II. Pas de pitié pour les maladroits !

Le soleil était haut dans le ciel. L’heure de raidi était venue et le paysan qui, sa fourche à l’épaule, se hâtait de rentrer chez lui pour se rafraîchir et faire une sieste bien gagnée, était décidé à ne point se laisser arrêter en chemin. Pourtant, comme il passait le long d’un fourré, il entendit des plaintes qui semblaient venir de tout près. C’était un homme pieux et craignant Dieu : il alla voir et poussa un cri d’horreur. Là, dans l’herbe souillée de sang, un homme gisait. Son visage semblait n’être plus qu’une bouillie horrible, mais il vivait encore et même, quand le paysan se pencha pour s’en assurer, il leva vers lui une main qui suppliait mais sans articuler une parole.

Un instant, le paysan demeura perplexe. Le blessé n’avait pas été victime de brigands. Il avait de belles armes, de riches vêtements et à sa ceinture, la bourse était toujours attachée. C’était sans doute quelque seigneur, appartenant à la cour de la duchesse qui séjournait à Belriguardo. Le mieux était d’aller prévenir.

— Espérez un peu, messire, murmura le brave homme. Je vais courir jusqu’au château pour chercher du secours. Vous êtes trop grand et trop lourd pour moi et vous ne sauriez marcher.

De la main, Jules d’Este fit signe qu’il avait compris et l’homme, après un dernier regard épouvanté, prit sa course vers la grande villa ducale où il donna l’alerte. Un moment plus tard, une troupe de serviteurs, que la duchesse Lucrèce avait envoyés avec une civière, rejoignirent, guidés par le paysan, le blessé qui gémissait toujours. Avec d’infinies précautions, on le déposa sur la civière et on le rapporta au château. Dans la cour, la duchesse et ses femmes attendaient, anxieuses.

Mais à peine Angela Borgia eut-elle jeté un regard sur le corps étendu qu’elle poussa un grand cri et s’affala sur le sable, sans connaissance. Le beau garçon qu’elle avait tant aimé n’avait plus figure humaine. Il fallut, elle aussi, la porter à l’intérieur. Quant à Lucrèce, elle était horrifiée et pleine d’angoisse en songeant aux réactions de son époux devant l’agression sauvage dont avait été victime son jeune frère. Agression dont l’auteur, à ses yeux, ne faisait aucun doute.

— Je t’avais bien dit de te méfier du cardinal, dit-elle tristement à Angela quand la jeune fille reprit connaissance. Je crains que le malheureux don Jules ait payé le prix de tes moqueries.

Pendant plusieurs jours, les quelque trois cents chambres et les merveilleux jardins de Belriguardo retentirent des lamentations des femmes de la duchesse et des sanglots désespérés d’Angela qui refusait toute consolation. En grande hâte, le duc Alphonse, prévenu, avait envoyé de Ferrare les meilleurs médecins et il en était même venu un d’une grande réputation, dépêché de Mantoue par la marquise. Isabelle d’Este avait toujours eu pour son jeune frère bâtard, dont elle aimait la beauté et le charme, des tendresses de mère. Cette affreuse nouvelle l’avait à la fois bouleversée et révoltée. Elle avait immédiatement écrit au duc Alphonse une lettre vengeresse et indignée dans laquelle elle vouait à tous les diables le cardinal Hippolyte. En conclusion, elle incitait son frère aîné à la plus grande sévérité.

« Un si grand forfait ne saurait demeurer impuni sans que la terre ne crie vers le Ciel. Et que le coupable soit un serviteur de Dieu ne fait qu’accroître sa honte. Il vous appartient, mon seigneur et frère, d’user envers lui de la plus extrême rigueur, car c’est votre propre sang qu’il a osé faire couler… »

Cette lettre plongea Alphonse d’Este dans une grande perplexité. Il était sincèrement navré de ce qui était arrivé à Jules et en éprouvait une profonde indignation. Mais d’autre part, il avait peine à frapper Hippolyte, son meilleur et son plus fidèle conseiller. Par ailleurs, tous deux étaient fils légitimes du duc Hercule et d’Éléonore d’Aragon, alors que Jules était de naissance irrégulière. Enfin, il lui répugnait de donner satisfaction au pape Jules II, son ennemi, qui, de Rome, profitant de l’occasion, fulminait contre Hippolyte et réclamait sa tête pour la seule raison qu’il ne pouvait le souffrir.

Voulant se donner le temps de réfléchir, le duc commença par faire emmener le blessé à Ferrare afin de l’avoir sous la main et d’essayer de modifier autant que faire se pourrait ses sentiments envers le cardinal. Le 6 novembre, le pauvre Jules parvenait au château, installé aussi confortablement que possible et les soins redoublèrent. Ils ne l’empêchèrent d’ailleurs nullement d’endurer un véritable martyre.

Avec une patience et une sollicitude assez éloignées de ses habitudes, Alphonse d’Este entoura personnellement le blessé d’attentions. Il s’installait de longues heures à son chevet, écoutant ses plaintes, veillant à ce qu’il ne manquât de rien, pressant les médecins pour obtenir la moindre lueur d’espoir.

Les souffrances du blessé diminuèrent. Vint enfin le jour où Alphonse put affirmer à son jeune frère qu’il ne serait pas aveugle.

— Les médecins jurent que l’un de vos yeux sera sauvé. Vous ne verrez que d’un œil, mais vous verrez clair.

— Si vous saviez combien cela m’est égal, répondit Jules amèrement. J’aimerais cent fois mieux être mort, et mon seul regret est que ces misérables ne m’aient pas tué tout à fait.

Le duc posa une main apaisante sur l’énorme paquet de pansements qui entourait la tête du blessé et murmura :

— La vie est douce chose, mon frère, et la lumière est un si grand bien qu’avoir l’assurance de la retrouver doit vous apaiser quelque peu.

— La lumière ne montrera que mieux quel objet d’horreur je suis devenu. Pensez-vous, mon frère, que ce soit là une vie digne d’être vécue ?

— Vous étiez destiné à l’Église, Jules, vous l’êtes toujours. Dieu ne regarde que la beauté des âmes.

— Dites cela au cardinal Hippolyte, monseigneur, vous le ferez bien rire. Et penser que tandis que je suis ici à souffrir comme une bête, à me désespérer, lui est libre, heureux. Alors que je voudrais le voir mort, je voudrais qu’il endure tout ce que j’ai enduré, je voudrais…

Il s’énervait. Le duc prit sa main et la serra. Elle était brûlante.

— Calmez-vous, je vous en conjure ! Vous vous faites mal sans rien arranger. Jules, je donnerais des années de vie pour vous ramener à votre état d’autrefois et vous savez combien la justice m’est chère, mais le cas du cardinal nous pose un grave problème de gouvernement. Nous sommes princes et n’avons que trop d’ennemis. Et je voulais vous demander si, au nom de notre père, au nom de la grandeur et de la prospérité de Ferrare… il ne vous est pas possible d’envisager… le pardon.

Le blessé bondit comme si on l’avait piqué avec une épingle longue. Le paquet de pansements se tourna vers le duc Alphonse et il en sortit un cri de fureur.

— Pardonner ? à qui ? À ce misérable qui a fait de moi un monstre ?

— Qui vous a dit que vous serez un monstre, une fois ôtées ces bandelettes ?

— Moi ! Je l’ai senti. Il m’a suffi, lorsque l’on change ces pansements, de passer mes doigts sur mon visage. Je suis défiguré, monseigneur, et vous le savez fort bien. Non, je ne puis pardonner. Je veux même qu’on le punisse avec une exemplaire sévérité.

— Vous êtes encore trop malade pour juger sainement des choses, Jules. Et je ne vous cache pas que punir publiquement le cardinal risque de me mettre dans un cruel embarras. Outre qu’il est pour Ferrare un conseiller plein de sagesse, une querelle aussi grave dans notre famille ne peut qu’encourager ceux qui nous guettent de toutes parts. Il y a le pape, qui conquiert en ce moment la Romagne et regarde bien souvent de notre côté d’un œil luisant de convoitise. Il y a Venise, notre redoutable voisine, qui de tout temps, a convoité nos États…

— Il y a la France, qui est avec vous, pour vous, et avec qui vous entretenez les meilleures relations depuis que le roi Louis XII a conquis le Milanais.

— En effet, mais le gouverneur de Milan, Monsieur de La Palice, a tout juste assez de troupes pour maintenir l’ordre chez lui. En cas d’attaque, et d’attaque sur plusieurs fronts, il ne pourrait se porter à notre secours. C’est pourquoi, Jules, j’ai voulu vous demander de réfléchir à ce mot de pardon qui vous fait horreur pour le moment. En acceptant, au moins des lèvres sinon du cœur, de renoncer à la vengeance qui vous est due, vous rendrez à votre patrie un immense service… et vous aurez à jamais droit à ma reconnaissance !

Longtemps encore, Alphonse d’Este parla, lui qui parlait si peu d’ordinaire, plaidant sa cause, promettant de l’or, des terres, essayant désespérément d’extirper la haine et la rancune du cœur du blessé. Cela, c’était impossible. Mais Jules aimait son frère aîné et il consentit à réfléchir.

Deux jours plus tard, il finit par lui dire qu’il renonçait à sa vengeance. Soulagé, le duc respira. Mais il lui restait à répondre à une question difficile.

— Depuis que je suis ici, fit le blessé, je n’ai reçu aucune nouvelle de dona Angela ? Est-elle donc encore à Belriguardo avec la duchesse ?

— Elle y est toujours, en effet. Votre malheur, vous le devinez, lui a porté un coup très rude et dans son état, les médecins ont jugé qu’il valait mieux pour elle demeurer encore éloignée à la campagne. Quand elle sera tout à fait bien, elle reviendra. Mais je sais qu’elle fait demander très souvent de vos nouvelles.

Pour toute réponse, Jules se contenta de soupirer. Des nouvelles ? Des nouvelles sans réponse, alors ? Pourquoi donc Angela ne lui écrivait-elle pas ? N’importe quel familier aurait pu lui lire ses lettres. Elle était devenue bien prudente tout à coup. Pourtant, nul n’ignorait plus à la cour de Ferrare que l’enfant qu’elle portait était son enfant à lui…

Cependant, le duc n’avait pas osé avouer à son jeune frère que l’affreuse mutilation du beau visage qu’elle aimait tant avait emporté d’un seul coup tout ce grand amour qu’Angela avait voué à Jules. C’était de beauté physique, plus encore que de rang ou de fortune, qu’était éprise la coquette fille. La face sanglante et hachée qu’elle avait un instant contemplée l’avait d’abord jetée dans l’épouvante, mais elle éprouvait désormais un insurmontable dégoût à l’idée de revoir son amant. C’était elle, maintenant, qui repoussait de toutes ses forces l’idée d’un mariage avec Jules, mariage que, pour apaiser son frère, Alphonse eût accordé sans hésiter.

De plus, il y avait l’enfant, dont la naissance était proche. Certes, il était facile de s’en débarrasser dès son entrée dans le monde en le confiant à de braves gens que l’on paierait grassement, mais il n’en serait pas moins là, et Angela commençait à s’inquiéter pour son avenir. Cette maternité ne lui ferait aucun bien et la rendrait plus difficile à caser. Or, Angela souhaitait éperdument se marier et atteindre la stabilité et la respectabilité.

Le mois de décembre était à peine entamé qu’elle promettait sa main à un puissant baron de la montagne, Alexandre Pio de Carpi, seigneur de Sassuolo, dans l’Apennin modénais. Ce n’était pas un homme excessivement beau et ses yeux n’avaient pas de quoi faire rêver une fille exaltée, mais il était riche, puissant, et de taille à garder son bien contre toute attaque. En somme, le mari idéal, d’autant qu’il était follement, éperdument, épris de la trop jolie future mère.

Bientôt Angela, tandis que Jules sur son lit de souffrances attendait en vain une lettre qui ne viendrait jamais, fut tout entière aux préparatifs de son mariage.


Alphonse d’Este avait décidé que la réconciliation de ses frères aurait lieu à Ferrare, la veille de Noël, afin que cette fête de tendresse ajoute sa douceur et sa joie à son projet de rapprochement. Il avait espéré qu’Hippolyte saurait se montrer convenablement repentant.

Mais le cardinal, revenu vingt-quatre heures plus tôt, s’était réinstallé dans son appartement sans montrer la moindre repentance. Il était toujours aussi dur, aussi arrogant et plusieurs dans l’entourage du duc fronçaient les sourcils devant une telle dureté de cœur. Certains allaient même jusqu’à prédire qu’il n’en sortirait rien de bon. Déjà, il avait été difficile d’obtenir de don Jules ce pénible pardon et la moindre des choses eût été qu’Hippolyte en montrât au moins quelque reconnaissance.

Celui qui se montra le plus indigné de cette attitude fut le second des frères d’Este, don Ferrante. Il aimait sincèrement Jules. Ils avaient été de tout temps inséparables. Et Ferrante plaignait Jules autant qu’il en voulait à Hippolyte.

— Notre frère, disait-il avec rage, paraît servir un tout autre maître que Dieu ! Il serait temps pour lui d’apprendre l’humilité et l’amour de son prochain.

Mais apparemment c’étaient là deux sentiments aussi éloignés du cardinal que la lune et les étoiles le sont de la terre.

Quand vint la veillée de Noël, la grande salle du château de Ferrare s’illumina d’une forêt de torches portées par des valets. Les flammes dansaient et communiquaient une vie nouvelle aux personnages des tapisseries. Annoncé par une sonnerie de trompettes, Jules fit son entrée au bras de Ferrante. Un profond silence l’accueillit, car le duc avait menacé des pires châtiments quiconque se permettrait une seule exclamation ou manifesterait le moindre mouvement de répulsion devant le jeune homme. Car malheureusement, il était affreux à voir.

L’œil droit n’avait plus de paupière et le gauche, démesurément enflé, formait une hideuse protubérance. Tout le visage couturé, boursouflé, était strié de profondes lignes rouges où il était impossible de reconnaître le moindre trait. Le nez était réduit à la moitié de ce qu’il était auparavant.

En voyant s’avancer vers lui ce visage si atrocement mutilé, le duc ne put retenir ses larmes. Ce fut en pleurant qu’il alla au-devant de son frère et l’embrassa, tandis que toute la cour luttait de son mieux contre l’émotion.

Seul au milieu de tous ces gens sur le point d’éclater en sanglots, le cardinal ne montra aucune émotion. Il était parfaitement à son aise, parfaitement détaché, comme si tout cela ne le concernait pas et comme si cet effrayant travail n’était pas le sien. Il se contenta de bredouiller une assez confuse harangue au cours de laquelle, fort platement, il déclara regretter « un mouvement de colère peut-être excessif »… Et rien de plus.

Cela fait, les deux frères s’embrassèrent. Ou plutôt, en firent le simulacre. Quand les bras du cardinal se refermèrent sur lui, Jules frémit des pieds à la tête. Il avait espéré un regret sincère, un mouvement de l’âme, qui n’eût peut-être rien arrangé, mais lui eût fait moins mal. Or, l’attitude désinvolte d’Hippolyte proclamait trop clairement qu’il ne regrettait aucunement son geste, bien au contraire. Dans son regard, le malheureux croyait lire une sauvage satisfaction à constater qu’il ne rencontrerait plus jamais, sur le chemin de ses amours, le trop beau visage d’antan.

Le comportement d’Hippolyte fut le coup de vent qui souffla sur la braise mal éteinte. La haine de Jules pour le cardinal se réveilla d’un coup tandis que le duc, insoucieux de ce qui se passait en lui, ordonnait de grandes fêtes pour célébrer le retour de la paix au sein de sa famille. Les fêtes étaient en vérité la dernière chose que souhaitait le blessé. En un mot comme en cent, le duc commettait là une énorme sottise… Quel homme défiguré au point d’être devenu un objet d’horreur souhaiterait se montrer sous les lumières d’un bal ?

Tandis que le château retentissait des chansons, des danses et des rires, Jules, involontaire héros de ces réjouissances, demeura enfermé chez lui, enfoui dans un fauteuil au coin de la cheminée, remuant de sombres pensées. Malgré l’épaisseur des murailles, les échos des fêtes montaient jusqu’à lui, attisant sa douleur et sa colère.

Voici peu de temps, il était encore l’ornement des bals. Il pouvait s’y mêler avec l’ardeur et la gaieté de son âge. Maintenant, il n’osait même plus se montrer.

Malgré les ordres du duc, qui avait fait ôter les glaces de ses appartements, le malheureux avait réussi à s’en procurer une, qui l’avait renseigné sur l’horreur qu’il pouvait inspirer. Il avait espéré qu’un masque vénitien pourrait le rendre supportable, mais les ravages étaient tels qu’il eût fallu couvrir tout le visage. Et Jules ne voulait pas voir les yeux se détourner de lui, les femmes pâlir à son approche.

Ces fêtes, bien sûr, attisaient sa haine contre Hippolyte, car il savait que le galant cardinal ne manquait pas de s’y montrer et d’en prendre sa large part. Et Jules affirmait qu’il pouvait reconnaître son rire parmi ceux des autres danseurs.

— Je le reconnais à ma haine, affirmait-il à son frère Ferrante qui ne le quittait guère.

Le jeune homme était devenu son confident et son soutien. L’amnistie totale, et tout de même trop facile, dont avait bénéficié Hippolyte, avait ulcéré Ferrante. Il y voyait un déni de justice, une injure sanglante faite à son frère, et pour marquer sa réprobation, il s’abstenait également de paraître à ces fêtes. Il demeurait auprès du blessé, bavardant avec lui, remâchant avec lui leurs rancunes dans le silence de l’appartement désert. Leurs griefs, chaque jour, se firent plus grands, leur besoin de vengeance plus impérieux.

Un jour, naquit entre eux l’idée de détrôner Alphonse, de tuer Hippolyte et de régner à leur place sur Ferrare. Un tyran peut se permettre d’être affreux ; la crainte remplace l’amour et d’amour, Jules ne voulait plus depuis qu’il avait appris la désertion d’Angela.

Peu à peu, la conspiration prit forme. Des complices vinrent se joindre aux deux frères, entre autres le comte Boschetti et un chanteur, prêtre d’ailleurs, qui avait pour nom Jean de Gascogne. Le plan consistait à empoisonner Hippolyte, et à poignarder Alphonse au cours d’un de ces fameux bals. Après quoi, Ferrante serait proclamé duc de Ferrare et Jules prendrait auprès de lui la place du cardinal.

L’entreprise était assez bien montée et eût pu réussir. Malheureusement, durant une absence du duc, le cardinal eut la charge du gouvernement et sa police à lui était remarquablement faite. Il eut vite fait de réunir dans sa main tous les fils du complot. Quand Alphonse revint, il lui exposa l’affaire.

Jules et Jean de Gascogne parvinrent à s’enfuir et gagnèrent Mantoue, mais Ferrante voulut faire front. Il se rendit auprès de son frère, s’agenouilla devant lui et demanda son pardon.

Hélas, le rapport qu’avait fait le cardinal avait mis le duc dans l’une de ces folles fureurs qui lui faisaient perdre tout contrôle de lui-même. À peine eut-il vu son jeune frère agenouillé devant lui que, descendant de son siège ducal comme un fou, il tira sa dague et, l’en frappant au visage, lui creva un œil.

— Comme cela, cria-t-il, tu seras semblable à ton complice !

Après quoi, il fit enchaîner Ferrante dans les prisons souterraines du château. Puis, il s’occupa des autres. Sous la menace, les Gonzague durent renvoyer Jules, mais Jean de Gascogne réussit encore à s’enfuir et à gagner Rome, où il escomptait la protection du terrible Jules II. La vengeance d’Alphonse d’Este déroula ses horreurs : le comte Boschetti et les autres conjurés furent mis en quartiers et l’on attacha des morceaux de leurs corps aux portes du château. Ferrante et Jules furent condamnés à avoir la tête tranchée.

Mais au moment où les deux borgnes, enchaînés, furent amenés au pied de l’échafaud dressé dans la cour, le duc leur annonça dédaigneusement qu’il leur faisait grâce et commuait leur peine en détention à vie. On les enferma dans la tour des Lions, dans une chambre que l’on avait presque totalement murée à cet effet.

Ils devaient y demeurer de longues années. Ferrante y mourut, en 1540, après trente-quatre ans de captivité, à l’âge de soixante-trois ans. Jules y demeura cinquante-trois ans, jusqu’à ce qu’en 1559, le duc Alphonse II le libérât. Quant à Jean de Gascogne, que le pape dut livrer, en prenant soin toutefois de préciser qu’il ne devait pas être touché à un cheveu de sa tête, il fut enfermé dans une cage que l’on hissa à hauteur du couronnement de la tour des Lions. Là, mourant de faim et de soif, il s’étrangla le septième jour. Alphonse d’Este avait tenu parole : on n’avait pas touché à un cheveu de sa tête.

Enfin, Angela Borgia, cause de cette tragédie familiale, vécut à peu près heureuse dans sa montagne, sans même se soucier de l’homme qui avait à cause d’elle connu un sort pire que la mort. Elle avait un mari, des enfants… le reste n’était plus qu’une vieille histoire.

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