IX


La mort du fauve

César, « par la grâce de Dieu » duc de Romagne, de Valentinois et d’Urbino, prince d’Andria, seigneur de Piombino, gonfalonier et capitaine général de l’Église, seigneur de Citta di Castello, de Sienne et d’une foule d’autres lieux, bientôt duc de Toscane peut-être… voilà où en était arrivé le conquérant Borgia au début de l’été 1503.

Plus rien ne semblait devoir lui résister. Il avait écarté, détruit, voire assassiné, tout ce qui pouvait le gêner. À Senigallia, il avait attiré dans un piège ceux de ses condottieri qui semblaient vouloir échapper à sa férule impitoyable, et les avait fait étrangler, chaudement applaudi en cela par Machiavel, devenu son commensal et qui voyait en lui le modèle de son « Prince ».

Il était puissant, implacable, plus sanguinaire et plus avide que jamais, et lorsqu’il séjournait à Rome, le Tibre, chaque nuit, charriait trois ou quatre corps, souvent ceux d’évêques, de prélats ou de seigneurs particulièrement bien rentés et dont le Valentinois s’instituait le légataire universel toujours incontesté. Il régnait par la terreur sur la ville et même sur le pape, qui se faisait cependant son plus fidèle serviteur, empochant joyeusement le produit de ses monstrueuses rapines.

Cela aurait pu durer encore longtemps car la santé d’Alexandre semblait indestructible. Mais ses excès le faisaient grossir de plus en plus et l’été commençant s’annonçait torride. Au début d’août, la malaria, que ramenaient chaque année les grandes chaleurs, entama ses ravages. Mais quand, le 2, mourut le cardinal de Monreale, un Borgia cependant, c’est immédiatement au poison et à César que l’on attribua cette mort opportune d’un homme riche. Elle frappa néanmoins l’imagination du pape.

— Ce mois-ci est fatal aux personnes obèses, soupira-t-il en regardant passer sous ses fenêtres un convoi mortuaire.

Il avait des idées noires et n’augurait rien de bon des événements dont l’Italie était le théâtre ; les Français redescendaient vers Naples y combattre le capitaine espagnol Gonzalve de Cordoue, et l’issue de la bataille était si incertaine que le pape ne savait plus trop à qui offrir ses faveurs et son amitié. Il était pris entre l’enclume et le marteau malgré la puissance de son César.

Aussi, pour échapper aussi bien aux idées sombres qu’à la chaleur accablante accepte-t-il, le 5 août, d’aller avec César souper dans la vigne du cardinal Adrien de Corneto, latiniste distingué possédant de fort beaux jardins. Comme d’habitude, il mange et boit énormément César aussi et, deux jours plus tard, tous deux sont malades… patraques plus exactement, mais les sombres pressentiments assiègent Alexandre plus que jamais.

— Toutes ces maladies dans Rome et les décès quotidiens nous ont effrayé de telle sorte que nous sommes tenté de prendre davantage soin de notre santé que de coutume, dit-il à l’ambassadeur de Venise, Giustiniani.

Et un hibou mort venant s’abattre à ses pieds un instant plus tard, il pousse un long gémissement.

— Mauvais, mauvais présage, balbutie-t-il d’une voix étranglée.

Et, terrifié, il va se coucher.

Il ne se relèvera que le 11, pour l’anniversaire de son élection. Encore y préside-t-il à la messe avec une mine lugubre et si défaite qu’elle impressionne tout le monde et, le service à peine terminé, retourne-t-il dans son lit, dont cette fois il ne sortira plus. Le 18 août, à l’heure des vêpres, il expire après une pénible crise d’étouffement.

César, que l’on a soigné avec des moyens barbares (on l’a enfoui, nu, dans les entrailles d’une mule que l’on venait d’éventrer puis jeté dans un tonneau plein d’eau glacée, dont il est sorti violet et le corps tout pelé… mais vivant), va un peu mieux. Il trouve assez de force pour ordonner à Micheletto de faire fermer toutes les portes du Vatican, puis se traîne chez le cardinal-trésorier et, sous la menace de son épée, reçoit les clefs de la caisse pontificale. Après quoi l’on prépare, à l’abri du pillage, les funérailles du pape.

Elles allaient revêtir un caractère d’horreur presque démoniaque car, après une journée d’exposition, le corps d’Alexandre entra en décomposition. Il était devenu aussi noir qu’un Soudanais. Sa figure et son nez étaient boursouflés, sa bouche grande ouverte, quasi bâillonnée par la masse de la langue enflée. Quant à l’odeur, elle était si insupportable qu’à minuit, six portefaix vinrent prendre le cadavre, le bourrèrent à coups de poing dans un cercueil trop étroit, qu’ils fermèrent tant bien que mal puis emportèrent à Sainte-Marie-des-Fièvres, où ils l’abandonnèrent contre un mur sans le moindre cierge ni le plus petit bout de prière.

César, pour sa part, avait autre chose à faire : assurer sa sécurité et celle de sa fortune. Tandis que ses soldats gardaient les palais pontificaux, empêchant même la réunion du conclave que leur maître prétendait diriger, il appelait Louis XII à son secours, tout en présentant en sous-main des offres de services à Gonzalve de Cordoue. L’idée que l’énorme puissance dont il avait joui si longtemps grâce au pape pouvait lui échapper lui était insupportable…

Pourtant, la loi de l’Église était formelle : le conclave ne se réunirait que lorsque les hommes d’armes et leur chef auraient quitté le Vatican. Enfin, le 1er septembre, on parvient à un accord : César quittera Rome et ne s’en approchera pas durant la vacance du Saint-Siège, mais en échange, sera puni de mort quiconque attentera à la vie du « puissant seigneur gonfalonier et capitaine général de l’Église ».

Et, le lendemain, de fait, César encore affaibli monte en litière tendue de drap cramoisi avec sa mère, Vannozza, qui s’effare devant ce bouleversement de ses douillettes habitudes, et son frère Joffré qui sanglote : Sancia a jugé bon de se faire enlever par Prospero Colonna et ne se soucie plus des Borgia, trop heureuse d’en avoir fini avec eux. On gagne Nepi, ce doux refuge de Lucrèce la lointaine.

Dans Rome où s’infiltrent des bandes françaises, le conclave qui se réunit le 16 septembre est plus qu’orageux. Tous les bannis d’autrefois sont revenus et la ville gronde sous les clameurs de tous ceux qui ont eu peu ou prou à se plaindre des Borgia. Et Dieu sait s’il y en a…

Finalement, comme on ne peut se mettre d’accord, on choisit, selon la coutume facile, un vieillard à moitié mort, le cardinal Piccolomini, qui prend le nom de Pie III et, bien sûr, ne régnera pas vraiment.

César s’est tout d’abord réjoui de cette élection, car il espère régner encore sur ce moribond qui lui montre de l’amitié. Mais son heure est passée. Rome est pleine de ses ennemis. Les parents des condottieri assassinés à Senigallia le chassent à mort. De son côté, Gonzalve de Cordoue fait interdire à tous les soldats et capitaines espagnols de servir sous sa bannière… Cette fois, il faut fuir, et César demande au pape de l’autoriser à gagner son duché de Romagne. Permission qui lui est accordée, mais bien qu’il ait réussi à gagner le château Saint-Ange sous un déguisement de moine, il ne pourra en sortir et c’est dans un cachot qu’il devra attendre l’issue d’une situation qui se dégrade pour lui d’instant en instant.

Car Pie III n’en a pas pour longtemps. Après vingt-six jours de pontificat, il s’éteint à son tour comme une chandelle usée…

De tout autre envergure sera son successeur car, le 1er novembre, c’est le cardinal Julien de la Rovere qui monte sur le trône de Saint-Pierre. Le règne du redoutable Jules II, pape guerrier s’il en fut, commençait.

Mais ce violent est aussi un diplomate passablement roué et César, qui attend pratiquement le bourreau, l’expérimente : Jules II le fait extraire de son cachot, installer dans un palais confortable, le soigne, l’entoure de prévenances, l’appelle même son « fils chéri… » Mais bien sûr, il a une idée derrière la tête… et s’en explique en confidence :

« Encore que nous lui ayons promis quelque chose, nous ne comptons pas que notre promesse aille au-delà de la conservation de sa vie, de son argent et de ce qu’il a volé. Nous avons l’intention que ses États fassent retour à l’Église et nous souhaitons avoir l’honneur de recouvrer ce que nos prédécesseurs ont aliéné à tort. »

Pourtant César, oubliant à quel point il avait lui aussi pratiqué la ruse, se laissa prendre à l’apparente amitié du pape, peut-être parce que, privé du puissant soutien de son père, il éprouvait un besoin instinctif de s’en retrouver un second. Ce besoin l’aveugla au point que ce fut ce nom-là qu’il attribua à Jules II : « mon second père… »

Pauvre César ! Où était son impitoyable lucidité ? Des mois durant, Jules joua avec lui comme le chat avec la souris, lui accordant une semi-liberté pour l’envoyer défendre sa Romagne contre Venise, mais le ramenant bientôt sous son regard et lui rognant peu à peu les ailes. Pendant ce temps, il observait le déroulement de l’affrontement franco-espagnol.

Vers la fin de 1503, alors même que César était pratiquement prisonnier au Vatican dans la tour Borgia, les troupes françaises se firent battre au Garigliano par Gonzalve de Cordoue, anéantissant définitivement les prétentions de Louis XII sur Naples. Naples, où les Espagnols étaient plus puissants que jamais.

Jules II se souvint alors que Borgia était espagnol et d’ailleurs César, qui avait écrit à Gonzalve de Cordoue pour lui demander un sauf-conduit lui permettant de le rejoindre, n’entendait pas le laisser oublier.

Une féroce négociation opposa Borgia au pape : si César voulait quitter Rome, il fallait qu’il livre les dernières places de Romagne que les troupes papales n’avaient pas encore envahies.

Il finit par s’y résigner, comptant sur l’appui espagnol, alors tout-puissant en Italie, pour reconquérir son duché. Et il put enfin quitter cette tour Borgia devenue sa prison.

Le 28 avril 1504, il arrivait à Naples, flanqué de son frère Joffré, et recevait de Gonzalve un accueil réconfortant dont il augura les plus grands espoirs pour l’avenir.

Hélas, le « Gran Capitán » espagnol s’entendait lui aussi à tenir sa parole pour chose négligeable. Alors que César, brûlant de repartir au combat, réunissait des mercenaires pour fondre sur la Romagne, Gonzalve le fit arrêter et enfermer au château d’Ischia en attendant la décision de ses maîtres, les Rois Catholiques. Les Rois Catholiques auprès desquels pleurait continuellement la duchesse de Gandia, veuve de Juan Borgia l’assassiné.

Une lettre arriva bientôt à Naples, signée de Ferdinand et Isabelle.

« Nous tenons cet homme en horreur pour la gravité de ses crimes et nous désirons qu’il nous soit envoyé sous bonne escorte… »

L’ordre étant sans appel, César fut aussitôt embarqué sur une galère en compagnie d’un seul serviteur, sous la garde de Prospéré Colonna, l’un de ses pires ennemis et l’amant en titre de Sancia. Renchérissant sur sa consigne, Colonna se fit une joie de garder à vue l’homme qu’avait aimé sa belle amie, et qui par ailleurs avait tant nui à sa famille. À la fin du mois de septembre, la galère toucha terre à Valence et César dut traverser en captif la ville dont il avait été jadis le cardinal. On ne lui épargnait rien.

Sa destination était le château de Chinchilla, dans la province d’Albacete, et la tour de l’Hommage, où Colonna le remit à la garde de don Gabriele de Guzman. Lequel Guzman ne garda pas longtemps un prisonnier qui, au cours d’une promenade sur le rempart, essaya simplement de le jeter dans les fossés de la forteresse. Il se hâta d’écrire pour demander que l’on voulût bien charger quelqu’un d’autre d’une garde si dangereuse.

On fit droit à sa demande et César fut transporté dans l’énorme château fort de Medina del Campo où, le 26 novembre 1504, venait de mourir Isabelle la Catholique, laissant une situation dynastique embrouillée. Une terrifiante forteresse rouge, Medina del Campo, un décor shakespearien, où César, deux années durant, va user ses nerfs et ses forces, tandis que les héritiers d’Isabelle se disputent la Castille, menaçant l’unité toute fraîche de l’Espagne, car la nouvelle suzeraine en est Jeanne, fille d’Isabelle. Mais Jeanne, c’est la Folle, mariée au séduisant Philippe le Beau, fils de l’empereur Maximilien. Et Ferdinand, son père, qui s’est fait donner la régence par les Cortès, conteste cette royauté que Philippe le Beau réclame au nom de sa femme incapable.

Un conflit se prépare, et César peut un moment, reprendre espoir, car les deux partis tournent alors les yeux vers cet homme de guerre qui connaît si bien son métier et que gardent les pierres rouges de Medina. Mais en septembre 1506, Philippe le Beau meurt lui aussi, laissant le champ libre à Ferdinand.

Heureusement, il est absent, Ferdinand. Il a gagné Naples et les fidèles du prince défunt songent à faire évader César pour qu’il puisse apporter son épée à la malheureuse reine démente. Et c’est le comte de Benavente qui se charge de l’expédition.

Il soudoie des gardiens, fait passer des cordes à César. Le moment choisi est la nuit du 26 octobre. L’endroit : la barbacane du donjon, qui surplombe l’église d’une hauteur vertigineuse.

La corde est lancée, un serviteur de César passe le premier, mais la corde est trop courte et l’homme s’écrase au fond du fossé. César, qui descendait derrière lui à la force des poignets, s’apprête à remonter mais à cette minute, l’alerte est donnée car en tombant, l’homme a crié. Il ne reste au fugitif qu’à continuer sa descente à ses risques et périls, d’autant plus que là-haut, dans la barbacane, quelqu’un est en train de scier sa corde…

César tombe à son tour. Il se reçoit mal, et c’est un pantin désarticulé que le comte de Benavente ramasse, hisse en hâte sur un cheval et emporte dans la nuit, jusqu’à une litière d’abord puis jusqu’à sa terre de Villalón, distante d’une trentaine de lieues.

Là, durant de longues semaines, on le soigna et on le remit à peu près d’aplomb, mais il n’entendait plus servir ces souverains espagnols dont il n’avait eu que déboires. Ce qu’il voulait, c’était gagner la Navarre où régnait son beau-frère, c’était se rapprocher de la France, qui l’avait elle aussi abandonné sans le moindre argent et en se gardant bien de lui payer la dot de Charlotte, sa femme. De là, il pourrait aussi écrire à Lucrèce, devenue duchesse de Ferrare, la charger de recouvrer certains de ses biens, les débris de sa fortune, pour lui permettre de lever une nouvelle troupe.

Et si puissante est sa volonté que lorsqu’il arrive à Pampelune, par des chemins détournés et sous un déguisement, il a recouvré presque toute sa vitalité. Il se met aussitôt à la tâche, écrivant à tous les horizons, réclamant ce qu’il croit lui appartenir encore, mais de ses grandes terres il ne reste rien. Jules II tient la Romagne et il y a beau temps que Louis XII a récupéré le duché de Valentinois. Tout ce qu’il lui reste, en dehors du peu que Lucrèce réussit à lui envoyer, c’est une charge de capitaine général au service de son beau-frère, le roi Jean.

Piètre tâche. La Navarre est pauvre, la vie y est étriquée, et César, dont toute l’existence s’est déroulée dans le luxe et le faste, ne sait pas vivre simplement. Il est la proie d’une perpétuelle fureur, il écume de rage à la pensée que son monde et son avenir se circonscrivent désormais aux horizons limités du petit royaume pyrénéen et à ses querelles qui, pour être féroces, n’en sont pas moins pour lui des histoires de clocher sans importance.

Alors qu’il avait rêvé une couronne européenne, il lui faut s’occuper d’un petit seigneur local, Louis de Beaumont, alcade de Viana, dont il refuse de rendre le château à son roi.

César est chargé de reprendre la petite ville et son château. Il va l’assiéger avec cinq ou six mille hommes et quelques pièces d’artillerie. Le temps est détestable. Les tempêtes de neige font rage et César déteste la neige. Il est un homme du soleil, et dans ces vallées* étroites, le soleil a bien souvent du mal à percer.

C’est là que, le 11 mars 1507, il va trouver la mort, criblé de coups de lances et de dagues par un groupe de soldats de Beaumont qui l’ont attiré au fond d’un ravin.

Quand Jean de Navarre découvrira enfin son corps, il s’apercevra qu’il a été dépouillé de tout, armes et vêtements, et qu’il gît nu dans la neige. Alors, on jette sur lui une couverture, on le hisse sur le dos d’un mulet, bras et jambes pendant de chaque côté, et on le ramène au camp en attendant de l’enterrer dans la cathédrale de Viana reprise.

La nouvelle de sa mort fit lever en Europe une curieuse vague de romantisme. On écrivit des poèmes à son sujet. Mais elle alla cruellement frapper deux femmes qui ne s’étaient jamais vues et qui cependant lui étaient, au monde, les plus proches.

Lorsque Charlotte d’Albret reçut le messager qui lui annonçait la mort de son époux, elle ne versa pas une larme. Elle prit seulement par la main sa fille, la petite Louise, filleule du roi, et vint avec elle s’agenouiller dans son oratoire pour y prier longuement.

Ensuite, elle fit tendre de velours et de satin noirs tous les murs de son château de la Motte-Feuilly qui avait vu son trop court bonheur, deuil fastueux convenant à une duchesse de Valentinois, une princesse royale, puis, voilant de crêpe son doux visage, s’enferma seule avec sa douleur, dans le château-tombeau, où elle mourut en 1514, après avoir confié sa fille à Louise de Savoie sa marraine, mère du roi François Ier… qui se chargea de son avenir.

Lucrèce pleura beaucoup puis se retira dans un couvent y prier pour le repos de l’âme de l’homme qui l’avait le plus fait souffrir au monde, et qu’elle avait aussi aimé de tout son cœur.

À présent, elle n’était plus Borgia et son charme lui avait conquis cette famille d’Este si hostile lors du mariage. Elle avait su se rendre agréable à son beau-père, plaire à son époux, se faire même une amie de la redoutable Isabelle, marquise de Mantoue. Elle moissonnait les cœurs, savait s’entourer d’artistes, d’érudits. Elle était Lucrèce d’Este, duchesse de Ferrare… une grande princesse de la Renaissance. Le taureau Borgia gisait foudroyé dans l’arène emplie de ses fureurs. Il n’en restait plus qu’un souvenir.

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