I Échec à César !

Vêtu d’un grand manteau noir qui recouvrait presque totalement son armure et s’étalait sur la croupe luisante du cheval, une plume blanche agrafée d’un beau diamant à son bonnet de velours noir, César Borgia chevauchait d’un air sombre. Le dos rond, le regard lointain, il cachait sous un masque son visage couvert de pustules par le violent accès de la syphilis qui le rongeait. Quand il était aux prises avec le mal, César cachait sa figure, devenue repoussante, même à ses plus intimes familiers.

Précédé de ses sonneurs de trompettes, il traversa Forli sous la bise aigre de ce 1er janvier 1500, franchit la porte de Ravaldino et s’approcha de la forteresse silencieuse, retranchée derrière son large fossé plein d’eau, murée dans une défense hautaine. Derrière les créneaux, on apercevait la silhouette grise des hommes d’armes qui veillaient, en apparence indifférents à la masse compacte des troupes et des tentes qui investissaient leur dernier refuge.

Le XVe siècle venait de se terminer et ce froid matin d’hiver marquait la naissance d’un nouveau siècle, dans les Romagnes dévastées par la guerre qui offrait un aspect bien sombre. Chacun se terrait chez soi, autant pour se protéger de la neige et du gel que de cette armée de quatorze mille hommes qui avait ravagé les campagnes et campait maintenant sous Forli. Une belle armée en vérité, forte et magnifique, l’armée de César Borgia ; fils du pape Alexandre VI et duc de Valentinois par la grâce de Louis XII, roi de France, et aussi par l’effet de son mariage avec la belle Charlotte d’Albret.

Avec cette armée, César voulait se tailler un royaume dans la mosaïque d’États indépendants dont se composait alors l’Italie, qu’il déclarait vouloir « manger feuille à feuille comme un artichaut ». Et comme entrée en matière, il avait jeté son dévolu sur les Romagnes. Le roi Louis XII ayant conquis le Milanais avec la bénédiction du pape, César avait entraîné ses alliés français, peu enthousiastes mais liés par leur alliance, à l’attaque de ces Romagnes, authentique verrou soudé entre le territoire de Florence et les États de Venise.

Il avait cru venir aisément à bout du premier État romagnol parce qu’il appartenait à une femme. Mais depuis trois semaines qu’il avait pénétré sur ses terres, Catherine Sforza, comtesse d’Imola et de Forli, lui avait démontré que toutes les femmes n’étaient pas de faibles créatures faciles à vaincre.

Néanmoins, par crainte des rigueurs d’un siège, Imola avait ouvert ses portes au Borgia et Forli elle-même, la capitale comtale, travaillée par les couards de son Conseil communal, l’avait reçu sans coup férir, mais la victoire n’était pas acquise pour autant car, enfermée dans la forteresse de Ravaldino commandant la cité, Catherine, bien pourvue d’armes, d’hommes et de vivres, narguait Borgia et menaçait sa capitale traîtresse qui, sans Ravaldino, n’était guère plus qu’une coquille vide. Les canons de la comtesse tiraient aussi bien sur les assiégeants que sur la ville et, sur le donjon de la citadelle, sa bannière où se tordait la vipère des Sforza toisait insolemment le taureau Borgia.

Ce n’était vraiment pas une femme ordinaire que la dame de Forli ! Fille bâtarde mais légitimée de Galeazzo-Maria Sforza, duc de Milan, et de Lucrezia Landriani, une belle Milanaise, elle avait été élevée en véritable princesse par l’épouse légitime du duc, Bona de Savoie, sœur de la reine de France.

Elle avait appris les lettres, le grec, le latin, les sciences et les arts. À onze ans, pour des raisons politiques et malgré les larmes de la duchesse Bona, on l’avait mariée à un très déplaisant mais très puissant personnage, Girolamo Riario, neveu favori du pape Sixte IV, qui devait tout à son oncle et rien à sa fort mince naissance. C’était, selon les uns, un ancien épicier, selon les autres, un ex-douanier de Savone.

Mais comme tous les parvenus, il n’en était que plus arrogant, et sitôt le mariage célébré, il avait exigé, en dépit du jeune âge de la fiancée, d’exercer aussitôt ses droits conjugaux. Catherine, traitée comme une esclave par ce gros homme beaucoup plus vieux qu’elle, était sortie de l’expérience meurtrie, déçue mais fermement décidée à tirer de sa triste situation le plus grand parti possible : elle ne serait pas heureuse, soit. Mais du moins serait-elle puissante et riche !

Et de fait, pendant dix années, elle avait été la véritable reine de Rome, faisant de son palais de Saint-Apollinaire le rendez-vous de toutes les élégances, de toutes les noblesses et de tous les arts. Des enfants étaient nés, qui n’empêchaient pas Riario de courir les filles. Mais Catherine s’en moquait : elle régnait.

À vingt ans, sa beauté était célèbre dans toute la péninsule. Elle y ajoutait une vitalité débordante, une intelligence aiguë, une profonde culture et un orgueil quasi démesuré qui ne permettait à personne, et à l’époux moins encore qu’à quiconque, d’oublier ses origines princières. Ses toilettes étaient luxueuses, ses bijoux royaux, et sa maison capable de faire envie à une impératrice.

Malheureusement, toute cette fortune tenait à une chose bien fragile : la vie d’un vieillard. Or, le 12 août 1484, Sixte IV mourait dans une Rome écrasée de chaleur et en proie à la mort noire que ramenait chaque été la pestilence des marais voisins. La ville fermentait, bouillonnait comme un chaudron de sorcière, et tandis que les factions nobles, déchaînées, se livraient à de sanglants règlements de comptes, le peuple s’abandonnait au pillage des riches demeures des parents du défunt. Celui des Riario, bien sûr, venait en tête. C’était d’ailleurs une sorte de coutume, et les Romains se payaient ainsi, avec l’enthousiasme que l’on devine, des exactions subies durant le règne.

Prudemment, Girolamo Riario choisit de se terrer au milieu de l’armée pontificale, dont il était gonfalonier, et se retira au Ponte Molle, c’est-à-dire aux portes mêmes de Rome, attendant dans l’angoisse la nomination du nouveau pape dont dépendrait son sort.

Tandis qu’il se contentait de trembler sans songer un seul instant à utiliser sa puissance militaire, sa femme faisait face aux événements avec un courage magnifique. Enfermée dans le château Saint-Ange avec une poignée de soldats, une cuirasse lacée sur sa robe de drap brun et sur son corps déformé par une grossesse presque à terme, Catherine tenait Rome sous la menace de ses canons, bien décidée à ne sortir qu’après avoir obtenu du nouveau pontife une sérieuse contrepartie.

Une escarcelle pleine d’or à la ceinture, une hachette tordue à la main, elle imposa la terreur à la ville ainsi qu’au Sacré Collège, qui la savait capable de tout. Et son attitude énergique en imposa si bien que, lorsqu’elle consentit enfin à rendre la forteresse au nouveau pape, Innocent VIII, elle conservait ses biens et ses États de Romagne, jadis donnés par Sixte IV à son neveu bien-aimé. Ce fut donc en toute tranquillité et avec les honneurs de la guerre que, escortée de son époux et de ses enfants, elle gagna Forli et s’y installa pour y vivre comme n’importe quelle autre souveraine.

Malheureusement, à peine installé à Forli, le peu intéressant Girolamo se hâta d’y reprendre ses détestables habitudes et ne mit guère de temps à se faire exécrer. Tant et si bien qu’en 1488, il était proprement assassiné. Toutefois, aux yeux de sa femme, il n’en était pas moins le légitime seigneur, victime d’une poignée de croquants, et non seulement elle porta son deuil mais encore elle vengea sa mort avec un certain nombre de potences qui ne tardèrent pas à recevoir leur charge sinistre. Après quoi, la conscience tranquille, elle s’occupa d’elle-même et s’offrit un amant.

Elle s’était éprise, assez follement comme les femmes qui n’ont pas trouvé à épancher un cœur trop brûlant, d’une espèce de capitaine d’aventures, un certain Giacomo Feo, superbe garçon mais bête à pleurer et d’une prétention sans limite qui, jointe à une cruauté native, en faisait un être assez odieux.

Il l’était même tellement qu’en 1495, une conspiration menée par le propre fils de la comtesse, Ottaviano, régla le sort du beau capitaine, dont entre-temps Catherine avait fait son époux, car c’était une femme qui avait des principes et ne pouvait aimer que dans la légalité.

Cette fois, la vengeance fut atroce, parce que le cœur de la veuve était cruellement touché ; des hommes, des femmes et même des enfants payèrent de leur vie la mort du bien-aimé. Ottaviano lui-même ne dut son salut qu’à la rapidité de son cheval.

Catherine pleura beaucoup mais reçut chez elle un autre capitaine, un vrai cette fois, et une sorte de héros. Il se nommait Jean de Médicis et appartenait à la grande famille florentine. Mais décidément, le mariage ne réussissait guère à la dame de Forli : après un an de bonheur, Jean de Médicis mourait, de sa belle mort d’ailleurs, la laissant mère d’un petit garçon destiné à faire quelque bruit dans le monde{11}.

Veuve pour la troisième fois, la comtesse Catherine ne se remaria pas… mais on disait que son cœur battait un peu trop fort pour le beau Giovanni da Casale, qui commandait les troupes de sa forteresse… et sur lequel reposait une grande partie de sa défense.

Giovanni da Casale ! L’homme dont l’appui et l’amour étaient devenus ses biens indispensables à l’heure du grave danger que représentait Borgia.

Ce matin du 1er janvier, le fils du pape demeura un moment immobile et silencieux en face de la forteresse. Il ne se pressait pas. Il regardait, cherchant un moyen de mordre dans cet énorme gâteau de pierre dure dont la défense obstinée l’irritait. Sous lui, son cheval grattait du sabot le sol gelé.

Puis, avec un soupir, il recula, et sur un signe, les sonneurs embouchèrent leurs longues trompettes d’argent et lancèrent un appel dans l’air glacé. L’un des capitaines de Borgia s’approcha du fossé et interpella la sentinelle qui s’était penchée au créneau :

— Va dire à la comtesse que le seigneur duc désire lui parler sur l’heure.

Le soldat fit signe qu’il avait compris et disparut. César, impassible, attendait, laissant son regard errer par les trous du masque sur le camp français dont on pouvait apercevoir, d’où il était placé, toute l’étendue. De temps en temps, ses yeux revenaient au château fort, bâtisse ramassée et trapue, pas très élevée mais dont les fossés étaient si profonds qu’ils donnaient une énorme impression de puissance. Depuis trois semaines que les canons de Borgia battaient ses rudes murailles, celles-ci montraient tout juste quelques lézardes. Encore la comtesse les faisait-elle réparer durant la nuit.

Soudain, de l’une des tours, une voix claire se fit entendre :

— Que voulez-vous, seigneur duc ? Me voici !

Appuyée d’une main au créneau en forme de papillon, une femme éblouissante regardait César qui, machinalement, intimidé peut-être par l’aspect imposant de son ennemie, descendit de cheval, ôta son bonnet et salua en grand seigneur.

En l’honneur de l’année nouvelle, la dame de Forli avait fait toilette, de même qu’elle avait arboré sur ses murailles les bannières de toutes les familles qui lui étaient alliées, depuis les pilules{12} des Médicis jusqu’au lion de Bologne. Délaissant pour une fois l’armure devenue sa vêture la plus habituelle, elle portait une fastueuse robe de satin blanc, tellement brodée d’argent que dans le pâle soleil d’hiver, elle paraissait givrée. Une cape de velours noir, aussi grande que celle du Borgia mais doublée d’hermine, la protégeait du froid, et sous le voile argenté qui ennuageait sa tête, les diamants qui semaient ses épais cheveux d’un blond de lin jetaient des éclairs. Dans tout ce blanc et tout ce noir, qui étaient d’ailleurs ses couleurs, Catherine avait l’air d’une apparition et César ne put s’empêcher de penser qu’en dépit de ses trente-six ans, sa taille et son pur visage éclairé de deux grands yeux couleur d’aventurine étaient ceux-là mêmes d’une jeune fille. Visiblement, elle attendait qu’il parlât, et devant son silence, fronçait déjà les sourcils.

— Eh bien ? fit-elle.

— Madame, fit César, j’ai à cœur de vous montrer la très haute estime en laquelle je vous tiens et de vous persuader que je ne voudrais jamais, non seulement maltraiter, mais seulement contrister plus qu’il n’est nécessaire votre personne. Et je vous propose, et je vous conjure de me céder spontanément cette forteresse de Ravaldino. Je vous promets les conditions les plus avantageuses. Ainsi, vous ferai-je assigner par le Souverain Pontife des revenus convenables pour Votre Seigneurie et pour ses enfants. Je vous en donne ma parole et m’en porte garant : vous pourrez même vous établir à Rome si cela vous agrée, à moins que…

La comtesse, qui jusqu’à cet instant avait écouté son ennemi sans sonner mot, l’interrompit d’un geste sec :

— Brisons là, seigneur duc, fit-elle. Je suis fille d’un homme qui n’a point connu la peur et suis déterminée à marcher sur ses traces tant que Dieu m’accordera un souffle de vie. Je vous rends grâce de la bonne opinion que vous prétendez avoir de moi, mais quant à la promesse que vous me faites aujourd’hui en votre nom et en celui du pontife suprême, je me vois forcée de vous dire que, les prétextes invoqués par votre père pour me faire déchoir de mes droits souverains ayant été déclarés iniques et misérables par tout le monde, je tiens vos promesses et les siennes pour fallacieuses et menteuses. L’Italie tout entière sait ce que vaut la parole des Borgia et la mauvaise foi du père enlève tout crédit aux offres de son fils.

Ayant ainsi parlé, la comtesse salua d’un bref signe de tête et s’éloigna. Un instant, on vit voltiger son voile blanc sur le fond clair du ciel. Puis il n’y eut plus rien sur le rempart que les lourdes silhouettes des soldats de garde.

Remontant en selle, César Borgia fit volter son cheval avec rage et, entouré de son escorte cette fois, franchit de nouveau la porte de la ville dans laquelle il s’engouffra. Dans le camp français, on avait suivi la courte scène avec un mélange d’étonnement et d’admiration, ce second sentiment allant tout entier à la comtesse.

— Quelle femme ! s’écria le bailli de Dijon, Antoine de Bissey, qui commandait les troupes suisses engagées par le pape Alexandre VI pour renforcer celles de son fils. Comment ce maudit Borgia ose-t-il s’en prendre à cette magnifique créature ?

Un éclat de rire lui répondit. L’homme qui l’avait poussé était le propre cousin de Louis XII, le duc de Vendôme. Comme la plupart de ceux qui prenaient part à ce siège, il n’aimait guère César, ni d’ailleurs aucun Borgia. En revanche, Catherine Sforza avait droit à toute son admiration. Ce n’était pas le cas, jusqu’à présent, d’Antoine de Bissey, qui entendait n’avoir pour sentiments que ceux de son intérêt. Sa remarque avait donc mis le duc en grande joie.

— Si je vous comprends bien, mon ami, vous voici parvenu au même point que tout le reste de notre armée : Madame de Forli vous a séduit.

— Au point que je veux ce soir même faire composer une ode en son honneur.

— Faites, mon cher, faites ! Ce ne sera pas la première. Il n’est pas un seul de nos Français sachant tenir une plume et aligner un vers qui n’ait rimé en son honneur quelque poème, bon ou mauvais. Par la voie des frondes, on lui en adresse une bonne dizaine à chaque lever du soleil. Votre ode ne fera qu’une de plus.

César Borgia fit donner l’assaut presque aussitôt. Il fut violent, rageur, du côté de ses troupes, plus mou de la part des Français et, bien entendu, sans résultat. Quand vint la nuit, le calme que dispensait le crépuscule s’installa sur le camp, sur la ville, où l’on n’avait guère osé fêter le nouveau siècle, et sur la forteresse.

Tout fut paisible comme si la guerre avait soudain cessé.

En haut du donjon, de nouveau accoudée au créneau, la dame de Forli vint observer la campagne nocturne où traînait encore, vers l’occident, une mince bande blafarde.

Complètement enveloppée dans un manteau noir, elle se fût confondue avec la nuit et avec la muraille sans la tache plus claire de sa tête nue. Les paroles d’orgueil et d’insolence criées l’ennemi lui avaient causé une joie violente, grisante comme un vin trop fort. Il y avait si longtemps qu’elle rêvait de les lancer au visage de cet homme, jadis un ami, parrain de l’un de ses enfants même, et qui cherchait maintenant sa perte avec un acharnement impitoyable.

Mais cette minute enivrante était passée, et dans le silence et l’obscurité, la comtesse osait s’avouer qu’elle était lasse, lasse à mourir, en dépit de la belle confiance qu’elle s’était donné la joie d’afficher.

Les renforts qu’elle espérait n’arrivaient pas. Florence, dont son mariage avec Jean de Médicis l’avait faite fille et ressortissante, était réduite à l’inaction par les menaces non déguisées d’un pape indigne, dont la main bénissante s’armait tantôt d’une dague tantôt d’une coupe de poison. Une lettre assez embarrassée de l’habile Machiavel, depuis longtemps l’ami de Catherine, lui avait appris qu’elle n’avait plus rien à attendre de ce côté-là.

Du côté de Milan non plus, d’ailleurs. Le duc régnant, Ludovic le More, oncle de la comtesse, avait fui jusqu’en Autriche devant les armées du roi de France, qui réclamait pour lui-même, par héritage, le duché de Milan.

Restait la propre sœur de Catherine, Bianca-Maria Sforza, que son mariage avec l’empereur Maximilien avait faite impératrice d’Allemagne. La dame de Forli avait beaucoup espéré d’elle, mais Bianca-Maria ne donnait même pas signe de vie. Et c’était cela, au fond, qui attristait le plus l’assiégée : le silence de sa petite sœur, qui pouvait si facilement oublier les tendres années de l’enfance et les membres de sa famille. Non, en vérité, il n’y avait de secours à attendre de personne… que d’elle-même et de son propre courage.

— Je suppose que vous savez aussi bien que moi que nous sommes perdus ? fit soudain une voix derrière la jeune femme.

Et cette voix répondait si bien à celle qui résonnait au fond de son âme, que la comtesse ne se retourna même pas. D’ailleurs, elle savait bien qui était là : le seul être qui dans la forteresse eût le droit de troubler ses méditations et de lui parler sur un ton aussi rude, parce que ce droit, il le tenait de l’amour.

— Je le sais, Giovanni, dit-elle doucement.

— Alors, pourquoi avoir refusé l’offre de Borgia ? Qu’aurez-vous gagné quand cette forteresse sera prise, détruite, et que nous serons tous morts ?

Elle haussa imperceptiblement les épaules. Ce n’était pas d’hier qu’elle avait découvert que chez un homme, la beauté s’accompagnait rarement d’une grande intelligence.

— Que gagnerai-je à écouter César ? rétorqua-t-elle. Si j’acceptais, sais-tu ce qui m’arriverait, ce que l’on m’offrirait ? Une bonne prison… ou alors quelque bon souper chez le pape ou chez César, un de ces soupers que l’on digère si mal. La cantarella ne me tente pas, Giovanni, ni les cachots du château Saint-Ange. Je les connais trop bien.

Avec insolence, Giovanni da Casale haussa les épaules. Il jugeait stupide une résistance aussi acharnée contre un ennemi tellement plus puissant, et ne s’en cachait pas.

— Voilà bien les femmes ! Elles sont incapables de croire à la parole d’un homme, d’un capitaine.

— Parce que les hommes sont rarement dignes de foi. Je connais César, mon ami, c’est l’avantage que j’ai sur toi. Il me hait, et bien davantage encore depuis que j’ai refusé pour mon fils Ottaviano la main de sa sœur, la trop fameuse Lucrèce.

— Pourquoi ces offres aimables, alors, puisqu’il est sûr de gagner ?

— Parce qu’il craint de se couvrir de ridicule aux yeux de ses alliés. Ton capitaine en est à sa première campagne, Giovanni. Souviens-toi qu’il n’y a pas deux ans, ce foudre de guerre était encore cardinal, qu’il a tué son frère Juan pour prendre sa place et qu’à peine la simarre jetée aux orties, il s’est marié avec la complicité de son lamentable père !

« Qu’attendre de cet assassin, de ce défroqué, fils d’un prêtre concussionnaire et débauché ? Je hais les Borgia, Giovanni, et il me plaît de voir César trépigner de rage, avec sa belle armée, devant la porte d’une femme.

— Et c’est pour cette satisfaction que nous devons tous périr, jusqu’au dernier ?

Elle le toisa, frappée tout à coup par une cruelle déception.

— Je ne pensais pas que la mort pût effrayer un soldat, Giovanni, ou même un homme véritable. Mais peut-être après tout n’es-tu ni l’un ni l’autre ?

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