La sorcière de Venise
(1563)
À l’aube du 29 novembre 1563, une barque plate glissait sur l’eau noire de la lagune en direction de Fusina. Trois personnes l’occupaient : le batelier qui, du bout de sa longue perche rythmiquement balancée et plantée dans la vase du fond, faisait avancer la barque, et deux jeunes gens, un garçon d’environ dix-huit ans et une très jeune fille. Serrés l’un contre l’autre, ils se tournaient fréquemment vers le levant où le jour commençait à découper la silhouette des dômes et des campaniles de Venise. La ville à contre-jour se dessinait à l’encre de Chine sur les moirures de l’eau morte, mais les yeux inquiets des deux passagers disaient assez leur peur. On les sentait aux aguets, cherchant à saisir, malgré la distance, les échos du tocsin signalant leur fuite. Seul, le batelier, insoucieux d’un danger qu’il ne soupçonnait pas, chantait. Il avait pris les jeunes voyageurs dans sa barge à la sortie du Grand Canal. On lui avait remis une belle somme en or pour les conduire jusqu’à Fusina, et il était si joyeux en pensant à l’aisance que lui procurerait cet or.
Quant aux deux fugitifs, si la peur les tenaillait tellement, c’est parce qu’ils n’ignoraient pas le sort qui les attendait au cas où ils seraient repris : ce serait la mort sans phrases ! En effet, si le jeune homme n’était qu’un modeste commis florentin employé à la banque Salviati, se nommant simplement Pietro Buonaventuri, la jeune fille appartenait à l’une des plus riches et des plus nobles familles patriciennes de Venise. Elle s’appelait Bianca Capello, de la lignée des Grimani-Capello. Elle avait à peine seize ans. C’était la plus ravissante fille de Venise, et ses parents la destinaient au fils du doge, Girolamo Priuli…
Mais sur la trame brillante de cette destinée, l’amour avait tiré une flèche… La belle Bianca s’était éprise du garçon de banque, de ce Pietro d’origine plus que modeste, mais beau comme un dieu grec. De sa fenêtre, dans le palais paternel de San Appolinare, elle avait pu le voir, chaque jour, entrer et sortir de sa banque, et s’était éprise de lui sans même s’en rendre compte. De son côté, Pietro n’avait pas été sans remarquer cette jolie créature et il en était tombé amoureux. Peut-être à cet amour joignait-il un habile calcul ? Quelle épouse inespérée que cette patricienne pour un Buonaventuri !
Très conscient de l’effet produit sur Bianca, Pietro lui avait fait la cour, obtenu ses faveurs au point qu’assez vite un fruit bientôt visible s’était annoncé. Il fallait prendre une décision : rester, c’était l’arrestation, la mort pour le séducteur comme pour sa complice ; s’enfuir, c’était aussi la mort pour rapt. Mieux valait fuir… Au moins cela laissait une chance d’en sortir vivants.
Grâce à l’or de Bianca et à celui que Pietro avait, sans trop de scrupules, soustrait à sa banque, ils avaient soudoyé des gondoliers qui, dans la nuit, avaient arrêté leur silencieux esquif sous la fenêtre de Bianca puis fait force rames… jusqu’à la sortie du Grand Canal où la barge attendait. Maintenant, les deux amants étaient lancés dans une aventure sans retour. Ils n’avaient plus le droit, ni la possibilité, de revenir sur leurs pas.
C’était à cela qu’ils songeaient en regardant le soleil se lever peu à peu derrière les dômes dorés de San Marco. Mais déjà, la lagune devenait canal et la barque s’engageait entre les grandes herbes et les roseaux. Venise s’effaça de leur vue. Alors seulement, Bianca sourit à Pietro.
— Nous sommes libres, mon Pietro… nous avons réussi.
— C’est vrai, fit le jeune homme en écho… nous avons réussi !
C’était une constatation étonnée, comme s’il n’arrivait pas encore à y croire. Pourtant, ils étaient déjà trop loin pour que l’on pût les rattraper. À Padoue, ils trouvèrent des chevaux et prirent au galop la route de Florence, patrie de Pietro. Là, dans la capitale du grand-duché de Toscane, rien ni personne ne pourrait les atteindre… Ils se laissèrent emporter par la griserie et par la joie d’être jeunes et de s’aimer…
À Venise cependant, le drame éclatait joint à un affreux scandale. La famille de Bianca, découvrant sa fuite, faisait un bruit terrible. Tous les sbires du Conseil des Dix furent mis sur la piste des fugitifs dont, en attendant, la tête fut solennellement mise à prix du haut du pont du Rialto.
Les policiers ne purent retrouver la trace des jeunes gens, car l’eau ne garde point d’empreinte. Mais on découvrit tout de même les deux gondoliers qui avaient aidé Pietro à enlever Bianca. Ils furent arrêtés, mis à la torture avec leurs femmes et en moururent bientôt, faute de pouvoir donner des indications suffisantes. De même, l’oncle de Pietro, le vieux Buonaventuri, chez qui le séducteur avait pris pension à Venise, fut incarcéré, interrogé avec tout ce que ce mot comportait de cruauté. À son tour, le vieillard mourut de ses blessures, enchaîné au mur de sa prison.
Mais tout cela, Pietro et Bianca l’ignoraient ou ne voulaient pas le savoir. On était au cœur de l’hiver et, comme des oiseaux frileux, ils cachaient leur amour dans la vieille maison des parents de Pietro, sur la place San Marco, à Florence, en face du célèbre couvent qui avait vu Fra Angelico et Savonarole…
Évidemment, la maison du notaire Buonaventuri n’avait rien de comparable avec le palais Capello, et Bianca y connut son premier désenchantement. C’était une étroite bâtisse à deux fenêtres de façade, sombre et maussade, dans laquelle la seule distraction était de regarder passer les gens sur la place et d’entendre les cloches du couvent sonner l’office. Pietro, par crainte des sbires de Venise dont il connaissait la remarquable activité policière, y enferma Bianca purement et simplement. Elle n’eut droit qu’à une seule sortie, un soir de neige, à la nuit close. Pietro lui fit traverser la place et la conduisit à la chapelle de San Marco où un prêtre bénit rapidement leur union, consacrant ainsi religieusement une situation par trop irrégulière. Mais le danger était toujours présent. Un soir, Pietro rentra chez lui dans un état de surexcitation totale.
— Ton père ne désarme pas, lança-t-il à Bianca, sans même prendre le temps de l’embrasser. Il a promis une prime de deux mille ducats d’or à quiconque vengerait son honneur… autrement dit, lui apporterait ta tête et la mienne !
— Qu’est-ce que cela peut faire ? fit Bianca avec insouciance. Ne sommes-nous pas sur le territoire de Florence ? N’es-tu pas sujet du grand-duc Cosme Ier ? Alors ?
Pour seule réponse, Pietro prit sa femme par la main et l’entraîna vers la fenêtre de leur chambre qui donnait sur la place. Auparavant il avait eu la précaution de souffler les chandelles.
— Regarde ! ordonna-t-il. Ne vois-tu rien ?
Les yeux du jeune homme mirent quelques instants à s’habituer à l’obscurité. Mais le sol couvert de neige facilitait les choses en créant un fond clair sur lequel se détachaient les passants.
— Regarde, reprit Pietro. Ne vois-tu pas une ombre dans ce renfoncement, là, auprès de l’entrée du cabaret ? Et en face sous le porche du couvent, ne vois-tu rien ?
Bianca écarquilla les yeux et finit, en effet, par distinguer des formes vagues, des manteaux noirs que le vent faisait flotter hors des coins sombres où se tapissaient les hommes. Effrayée soudain, elle se rejeta en arrière et regarda Pietro avec de grands yeux vides :
— Qui sont ces gens ?
— Qui veux-tu que ce soit, sinon les sbires de Venise ? Le Conseil des Dix ne lâche jamais sa proie, Bianca. Si nous ne trouvons pas une puissante protection pour nous abriter, tôt ou tard ils nous prendront. Une nuit comme celle-ci, la maison sera attaquée, ou bien on me poignardera au coin d’une ruelle, on t’enlèvera quand tu reviendras de la messe. Je ne veux pas connaître les prisons de Venise ni le pont des Soupirs{9} !
— Moi non plus, affirma Bianca. Mais que faire ?
— J’ai un plan. Il est hardi, mais s’il réussit…
La vieille Marietta Buonaventuri, mère de Pietro, était entrée pendant ce dialogue. Elle et son mari ne vivaient plus depuis que les ombres suspectes avaient commencé de rôder sur la place. La présence de cette belle-fille, quelque peu compromettante, leur portait ombrage, et ce mariage avec une patricienne n’était, à tout prendre pas vraiment avantageux.
— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle à son fils. Vas-tu la ramener à Venise ?
Pietro haussa les épaules. Il appuya sur sa mère un regard significatif si intentionnel qu’elle fronça les sourcils.
— Je vais, dit-il en détachant bien ses mots, demander la protection du prince François de Médicis, fils du grand-duc Cosme. Je lui présenterai quel péril j’ai fait courir à Bianca… à la plus belle fille de la noblesse vénitienne. Je lui dépeindrai la nécessité où elle est réduite de se cacher indignement… enfin la situation où nous nous trouvons tous deux…
À mesure qu’il parlait, le visage renfrogné de Marietta s’éclairait peu à peu. Elle devinait le calcul, à vrai dire assez infâme, auquel se livrait Pietro. Le prince François passait pour être grand amateur de jolies femmes. Très curieux d’en rencontrer de nouvelles, de découvrir des beautés inconnues, il suffirait sans doute de mentionner, même incidemment, devant lui, l’éclat de la jeune Vénitienne pour qu’il cherchât au moins à la voir. Si elle lui plaisait, non seulement sa protection serait acquise au couple… mais on obtiendrait peut-être un peu plus. Bianca était assez belle pour séduire même un prince aussi difficile que celui-là…
Après avoir réfléchi un instant sous le regard de son fils, la vieille femme sourit largement.
— Mais c’est l’évidence ! s’écria-t-elle. Voilà la solution. Le prince est si bon, si accessible. Jamais il n’a refusé une audience à un citoyen de Florence. Va, mon fils, va trouver le prince !…
Sans méfiance, Bianca joignit ses encouragements à ceux de sa belle-mère. À son insu, peut-être, l’idée de rencontrer l’un de ces Médicis fastueux lui souriait. Elle ne s’avouait pas encore combien sa vie de bourgeoise lui pesait, combien elle trouvait Marietta commune, son époux rustaud. Il n’était jusqu’à Pietro, malgré son profil de médaille antique, qui n’eût quelque peu perdu de son charme à l’usage de la vie quotidienne.
Comme il n’y avait plus de temps à perdre, dès le lendemain, Pietro Buonaventuri s’acheminait vers le palais Pitti où résidaient les Médicis, de l’autre côté de l’Arno, et implorait humblement une audience au prince héritier…
À vingt-trois ans, François de Médicis était un étrange personnage. Extrêmement séduisant, il tenait de sa mère, Eléonore de Tolède, un physique élégant, un visage régulier et de fort beaux yeux. Mais du redoutable Cosme Ier, son père, il avait le caractère difficile, une cruauté profonde qui pouvait aller jusqu’à la franche sauvagerie, un orgueil intraitable et un goût prononcé pour les femmes. Par contre, le grand-duc ne lui avait pas transmis son sens politique, ses qualités d’administrateur d’État, son intelligence froide et lucide. La superbe façade du prince cachait une moralité plus que douteuse.
Pourtant, si étrange que cela puisse paraître, François était un homme de science. Il passait des journées et même des nuits dans son laboratoire, se passionnant pour les sciences naturelles et la chimie qui lui faisaient tenter de nombreuses expériences. Savant d’ailleurs, il découvrit un procédé pour fondre le cristal de roche et retrouva le secret de la fabrication de l’ancienne porcelaine chinoise. C’était, en outre, un esthète, passionné de pierres rares et d’objets d’art, comme tout bon Médicis.
François reçut Pietro Buonaventuri d’autant plus volontiers qu’il avait déjà entendu parler de son aventure par l’envoyé de Florence à Venise, qui avait vainement tenté de sauver l’oncle de Pietro, le malheureux Buonaventuri, mort des suites de la torture malgré sa qualité de citoyen florentin. Il accueillit donc le jeune homme avec un empressement nuancé de curiosité. Les rares personnes qui avaient pu entrevoir la recluse de la piazza San Marco en disaient des merveilles. Le prince héritier promit sa protection, fît veiller par ses propres gardes à la sécurité de la maison Buonaventuri et ne cacha pas son désir de rencontrer une jeune personne aussi intéressante.
— Ma femme ne sort guère de chez elle, Monseigneur, fit Pietro incliné très bas. Mais elle prend volontiers le frais à sa fenêtre quand le temps est beau… D’ailleurs elle attend un enfant.
François comprit à demi-mot. On le vit passer et repasser à cheval sous les fenêtres de la belle. Ces fenêtres finirent par s’ouvrir sous la main complaisante de la vieille Marietta. Et François put voir celle qui l’intriguait tant. Depuis quelques jours, elle était mère d’une petite fille.
Il ne fut pas déçu. Et même, la beauté de la jeune femme l’éblouit à tel point qu’il demeura un instant sans voix, la tête levée vers cette extraordinaire apparition, oubliant de guider son cheval. C’est que Bianca possédait réellement un éclat peu commun. La couleur blond fauve foncé, nuancée de roux, de sa chevelure, ce magnifique et si rare blond vénitien mettait en valeur un teint transparent, des yeux sombres, profonds et lumineux en même temps, une pureté de traits plus que classique. Le prince en tomba amoureux au premier regard et d’un si violent amour qu’il n’eut de cesse de se faire présenter sa belle Vénitienne.
Une grande dame, la marquise de Mondragone, se chargea de l’agréable commission. Elle entra en relation avec Bianca, l’attira chez elle, où, comme par hasard, François venait assez souvent. L’étoupe et la flamme étant ainsi mis en présence, il suffisait de souffler légèrement.
— Savez-vous, ma chère, que le prince François est follement épris de vous ? dit un matin la marquise à Bianca.
La jeune femme rougit, se troubla infiniment trop pour que l’officieuse dame n’en tirât pas les plus heureuses conclusions. Bianca, cependant, balbutiait :
— Vous me flattez, Madona… Mes mérites sont trop minces pour attirer les regards d’un si grand prince.
— Que voilà de l’hypocrisie, s’écria la marquise en riant. Vous n’en pensez pas un mot, Bianca ! Et j’irai même jusqu’à insinuer que la vue du prince ne vous laisse pas insensible. Ai-je raison ?
Pour éviter de répondre, la jeune femme détourna les yeux, le visage brusquement empourpré. Elle éprouvait une gêne à avouer l’impression que lui avait produite la vue de François. Dans cet homme jeune, courtois et galant, elle retrouvait enfin l’atmosphère à laquelle, jeune fille, elle était habituée dans le palais de ses parents. Il n’était pas comme Pietro un rustre avide. Il était de la même race qu’elle : un seigneur !
Comme la marquise de Mondragone paraissait attendre une réponse, Bianca se contenta de murmurer :
— C’est toujours avec un très vif plaisir que je rencontre Son Altesse, chère amie.
— À la bonne heure, fit celle-ci en riant. Vous ne vous compromettez guère… et j’espérais mieux.
Mais Mme de Mondragone avait vu juste : François était follement épris de Bianca et Bianca le lui rendait sans peine. La passion fit le reste. Une nuit, le prince se glissa dans la maison des Buonaventuri dont la porte avait été laissée ouverte comme par hasard. Pietro était absent : une affaire du côté de Pontasieve qui devait le retenir un jour ou deux… Et cette nuit-là, dans la maison de Pietro, Bianca devint la maîtresse de François avec la bénédiction de son époux et de ses beaux-parents par-dessus le marché.
La liaison des deux amants n’allait guère tarder à devenir publique. François, fier de sa maîtresse, l’étala avec une insolence qui n’eut d’égale que la servile complaisance du mari. Pietro, en effet, couvert d’or et de bénéfices par le prince, se montrait plus que discret. Et tout eût été pour le mieux dans le meilleur des mondes, si le duc Cosme ne se fût inquiété de l’état des choses. Pour rejoindre Bianca dans la maison de la piazza San Marco que les Buonaventuri lui ouvraient avec une extrême libéralité, François devait traverser quasiment toute la ville qui, de nuit, était aussi peu sûre que possible. Mécontent, Cosme Ier fit déposer chez son fils, avec l’ordre de venir lui parler, la lettre suivante :
« Les promenades solitaires et nocturnes par les rues de Florence ne sont bonnes ni pour l’honneur ni pour la sûreté, surtout lorsque l’on fait de ces promenades une habitude de chaque nuit. Et je ne puis vous dire quels sont les mauvais résultats qu’une pareille conduite peut produire… »
Cosme savait de quoi il parlait. Lui-même avait installé dans sa ville de Careggi sa maîtresse, Camilla Martelli, une belle Florentine avec laquelle il vivait depuis la mort d’Éléonore de Tolède, survenue en 1562. François soupira et s’en alla voir son père.
— Outre le danger que vous courez, lui dit Cosme en se promenant avec lui sur la terrasse de la grande villa d’où l’on apercevait le merveilleux paysage florentin piqué de cyprès noirs et d’oliviers argentés, vous troublez mes plans. Vous n’ignorez pas les démarches que je fais en ce moment auprès de l’empereur Maximilien pour obtenir la main de l’archiduchesse Jeanne d’Autriche que je voudrais vous voir épouser.
— Que me parlez-vous d’une autre femme, mon père ? C’est Bianca que j’aime, c’est elle que je veux !
— Votre Bianca est mariée et de plus, elle n’est pas princesse. Gardez-la comme maîtresse autant que vous voudrez, mais épousez l’archiduchesse ! Il vous faut une descendance digne de nous, digne de la Toscane.
Je ne vous demande que de mettre un brin de discrétion dans vos amours. Tout Florence en jase et les échos vont loin. Au moins, jusqu’à ce mariage auquel je tiens, tâchez de faire montre de prudence.
Malgré son amour, François pouvait entendre la voix de la raison. Et puisque son père ne cherchait pas à lui arracher celle qu’il aimait, il ne voyait aucun inconvénient à obéir. Docilement, mais non sans avoir juré à Bianca un éternel amour, il partit pour l’Autriche et s’en alla épouser Jeanne, qui était trop insignifiante pour lui faire oublier sa belle maîtresse. Elle était jeune bien sûr, mais noiraude et maigrichonne, avec guère de grâce et encore moins de charme. Seulement de l’allure, ce qui pour Cosme Ier était le principal. Une princesse devait avoir l’air d’une princesse, même si elle était laide !
Quand il eut triomphalement ramené au palais Pitti son épouse autrichienne, François pensa qu’il en avait assez fait pour la Toscane et retourna avec enthousiasme à ses amours. D’ailleurs Jeanne attendait déjà un enfant…
Dès lors, une pluie d’honneurs et de prébendes s’abattit sur l’ancien commis de la banque des Salviati. Nommé gentilhomme de la garde-robe, tandis que Bianca devenait dame d’honneur de la princesse Jeanne, Pietro reçut une telle foule d’avantages financiers qu’un surnom lui fut bientôt administré par la langue acérée, mais non dépourvue d’esprit, des gens de Florence. On ne l’appela plus que Pietro Cornes d’Or…
Cependant, pour éviter à François les randonnées au bout de la ville, le couple avait reçu de sa munificence un petit palais via Magio, sur la rive droite de l’Arno, tout près du palais Pitti. Un couloir souterrain reliait la demeure de Bianca à celle de son amant et facilitait leurs amours qui, à mesure que le temps passait, semblaient devenir toujours plus passionnées et plus ardentes. Il est vrai que jamais la jeune femme n’avait été plus belle. Sa beauté s’épanouissait dans une telle harmonie que le prince commanda son portrait au Bronzino, le plus célèbre peintre de Florence à cette époque.
Malheureusement pour lui, Pietro Buonaventuri appartenait à cette catégorie d’individus qui en veulent toujours plus. Parvenu à un rang et à une fortune que, même dans ses rêves les plus fous, il n’avait jamais espérés, il n’en fut pas plus heureux pour autant. Il menait fort joyeuse vie, avec une bande de mauvais garçons de son acabit, agaçant Florence de ses aventures et de l’écho de ses débauches. Mais lorsqu’il rentrait chez lui, c’était pour éclater en récriminations. Il n’était jamais satisfait, il réclamait toujours plus d’or, toujours plus de titres. Son outrecuidance, non plus, ne connaissait pas de limites. Elle le poussa même à employer vis-à-vis du prince un ton insolent et revendicatif qui finit par indisposer celui-ci.
— Cet homme devient insolent, fit-il un soir. En vérité, on croirait que tout lui est dû ! Je m’attends à ce qu’un jour il me vienne demander de lui céder mon droit à l’héritage sur la Toscane…
Naturellement, cette boutade fut entendue de plusieurs gentilshommes et, entre autres, d’un certain Roberto de Ricci, qui avait récemment eu maille à partir avec Pietro à cause d’une belle fille. Ricci n’hésita pas. Il alla froidement proposer à François de le débarrasser de Pietro, demandant seulement que l’impunité lui fût assurée.
— Faites comme il vous plaira, répondit le prince. Je ne sais rien, je ne vois et ne verrai rien…
C’était, dans le style de Pilate, un blanc-seing comme un autre. Ricci s’en contenta.
Dans la nuit du 24 au 25 août, Pietro Buonaventuri revenait par les rues après une soirée de fête au palais Strozzi. Il avait beaucoup bu et ne se sentait pas solide sur ses jambes. La nuit d’été était sans lune, mais le mari de Bianca pouvait se diriger presque automatiquement. Il avait si souvent parcouru ce même chemin dans des circonstances analogues.
Il venait de franchir l’Arno au pont Santa Trinita et apercevait déjà, dans l’ombre, la forme trapue de son palais, sa porte en ogive et ses larges fenêtres grillagées de fer. Soudain, une troupe d’hommes bondit sur lui, la dague haute, en criant : « Tue-le. » Avant que le malheureux n’ait pu seulement se reconnaître, il s’écroulait à terre, la gorge traversée de plusieurs coups de dague.
Leur coup fait, les hommes de Roberto Ricci s’enfuirent, laissant sur place le cadavre. Au soleil levant, un maraîcher du Val di Pesa, qui apportait ses légumes au Vieux Marché, le découvrit et donna l’alerte. On ramena Pietro à son domicile, où sa femme, apparemment éplorée, et les servantes le lavèrent, le vêtirent et l’exposèrent sur un lit de parade.
Après quoi, Bianca, de noir vêtue, tenant par la main sa petite fille, s’en alla au palais Pitti implorer justice contre les assassins de son époux. Le grand-duc Cosme la releva avec bonté, l’assura que tout serait fait pour lui donner pleine et entière satisfaction… et classa l’affaire. D’ailleurs, ayant donné à la cour ce superbe exemple de vertu conjugale, Bianca n’eut pas le mauvais goût de revenir à la charge. Elle se hâta d’oublier Pietro pour se consacrer entièrement à ses ambitions.
Un projet d’envergure lui était venu, né de l’amour sans cesse grandissant que lui portait François : celui de se faire épouser et d’être un jour grande-duchesse de Toscane. Pietro était mort et la santé de l’archiduchesse Jeanne n’était pas des meilleures. Cela laissait place à bien des perspectives.
De son côté, Jeanne d’Autriche ne voyait pas sans colère ni indignation l’influence que Bianca avait sur son mari. François ne cachait aucunement ses amours, et l’archiduchesse, sans cesse humiliée, réduite à l’état de mère poule par des maternités successives, sentait la haine et la rancœur gonfler son âme contre la Vénitienne qu’on lui avait donnée comme dame d’honneur. Celle-ci le lui rendait au centuple et ne perdait pas une occasion de desservir la princesse auprès de son époux.
Ponctuellement, depuis le mariage, Jeanne avait donné sept enfants à son mari : un garçon, Filippo, qui, de petite santé, ne vécut pas vieux, et six filles dont l’une, Marie, devait, en épousant Henri IV, devenir reine de France.
Ces nombreuses grossesses avaient épuisé le corps débile de la princesse dont, en outre, le moral n’était pas des meilleurs. Elle cherchait dans la religion la consolation de ses misères, mais sans parvenir à en effacer l’amertume. Délaissée, bafouée, écrasée par le luxe insolent de sa rivale, Jeanne, au surplus, ne se sentait plus en sécurité derrière les murs cyclopéens du palais Pitti. La mort de Cosme 1er lui avait ôté son meilleur défenseur et d’être devenue grande-duchesse ne la rassurait pas. Un fait significatif devait renforcer ses craintes : les deux sœurs de François, Lucrèce, duchesse de Ferrare, et Isabelle, duchesse de Bracciano, avaient toutes deux été assassinées par leurs maris, l’une par le poison, l’autre étranglée. Et comme Jeanne déplorait le sort tragique de ces belles jeunes femmes et faisait prier pour elles, François, hors de lui, s’était écrié un soir :
— Si vous pleurez encore ces deux sottes-là, je vous enverrai les rejoindre, et un peu vite !
Comment ne pas être terrifiée devant une telle menace ? Certes Jeanne craignait pour sa vie et non sans raison. Elle sentait Bianca à l’affût derrière chacun de ses gestes, épiant, attendant son occasion…
Au début de l’année 1578, comme elle attendait son huitième enfant, elle se sentit à ce point lasse et malade qu’elle ne pouvait plus se déplacer sans aide : il fallait la porter d’une pièce à l’autre, ou au jardin pour respirer un peu d’air. Or, un matin où elle se rendait sous les ombrages de la colline de Boboli où s’adosse le palais, les gens chargés de porter l’espèce de chaise dans laquelle elle se faisait véhiculer la lâchèrent si malencontreusement, en plein escalier, que la malheureuse Jeanne dévala en roulant tous les degrés de marbre. On la ramassa à moitié morte. Quelques heures plus tard, elle faisait une fausse couche et expirait dans d’affreuses souffrances.
Ces porteurs maladroits avaient été introduits, peu de temps auparavant, dans le service de la princesse par les soins de Bianca elle-même.
Le chemin était libre, désormais, entre l’ambitieuse et la couronne grand-ducale. Débarrassé d’un père gênant et de sa femme, François, désormais seul maître de la Toscane, proclamait son intention d’épouser sa maîtresse. Les choses s’aplanissaient devant Bianca grisée de joie et d’orgueil. Est-ce que la Sérénissime République de Venise, sa patrie, qui l’avait reniée, pourchassée, méprisée hautement, ne venait pas d’effectuer pour elle un de ces retournements spectaculaires dont les politiciens de Saint-Marc étaient coutumiers ? Elle avait adopté la fille séduite en la proclamant sa « fille très particulière », ce qui lui donnait rang de princesse. Quant au père, ce Bartolomeo Capello si cruellement offensé jadis, il venait de faire le voyage de Florence tout exprès pour embrasser son enfant et assister, si faire se pouvait, à son couronnement. Le glorieux chemin du trône s’ouvrait devant la Vénitienne.
Pourtant, au milieu de cette euphorie, quelques ennemis, noirs présages de drame, se préparaient à jouer les trouble-fête. Le premier était le propre frère de François, le cardinal Ferdinand de Médicis. Quand il avait appris le futur mariage, il avait explosé de fureur :
— Il faut que vous soyez fou, mon frère, pour donner comme maîtresse à Florence la suivante de votre femme, une catin poissée de sang dont la ville entière connaît les exploits…
— Je ne suis pas fou et vous ordonne de vous taire ! Ou bien vous vous inclinerez devant la nouvelle grande-duchesse ou bien vous partirez, mon frère ! avait riposté François hors de lui.
— Inutile de me le conseiller ! Mes équipages sont prêts et je regagne Rome. J’ai trop le respect de ma robe cardinalice et celui du souvenir de ma mère pour assister à une telle comédie. L’adoption de Venise ne change rien. Même couvert d’or, un mulet ne devient pas pur-sang. Ni Florence ni l’Autriche n’accepteront ce mariage.
Et il était parti avec un dernier haussement d’épaules, à la vue de quoi François avait cru étouffer de fureur parce qu’il sentait que le cardinal n’avait pas tort. Mais peut-on lutter contre un tel entraînement de passion ? François était envoûté par Bianca. Et c’était ce dont se rendait parfaitement compte l’autre ennemi de la future princesse, un ennemi singulièrement puissant et redoutable : le peuple de Florence dans son intégralité, ainsi que l’avait prédit le cardinal.
Dire que les Florentins n’aimaient pas Bianca serait faible. On la haïssait, pour son orgueil et son avidité, avec une extraordinaire violence. On l’exécrait tellement qu’il n’arrivait rien de mauvais dans la ville sans que la responsabilité n’en fût attribuée à celle que Florence appelait la Strega (la Sorcière).
Malgré les menaces et les arrestations, la maîtresse du prince ne pouvait sortir en ville sans recevoir des pierres. Le débordement haineux était tel que François en tomba malade et dut aller passer quelques jours à l’île d’Elbe pour se remettre. Il savait qu’il aurait dû renoncer au mariage, mais il n’était pas capable de résister à Bianca. Et elle voulait être grande-duchesse ! Le 12 octobre 1579, les cloches du Dôme carillonnèrent à la volée pour le couronnement de la nouvelle souveraine. Les canons tonnaient, les cloches de la cité sonnaient, le peuple emplissait les rues. Mais son immense voix se taisait et la police s’efforçait d’effacer à la hâte les graffitis injurieux, orduriers même, qui couvraient les murs de la ville sur le passage du cortège et jusque sur les marches de la cathédrale…
Devant cette énorme et muette réprobation, le grand-duc pensa qu’il valait mieux délaisser un moment le palais Pitti.
François et Bianca s’installèrent dans l’une des magnifiques villas médicéennes qui, avec leurs merveilleux jardins, ponctuent la campagne toscane. Ils délaissaient Florence, son peuple au bord de la révolte et ses ruelles dangereuses pour vivre agréablement au grand soleil, en pleine nature. Mais pris entre ses études de chimie et sa passion pour Bianca, François négligeait totalement les affaires de l’État. Le mécontentement grandit encore, attisé par les agents du cardinal Ferdinand qui travaillaient sans peine une terre toute préparée.
Bianca, plus avisée que son époux, se rendit compte de cet état de fait. La réprobation était publique. L’archevêque même se déchaînait en chaire contre « la Sorcière » et fulminait contre le duc indigne. Ce n’était pas ainsi, presque cachée, qu’elle voulait régner. Pour tenter de parer au danger qu’elle sentait s’amplifier, elle écrivit elle-même à Ferdinand, plaidant pour un rapprochement entre les deux frères. Le grand-duc, disait-elle, se consolait mal d’être brouillé avec les siens.
Lorsque la lettre de Bianca parvint à Rome, le cardinal la reçut avec un sourire de triomphe. La Sorcière prenait peur, et c’était une chose excellente. Il ordonna que l’on préparât ses bagages et partit pour Florence…
Le somptueux automne toscan déployait ses splendeurs sur les jardins de la villa Poggio-a-Caiano, dans la banlieue de Florence. C’était l’automne de 1587 et François ainsi que Bianca en goûtaient les douceurs dans cette belle demeure jadis achetée par Laurent le Magnifique et aménagée par l’architecte Sangallo. Tout semblait s’arranger, soudain, par une espèce de miracle.
Ferdinand était arrivé et des visites courtoises avaient été échangées. Le 12 octobre, une grande partie de chasse réunit cette étrange famille. On courut le cerf et le lièvre à travers la campagne toscane, puis on se retrouva chez le cardinal pour un fastueux banquet. En rentrant, les deux époux s’attardèrent auprès d’un petit lac de leur propriété pour jouir d’une nuit splendide… et le lendemain, tous deux devaient garder le lit, pris d’une fièvre violente.
Chez François, cette fièvre s’aggrava bien vite du fait qu’il se soigna lui-même avec des médicaments de son cru, qui avaient tout au moins le mérite de l’originalité : le bouc, le hérisson et le crocodile s’y mélangeaient aux pierres précieuses et aux perles pilées. À ce régime, le prince ne tarda pas à entrer en agonie.
De son côté, Bianca se sentait décliner. Par une étrange prescience, elle avait toujours prophétisé qu’entre la mort de son époux et la sienne propre il ne s’écoulerait que quelques heures. Quand elle comprit que le temps, désormais, lui était compté, elle fit appeler son confesseur et lui dit :
« Faites mes adieux à Monseigneur François et dites-lui que je lui ai toujours été très fidèle et très aimante ; dites-lui que ma maladie n’est devenue si grande qu’à cause de la sienne et demandez-lui pardon si je l’ai offensé en quelque chose… »
Mais François était déjà mort et ne put recevoir cet ultime message. Peu après, Bianca Capello, à son tour, fermait les yeux pour toujours, tuée par une nuit humide ou par un festin mal digéré. Le mystère, si mystère il y a, n’a jamais été éclairci. Mais les sénateurs de Venise n’eurent qu’une seule voix pour déclarer : « Notre fille a été empoisonnée par le cardinal ! »
Autour des deux cadavres, une joie insultante éclata dans tout Florence. On illumina. Le cardinal, jetant sa soutane aux orties, accepta la couronne grand-ducale. Mais, s’il fit faire à son frère des funérailles grandioses, il refusa la sépulture chrétienne à Bianca, et c’est dans un terrain vague que fut enterrée clandestinement « la Sorcière »…