œuvre en reconnaissant le fils de la jeune femme et en lui conférant le double titre ducal de Lennox et de Richmond.

La joie de Louise fut de courte durée. Pour ne pas soulever les protestations de son peuple qui adorait littéralement Nell Gwynn (et détestait la Française en conséquence !), il reconnut aussi le fils de la comédienne et lui conféra le titre de duc de Saint-Albans. Cet acte blessa cruellement Louise car elle vit là une façon de la classer dans la même catégorie de femmes que l’ancienne marchande d’oranges.

Néanmoins, comme elle était intelligente, elle comprit qu’il n’y avait vraiment rien à faire avec un homme tel que Charles, qu’il ne changerait jamais, et elle décida de se consacrer désormais uniquement aux affaires de son véritable maître : le roi de France. Elle cessa même de lutter, si peu que ce soit, contre sa collection de rivales, y compris l’insupportable Nell.

Charles II lui sut gré de cette sagesse. Il conservait pour elle, au fil des années, une profonde tendresse et aussi des accès de désir, mais surtout il aimait à se retrouver auprès de cette jolie femme toujours souriante. Sa demeure était un lieu de luxe raffiné, typiquement français, où l’élégance était toujours de bon ton et l’atmosphère agréable. Louise savait recevoir comme personne. Aussi, jamais un jour ne s’achevait sans amener le Roi. Il arrivait même fréquemment qu’il donnât chez la duchesse des réceptions amicales ou diplomatiques dont se trouvait puissamment renforcé le prestige de lady Portsmouth.

Louis XIV, de son côté, pour la demande de Charles, et pour ne pas être en reste, conféra à sa fidèle et discrète ambassadrice le titre de duchesse d’Aubigny. Aubigny-sur-Nère était une jolie terre située au nord de Bourges qui avait jadis appartenu aux Stuarts par l’entremise de l’Écossais John Stuart de Darnley, comte de Buchan et connétable de France pendant la guerre de Cent Ans.

Malheureusement, des heures sombres se préparaient à présent pour Louise. Une nouvelle maîtresse venait d’apparaître à l’horizon sentimental de Charles II et de celle-là, Louise devait souffrir plus que des autres car il s’agissait d’une Française : la duchesse de Mazarin, Hortense Mancini, femme tapageuse s’il en fût mais d’une extraordinaire beauté.

Au temps de son exil, après la mort de son père, Charles avait connu Hortense à Paris et s’était montré sensible à son charme, qui était grand. Depuis, mal mariée et folle de plaisirs, Hortense avait couru l’Europe, traînant à sa suite les hommes et les aventures retentissantes. La dernière en date avait eu pour cadre la Savoie, où elle avait asservi le duc Charles-Emmanuel. Elle s’y plaisait beaucoup. Malheureusement pour elle, le duc mourut, d’une mort si étrange d’ailleurs que l’on parla de poison. Le premier soin de sa veuve fut de chasser l’intruse qui lui avait fait vivre l’enfer. Hortense, ayant laissé un peu partout sur son passage des traces regrettables, n’avait pas vu d’autre refuge que l’Angleterre.

Elle y rencontra un succès considérable. Le Roi se prit de passion pour elle et, cette fois, il négligea toutes ses autres maîtresses, même Louise, qui vit alors se détourner d’elle bien des courtisans, chacun n’ayant qu’une hâte : faire sa cour au nouvel astre.

La plus cruelle des défections fut celle de son vieil ami Saint-Évremond, qui alla s’établir presque à demeure chez Hortense.

Pourtant, le Roi gardait pour la duchesse de Portsmouth amitié et tendresse. Sa politique ne déviait pas de la ligne préconisée par Louise, en dépit des efforts d’Hortense qui, ayant à se plaindre de Louis XIV, ne se faisait pas faute de travailler contre lui. Mais Charles restait ferme, et non sans courage, d’ailleurs, car cette politique, catholique et profrançaise, était mal vue. Un certain Titus Oates fomenta même une révolte qui prit des proportions assez graves pour que Louise ait peur et pour que le Roi lui-même éprouve pour elle quelques craintes. Il décida alors que, par sécurité, elle irait faire un voyage en France, où elle n’était pas rentrée depuis des années.

Au printemps de 1682, la duchesse de Portsmouth fit à Versailles, où le Roi venait d’installer sa Cour, une entrée de souveraine. Soixante-quatre chevaux et quatre carrosses aux armes d’Angleterre composaient son train et elle fut royalement reçue par le souverain, qui d’ailleurs l’appelait à présent « ma cousine ».

Versailles, tout neuf, l’éblouit et elle éblouit Versailles par sa beauté et ses toilettes. Sous les lambris dorés du plus beau palais du monde, Louise vécut des heures enchantées, et d’autant plus grisantes qu’elle s’y éprit d’un autre homme.

Elle avait déjà rencontré à Londres le grand prieur Philippe de Vendôme, frère de son bienfaiteur le duc de Beaufort et petit-fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, et il s’était montré assez assidu chez elle. Mais ce fut avec une joie étrange, inattendue, qu’elle le retrouva en France et accepta qu’il lui fît la cour. Une cour à laquelle Louise céda…

Aussi quand, après un séjour aux eaux de Bourbon-l’Archambault et un bref voyage en Bretagne, la duchesse de Portsmouth regagna l’Angleterre, elle emportait avec elle non seulement de merveilleuses boucles d’oreilles en diamants offertes par le Roi mais aussi son nouvel amant. Philippe avait décidé de l’accompagner sous le plus cocasse des prétextes : rendre visite à sa tante, qui n’était autre… qu’Hortense Mancini.

Malheureusement pour Louise, elle avait mal placé son amour. Philippe était un mauvais sujet manquant totalement de discrétion. Il osa rendre publique une liaison qu’il considérait comme infiniment flatteuse. Louise, ulcérée, comprit qu’elle avait commis une faute susceptible de lui aliéner aussi bien l’amitié de Louis XIV que celle de Charles II.

D’ailleurs Nell Gwynn – encore elle – et la duchesse de Mazarin, curieusement alliées pour la circonstance, ne se privèrent pas de faire autant de bruit que possible autour de cette affaire, pensant obtenir la disgrâce de la « Française ». C’était mal connaître Charles II.

Il aimait vraiment Louise et il savait quels étaient ses propres torts envers elle. Il obligea Vendôme à quitter l’Angleterre mais montra à son amie une tendresse encore plus attentive.

« Madame de Portsmouth et son fils, le duc de Richmond, sont les personnes que j’aime le mieux », déclara-t-il un jour non seulement à l’ambassadeur de France mais à toute la Cour. La Cabale en était pour ses frais. Louise sortait de l’aventure d’autant plus forte qu’Hortense n’allait pas tarder à se lancer dans une affaire si désastreuse qu’elle lui ferait perdre tout crédit et la conduirait à une fin ignominieuse, dans la misère et la boisson.

D’ailleurs, le séjour anglais de Louise tirait à sa fin. Au soir du 12 février 1685, Charles II fut pris d’un malaise au moment où il sortait de chez la duchesse. Quatre jours plus tard, il mourait, dans la foi catholique de ses pères grâce à Louise qui avait introduit clandestinement auprès de lui le père Huddlesdon. Reconnaissant, il avait, avant de perdre définitivement conscience, recommandé chaleureusement Louise et son fils à son frère, le duc d’York, qui devenait le roi Jacques II.

— Soyez sans crainte, promit celui-ci, je saurai veiller sur eux.

Jacques II tint parole. Louise conserva fortune et privilèges mais, sans l’homme qu’elle avait tant aimé, Londres et l’Angleterre lui semblaient à présent vides et sans attrait. Elle voulut retrouver le ciel du pays natal, revoir aussi le superbe Versailles.

Six mois après la mort de Charles, elle quittait l’Angleterre avec son fils pour n’y plus revenir. Durant quelque temps, elle vécut à Paris au milieu du luxe et du faste qui lui étaient devenus habituels. Son fils se convertit avec éclat au catholicisme, donnant ainsi à Bossuet l’occasion de régaler la Cour d’un de ses plus beaux sermons.

Malheureusement, le nouveau converti dépensait l’argent à pleines mains et se vautrait dans une telle débauche qu’elle devait le mener au tombeau. Ce fut sa mère qui l’enterra en 1723. Le Grand Roi était mort et elle n’était désormais qu’une survivante. Toute sa fortune avait fondu et il ne lui restait plus guère que des dettes.

Accablée de douleur, Louise se retira alors dans sa terre d’Aubigny, la seule qui lui restât, et s’y consacra à la prière et aux œuvres charitables. Elle y fonda un couvent de religieuses hospitalières qui se partageaient entre les soins aux malades et l’éducation des jeunes filles.

Néanmoins, ce fut à Paris, où elle était revenue pour consulter des médecins, que mourut la duchesse de Portsmouth et d’Aubigny, le 14 novembre 1734. Elle était alors âgée de quatre-vingt-quatre ans et avait survécu cinquante années à son royal amant.

De ses efforts passés, il ne restait rien.

« Seul, ainsi que l’écrivait Saint-Évremond, le ruban de soie qui entourait la taille de Mademoiselle de Keroualle unissait la France à l’Angleterre… »

Les luttes, un instant éteintes, avaient repris. Les deux pays étaient à nouveau ennemis et cela allait durer, cette fois, jusqu’à l’Entente cordiale, en 1905.


1. Fils de ce Buckingham qui aimait trop Anne d’Autriche.

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