Le drame de Soriano

Au soir du 1er janvier 1559, Rome apprit une nouvelle incroyable : le pape Paul IV exilait ses trois neveux, ses favoris, ceux qui avaient pu jusque-là mettre la ville en coupe réglée sans craindre la moindre représaille. Tout d’abord, personne ne voulut croire à l’événement, mais il fallut bien se rendre à l’évidence : trois jours plus tard, les trois frères : Juan Carafa, duc de Soriano et de Palliano, Carlos, cardinal Carafa, légat de Bologne et chef du Sacré Collège, et Antonio, marquis de Montebello, quittaient Rome avec armes et bagages pour se retirer dans leurs terres.

Que s’était-il donc passé ? Comment ces hommes, hier tout-puissants, en étaient-ils venus là ? En vérité, il avait fallu peu de chose : un souper, une bagarre, une courtisane et enfin, le rapport d’un moine franciscain, Fra Bartolomeo, confesseur du Saint-Père.

Ces Carafa avaient apporté de Naples, leur pays d’origine, un sang bouillant, fortement mâtiné d’espagnol, et qui les portait aux pires excès. Mais le Saint-Père, dont la vie austère et les mœurs rigides n’étaient un secret pour personne, ne pouvait même concevoir que des hommes de sa famille pussent avoir une conduite différente de la sienne. Aussi sa surprise n’avait-elle eu d’égal que son chagrin, lorsque le père Bartolomeo, son confesseur, lui avait appris la scène du palais Lanfranchi.

Quelques jours plus tôt, le secrétaire du duc de Soriano, Lanfranchi, avait donné un grand festin où étaient conviés les principaux seigneurs de Rome, et les plus belles courtisanes.

C’est à cause de l’une d’elles, la Martuccia, qu’une violente querelle avait éclaté entre le cardinal Carlos et l’un des officiers de son frère le duc. On avait vu le prélat, en habit séculier, mettre l’épée à la main pour arracher la fille au jeune homme, un certain Marcello Capecci, Napolitain lui aussi et de sang non moins bouillant que l’impétueux cardinal. On avait pu séparer les furieux, mais le scandale avait été énorme en dépit des efforts du duc de Soriano pour l’étouffer.

En effet, cruel et violent, mais tenant particulièrement à la dignité de son entourage, le duc avait fait arrêter Lanfranchi et Capecci, mais avait dû les relâcher à cause du bruit énorme que cela faisait au palais de son frère. Un bruit tel qu’il était parvenu jusqu’aux oreilles de Fra Bartolomeo.

— Très Saint-Père, dit celui-ci à Paul IV, la mesure est comble. Si Votre Sainteté n’agit pas contre ses neveux, on dira dans toute l’Europe qu’elle leur montre vraiment trop d’indulgence. Passe encore pour les soupers, les chasses, le luxe écrasant, mais qu’un cardinal se batte pour une courtisane, cela ne se peut concevoir !

— Je ne le sais que trop, mon frère ! Et si je n’ai pas sévi sur l’heure c’est parce qu’il m’en coûte de frapper ceux qui, jusqu’ici, avaient toute mon affection. Mais vous avez raison : il faut un exemple.

Voilà pourquoi, trois jours plus tard, le duc, sa femme et sa maison prenaient le chemin du vieux château de Soriano, tandis que le marquis Antonio, qui n’était cependant pour rien dans l’affaire, regagnait Montebello, et que le principal coupable s’en allait réfléchir à Civita Lavinia, au milieu d’insalubres marais. Ce jour-là, le Saint-Père demeura toute la journée en prière dans la chapelle Sixtine, implorant Dieu de vouloir bien pardonner à sa famille coupable et à lui-même dont la trop grande indulgence avait permis ces excès.

— Faites-vous oublier, leur avait-il recommandé en les quittant. Malheureusement, les événements à venir allaient dépasser de beaucoup ses craintes et noyer sa famille dans un bain de sang.


L’antique forteresse de Soriano, bâtie au XIIe siècle par les Orsini, n’avait rien de réjouissant, et lorsqu’elle laissait errer son regard sur le morne paysage d’alentour, la duchesse Violante ne pouvait se retenir de soupirer. Qu’ils étaient loin son beau palais romain, l’élégance de sa chambre, le faste de ses réceptions ! Ici, elle n’avait trouvé que des murs nus, des cheminées qui tiraient mal, des courants d’air et de grossiers paysans. Mais elle avait trop d’orgueil pour se plaindre. Née Violante de Cardona, antique famille espagnole qui avait donné à Naples plus d’un vice-roi, elle était cuirassée par le sentiment de son rang. C’était cet orgueil de caste qui l’avait toujours empêchée de succomber aux nombreuses prières d’amour que faisait naître sa beauté. Une duchesse de Soriano ne pouvait déchoir jusqu’à prendre un amant.

— Pourtant, Madame, disait sa confidente, Diana, votre vie est si sombre, si sévère. Le duc vous trompe et vous lui demeurez immuablement fidèle. N’avez-vous donc point de cœur ? Un cœur a besoin d’aimer.

— Le sentiment de l’honneur me tient lieu d’amour, Diana, répliquait Violante en fronçant ses épais sourcils noirs. Et je n’aime pas que tu entames ce sujet. Qu’ai-je à faire de l’amour ?

— Ce que toute femme en fait, Madame.

— C’est donc que je ne suis pas une femme, concluait la duchesse avec un rire un tout petit peu trop nerveux.

— J’en sais pourtant qui meurent d’amour pour vous sans oser le dire.

— Et tu meurs d’envie de me dire qui. Non, ma chère, je ne veux rien entendre. Ceux qui osent lever les yeux sur moi sont des impudents et des présomptueux.

Diana finissait par se taire, mais n’en pensait pas moins. Pour elle, la duchesse jouait un personnage qu’elle ne pourrait assumer toute sa vie. Elle-même, Diana Brancaccio, après avoir connu nombre d’aventures, brûlait d’une dévorante passion pour le beau Domitiano Fornari, écuyer du marquis de Montebello. Or le mariage qu’elle espérait était impossible, Fornari étant de trop basse naissance pour elle. Antonio Carafa, dont elle était cousine, ne voulait pas entendre parler d’une union avec son écuyer pour une femme de sa famille. Et Diana se désespérait, ne voyant aucun moyen de forcer d’aussi puissantes volontés, quand un soir, elle surprit un entretien qui lui donna beaucoup à penser…

Ce soir-là, la duchesse Violante fit appeler Marcello Capecci, ce gentilhomme napolitain qui avait provoqué malgré lui l’exil de la famille, sans autre but d’ailleurs que de lui donner un ordre très banal.

Il était bien rare que la duchesse se trouvât seule avec l’un de ses serviteurs. Il y avait toujours autour d’elle force dames, demoiselles et seigneurs. Mais dans cet exil de Soriano, le service était forcément restreint. Ceux qui n’ont en vue que leur propre fortune en s’attachant à un prince ne se soucient guère de le suivre dans la disgrâce… Toujours est-il que Violante était seule quand le gentilhomme se présenta chez elle.

L’ordre qu’elle avait à lui donner concernait ses lévriers de chasse et fut vite exprimé. La jeune femme, estimant n’avoir rien à ajouter, se détournait déjà pour s’approcher de la fenêtre quand, à sa grande surprise, elle vit Marcello ouvrir la porte, s’assurer que personne ne se trouvait à l’extérieur, la refermer et s’approcher d’elle à nouveau.

— Qu’y a-t-il ? demanda la duchesse un peu nerveusement. Que voulez-vous ?

Pour toute réponse, Marcello commença par mettre un genou à terre puis, levant sur la jeune femme un regard audacieux, il déclara :

— Madame, je vous supplie de ne pas vous troubler et surtout, de ne point vous fâcher des paroles que je vais prononcer mais je ne peux plus les retenir. Il faut que je les dise…

— Des paroles ? Quelles paroles ?

— Voici des mois et des mois que je vous aime, plus que tout, plus que ma vie, plus que le Ciel même ! Je deviens fou, je brûle et…

— Assez !

Violante s’était levée. Son teint doré s’empourpra sous la poussée d’une colère subite. Elle brûlait d’humiliation. Que ce petit gentilhomme sans naissance, sans fortune, osât lui parler d’amour, à elle, fille de Grand d’Espagne, et l’une des premières dames de ce pays, cela pouvait-il se concevoir ? Elle foudroya l’impudent d’un regard lourd de mépris.

— Monsieur, dit-elle sèchement, je vous pardonne votre insolence parce que vous n’êtes rien qu’un malheureux fou. Mais prenez garde à ne jamais répéter ce que vous venez d’oser car, alors, je vous punirai pour les deux fois ! Sortez !

Lentement, Marcello se releva. La passion qui brûlait dans ses yeux sombres s’était brusquement éteinte. À son tour, il toisa la duchesse.

— Qu’elle soit paysanne ou princesse, aucune femme digne de ce nom ne s’offense d’avoir provoqué un amour sincère. J’ai dû me tromper, Madame, vous n’êtes pas une femme !

Et sur un profond salut, le jeune homme se retira. La porte claqua derrière lui un tout petit peu trop brutalement pour que ce fût respectueux. Mais Violante, stupéfaite de cette sortie, ne songea même pas à le rappeler pour lui faire payer son insolence. Les derniers mots qu’il avait prononcés la brûlaient comme un fer rouge. Se pouvait-il vraiment qu’elle ne fût pas une femme, elle que Rome entière avait adorée ?

Elle ignorait que Diana, cachée dans son cabinet à robes, n’avait rien perdu du dialogue et en avait tiré des enseignements. L’amour de Marcello pouvait l’aider, elle, Diana, à prendre barre sur sa maîtresse, pourvu que la duchesse consentît à se laisser quelque peu attendrir. Que la grande dame en vînt à se laisser aller à aimer son gentilhomme et Diana, devenue sa confidente, serait du même coup toute-puissante. Comment, alors, Violante refuserait-elle à sa confidente de l’aider à épouser l’homme qu’elle aimait ? Et qui, mieux que la duchesse, saurait fléchir l’orgueil de son beau-frère ? Mais il fallait pour cela qu’elle devînt la maîtresse de Marcello et à première vue, la chose s’engageait mal.

Pourtant, constatant que, de toute la soirée, la duchesse n’ouvrait pas la bouche et que, l’heure de sa toilette venue, elle s’attardait devant son miroir à rêver en roulant distraitement sur ses doigts une longue boucle noire, la rusée Diana se dit que tout n’était peut-être pas perdu. Elle se promit de chanter peu à peu les louanges de Marcello. Ensuite, le garçon était bien assez beau pour achever la séduction…


C’était en effet l’audace de Marcello qui avait rendu Violante aussi rêveuse. Malgré son orgueil, et aussi, il faut bien le dire, son honnêteté foncière, elle ne pouvait s’empêcher d’être troublée en se rappelant le regard brûlant du jeune homme, et les notes ardentes de sa prière d’amour. Il l’aimait… il l’aimait assez pour avoir osé le lui dire. Il avait bravé sa colère, les convenances, le rang, tout ce qui aurait dû l’arrêter… Cet amour, sans doute, était bien fort, bien puissant, et la furieuse déclaration de la dernière minute n’était après tout que l’éclat du dépit. Et le lendemain, Violante de Soriano regarda Marcello Capecci avec d’autres yeux. Des yeux qui n’échappèrent pas au regard perspicace de Diana…

L’astucieuse suivante laissa passer quelques jours puis, un matin, voyant Marcello franchir à cheval la poterne du château, elle fit négligemment observer, comme par mégarde, que le jeune homme avait vraiment fière allure et qu’il était certainement l’un des plus beaux gentilshommes de toute la péninsule. Violante ne leva pas les yeux de sur sa tapisserie. Elle se contenta de dire :

— Tu crois ? C’est bien possible…

Mais une rougeur légère était montée à ses joues et la conviction de Diana en avait été renforcée ; elle parviendrait à jeter cette femme trop solitaire dans les bras du beau gentilhomme. Aussi se mit-elle à lui en parler de plus en plus souvent. Madame ne remarquait-elle pas combien ce pauvre Marcello était triste depuis quelque temps ? Qu’est-ce qui pouvait donc désoler à ce point un si beau et si vaillant gentilhomme ? L’amour peut-être ou alors la conscience de son peu de fortune ? Le monde, en vérité, était bien mal fait… Voilà un garçon qui avait tout pour y faire figure et même y tenir l’un des premiers rangs, seulement le sort cruel l’avait fait naître pauvre. Car pour sa naissance, il n’y avait rien à y reprendre : la famille était noble, antique même, et seule l’absence de fortune, toujours elle, l’avait empêchée de monter plus haut. En ce qui la concernait, Diana était prête à soutenir que la femme capable de s’attacher un tel homme, qu’elle fût reine ou princesse, devait se tenir pour la plus heureuse créature du monde.

La duchesse écoutait ces discours sans trop y prendre part mais peu à peu, ils faisaient leur chemin dans son esprit. Le jour où elle en vint à approuver Diana, la suivante comprit que la partie était pratiquement gagnée.

Bien entendu, tandis qu’elle modelait ainsi l’esprit de sa maîtresse, Diana prenait soin d’informer Marcello du mal qu’elle se donnait pour lui. Elle le tenait au courant des progrès réalisés chaque jour et l’encourageait à se tenir le plus souvent possible sur le chemin de la duchesse, mais lui défendait d’ouvrir la bouche.

— Laissez seulement parler vos yeux, beau Seigneur. Ce sera bien plus efficace.

Il obéissait point par point, ébloui des perspectives que lui ouvrait cette femme. Il avait seulement espéré dire un jour son amour à celle qu’il aimait, et voilà qu’on lui laissait entrevoir l’enivrante perspective d’une passion partagée.

Vint un matin où Diana, dans un couloir du château, lui souffla :

— Tantôt, Madame ira se promener dans les bois, sous ma seule garde. Arrangez-vous pour nous retrouver… et je m’arrangerai pour vous laisser seuls.

Un conseil qui n’avait pas besoin d’être répété. Quand la chaleur du jour commença à faiblir, Marcello rencontra la duchesse dans les bois qui environnaient Soriano et l’entretien qu’ils eurent dura peut-être un peu trop longtemps.


C’en était fait : la duchesse Violante Carafa était devenue la maîtresse du beau Marcello. Et Diana, certaine maintenant de la tenir sous sa coupe, s’abandonna enfin à la passion qu’elle éprouvait pour Fornari et lui céda. Qu’importait maintenant ? Elle saurait bien obliger Violante à la donner pour épouse à son amant.

Hélas, en devenant la maîtresse du jeune homme, Diana commettait une énorme faute. D’abord, parce que Fornari ne l’aimait pas réellement. Il avait pour elle un caprice, un désir passager qui, une fois assouvi, ne laissa aucune trace d’amour. Bien davantage, il fut vite effrayé par le caractère violent et emporté de la belle. Alors, comprenant qu’il était tombé dans un filet dont il aurait grand-peine à se dépêtrer, Domitiano Fornari prit le parti de fuir. Il ne tenait ni à être forcé d’épouser une maîtresse particulièrement encombrante, ni à rester à portée des Carafa s’ils apprenaient son aventure avec leur cousine. Une belle nuit, dans le petit port de Nettuno, Domitiano Fornari s’embarqua et disparut.

Sa disparition plongea Diana dans un véritable délire de fureur et de chagrin. Nuit et jour, elle emplit l’air de ses clameurs et de ses récriminations.

— Pourquoi est-il parti ? répétait-elle sans cesse. Nous nous aimions tant… Je suis sûre qu’il m’adorait…

— Dans ce cas, répondait la duchesse, qui essayait de calmer cette douleur un peu trop spectaculaire, s’il t’adore, il reviendra.

Mais les jours passaient sans ramener l’absent et les plaintes de l’abandonnée prenaient des proportions telles qu’un soir, exaspérée, Violante la pria de se taire :

— Gémir et récriminer ne sert à rien ! lui dit-elle assez sèchement. Tu devrais songer davantage à ton amour-propre et ne pas faire étalage d’une telle douleur pour un homme qui s’est enfui !

— N’ai-je donc pas le droit de pleurer mon malheur ? s’insurgea Diana.

— Si, mais moins haut !

La jeune femme se le tint pour dit, mais dès cet instant, elle voua à la duchesse une haine grandissante. La belle Violante avait beau jeu de prêcher la modération, elle qui goûtait chaque nuit les douceurs de l’amour avec Marcello. Peu à peu, Diana en vint même à se persuader que sa maîtresse avait elle-même fait partir Domitiano, pour éviter le scandale familial, et lui avait donné de l’argent pour fuir. De là à souhaiter se venger, il n’y avait qu’un pas. Et la vindicative Diana le franchit fort allègrement.


Le duc de Soriano et Palliano avait trop d’orgueil pour accueillir du premier coup la dénonciation d’une suivante, fût-elle de sa famille. Quand Diana Brancaccio vint lui dire que sa duchesse était la maîtresse de Marcello Capecci, il commença par hausser les épaules.

— Une femme qui durant quinze ans a été d’une fidélité à toute épreuve ? Qui a vu à ses pieds, sans s’émouvoir, tout ce que l’Italie, la France et l’Espagne comptaient de plus noble et de plus séduisant ? Tomber dans les bras d’un simple gentilhomme ? À qui ferez-vous croire une telle fable ? Pas à moi, en tout cas.

Diana avait pâli et serré les dents.

— Je saurai bien, seigneur duc, vous apporter la preuve de ce que je dis. Chaque nuit, quand vous vous absentez, pour la chasse ou pour vos affaires, la duchesse reçoit Marcello dans sa chambre.

— Quand je le verrai de mes yeux, je le croirai, repartit sèchement don Juan.


Malheureusement, Diana n’était pas en peine de lui donner la preuve demandée. Un soir, alors que le duc chassait dans les environs, elle accourut, masquée et enveloppée d’une grande cape sombre, l’avertir que sa femme recevait Marcello à cet instant précis.

Quel mari serait demeuré insensible à pareille déclaration ? Don Juan retourna au château à bride abattue et courut à la chambre de sa femme. Elle était étendue dans son lit et donnait un ordre à l’une de ses femmes. Malheureusement, debout à quelques pas d’elle, regardant distraitement par une fenêtre et attendant visiblement qu’elle eût fini, il y avait Marcello. C’était plus qu’il n’en fallait pour enflammer le duc de fureur. Le cri de terreur poussé par sa femme en le voyant entrer avait d’ailleurs été très significatif.

D’un ton glacial, ignorant le regard à la fois implorant et terrifié de Violante, don Juan ordonna :

— Passe dans la chambre à côté, Marcello, et attends-moi.

— Monseigneur, commença le jeune homme, bien décidé à défendre sa maîtresse, laissez-moi vous dire…

Il n’acheva pas. Le duc l’avait saisi à la gorge et jeté dans la pièce voisine, où deux gardes le maîtrisèrent aisément. Puis, se tournant vers Violante :

— Vous demeurerez désormais dans votre chambre, Madame, et sous bonne garde. Seule, une servante aura accès auprès de vous.

Et il sortit, sans rien vouloir entendre d’autre, laissant la malheureuse femme terrifiée.


Dans ce temps sans pitié, on ne connaissait qu’une seule manière de faire avouer un coupable : la torture. Le malheureux Marcello, soumis au supplice de l’estrapade, tenta bien de faire croire au duc qu’il était l’amant de Diana Brancaccio, mais il ne fut pas cru et, le supplice continuant, il finit par avouer la vérité : il était l’amant très aimé de la duchesse. Dès lors, ses angoisses furent vite terminées : en trois coups de poignard, don Juan l’abattit à ses pieds.

Mais la dénonciatrice n’eut pas meilleur sort. La mort de Marcello n’avait pas suffi à apaiser la fureur du duc.

— Femme indigne d’être née d’une noble famille, s’écria-t-il en la saisissant par les cheveux, tu vas recevoir la récompense de tes trahisons !

Et, joignant l’action à la menace, il l’égorgea, puis ordonna que les deux cadavres fussent jetés aux bêtes sauvages.

Restait la duchesse. Malgré les aveux de Marcello, don Juan ne pouvait se résigner à la punir. Il l’avait beaucoup aimée, et avait du mal à oublier ces quinze ans de fidélité absolue qu’elle lui avait donnés. Il se contenta de la laisser enfermée chez elle, sous bonne garde, puis regagna Rome où un grave événement venait de se produire : le pape Paul IV, son oncle, n’avait pu résister à la douleur causée par la conduite de sa famille. Après trois mois de maladie, il était mort, le 18 août 1559. L’ordre d’exil tombait ainsi de lui-même d’autant que le terrible cardinal Carafa devait siéger au conclave.

D’ailleurs celui-ci, mis au courant du drame de Soriano, pressait Juan de faire disparaître sa femme comme il avait fait disparaître Marcello et Diana.

— Femme qui a trahi doit mourir, disait-il.

Et il ne se faisait pas faute de harceler son frère pour qu’il donnât enfin l’ordre fatal. Le malheur voulut que le propre frère de la duchesse Violante, don Ferrante d’Aliffe, homme dur et impitoyable, imbu de son rang et de l’impitoyable code de l’honneur espagnol, joignît ses injonctions à celles du cardinal. Le malheureux duc n’était pas de force à lutter contre ces hommes : le 28 août, il envoyait à Soriano une compagnie de soldats à laquelle se joignaient don Ferrante et l’un de ses cousins, don Leonardo del Cardine. Deux franciscains devaient assister la duchesse condamnée à périr.

Quand elle vit ces hommes entrer dans la chambre dont elle n’était plus sortie, Violante comprit que son heure était venue. Elle connaissait trop son frère pour attendre de lui la moindre pitié. D’ailleurs, elle n’en demandait pas. Pleine de fierté, elle savait revendiquer ses actes, et en outre, la mort de Marcello l’avait trop cruellement frappée.

— L’ordre de mon seigneur est-il que je meure ? questionna-t-elle froidement.

— Oui, Madame, répondit don Leonardo.

Elle demanda seulement à entendre la messe et à recevoir la communion, que lui donna le frère Antonio de Pavie. Puis elle se livra, avec un extraordinaire courage à son frère, qui s’était réservé le rôle, particulièrement inhumain, de bourreau. À l’aide d’un garrot, il l’étrangla. Violante Carafa mourut sans une plainte, sans même quitter la pose gracieuse et calme qu’elle avait prise dans le grand fauteuil où elle était assise. Son corps fut aussitôt enterré : elle était alors enceinte de six mois.

L’honneur des Carafa ainsi vengé, les bourreaux regagnèrent Rome avec la satisfaction du devoir accompli. Ce genre d’affaire n’était pas rare à l’époque. Malheureusement, le nouveau pape, Pie IV, élu le 20 décembre, était l’ennemi mortel des Carafa. De plus, le roi d’Espagne Philippe II entendait faire toute la lumière sur la mort de Violante de Cardona, duchesse de Soriano. Et lui aussi haïssait les Carafa.

Le sombre et puissant souverain obtint gain de cause. À la suite d’un retentissant procès, les assassins de la belle duchesse Violante furent condamnés à mort, ainsi que le cardinal Carafa. Dans la nuit du 4 mars 1561, ils furent conduits du château Saint-Ange à la prison de Torre di Nona, sur le Tibre, siège de la juridiction du prévôt de Rome, le bargello, où le duc, don Leonardo et don Ferrante eurent la tête tranchée.

Comme celle dont il avait voulu la mort avec un si incompréhensible acharnement, le cardinal, lui, fut étranglé.

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