I. Angela
On était dans les premiers jours de juin de l’an 1505, et le soleil écrasait Ferrare. Dans les rues rectilignes, tirées au cordeau, de la cité des princes d’Este, la première ville d’Italie construite selon un plan moderne, une chaleur de four régnait tandis que les brumes fétides qui montaient des marais proches portaient avec elles les miasmes de la malaria. Même derrière les murs énormes du château ducal, rude forteresse médiévale quadrangulaire flanquée de tours carrées, la chaleur était suffocante.
Cependant, malgré cette chaleur ou à cause d’elle, on s’activait fort dans les appartements de la duchesse. Les servantes sortaient les toilettes, emplissaient les coffres de voyage, emballaient les objets usuels et familiers sans lesquels une grande dame de la Renaissance ne pouvait envisager de demeurer une seule journée : bijoux, instruments de musique, livres, etc. Dès que ce déménagement serait achevé, on partirait chercher la fraîcheur à Belriguardo, le domaine ombreux qui était la résidence d’été habituelle de la duchesse. Il y avait en effet urgence : enceinte de six mois, la noble dame avait le plus grand besoin de respirer l’air pur de la campagne.
Pas très grande et de constitution fragile, mais ravissante avec l’abondante chevelure couleur d’or qui était à la fois sa parure et son supplice, celle-ci n’avait jamais aimé Ferrare où elle était arrivée trois ans plus tôt, à contrecœur, pour un mariage avec un homme qui ne la désirait pas et ne l’avait épousée que par politique et parce qu’elle était la fille de l’autoritaire et tout-puissant pape Alexandre VI.
Depuis longtemps déjà, elle avait appris qu’il n’était pas facile de s’appeler Lucrèce Borgia et gardait trop d’intelligence et de finesse pour ne pas ressentir cruellement la méfiance et la crainte que soulevaient autour d’eux son père et surtout César, son terrible frère, dont on disait qu’il avait, par jalousie et par amour pour elle, assassiné Jean, leur frère commun.
Pourtant, depuis qu’elle avait épousé Alphonse d’Este, héritier de Ferrare, Lucrèce avait réussi à vaincre bien des préjugés. Elle avait su se faire apprécier de sa belle-famille par sa douceur et sa gentillesse, de son mari par sa grâce et son charme, de ses sujets par sa générosité intarissable. Nombreux même étaient ceux qui, outre le respect et l’admiration, lui vouaient un sincère et romantique amour. Enfin, depuis six mois, depuis la mort du vieux duc Hercule Ier, elle était duchesse régnante. Rien, normalement n’aurait dû manquer à sa paix intérieure et à son bonheur relatif d’épouse par raison d’État. Et en toute honnêteté, une heure plus tôt, elle pensait encore que désormais tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes en ce qui la concernait. Une heure plus tôt. Juste avant qu’Angela vînt lui avouer qu’elle était enceinte, elle aussi. Angela, qui maintenant sanglotait à ses pieds sur un coussin de velours, Angela sa cousine, une Borgia comme elle, la seule fille d’honneur de sang espagnol qu’elle ait eu le droit de conserver auprès d’elle.
Au fond, en considérant les cheveux d’or roux et la peau ambrée de cette superbe fille agenouillée devant elle, Lucrèce se disait qu’elle s’était toujours attendue, obscurément, à des ennuis de ce côté-là. À dix-huit ans, Angela ne comptait plus ses conquêtes. Avec ses larges yeux d’azur candide et son corps pulpeux, elle attirait les hommes comme le miel attire les mouches. Avec cela, tendre et violente, langoureuse et primesautière, écervelée et profondément sensuelle, Angela prenait plaisir à ces jeux dangereux et proclamait ses amours avec une inquiétante impudence, pour ne pas dire impudeur. Une créature redoutablement séduisante, tout en contrastes et qui s’entendait à déchaîner les passions.
Lucrèce n’avait pas eu besoin de chercher bien loin pour trouver le complice d’Angela.
— Naturellement, c’est don Jules ?
— C’est lui, Madona ! Je l’aime autant qu’il m’aime, et puisque je suis à lui, il me semble que le mieux serait…
— Qu’il t’épousât ? Naturellement, mais tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas si facile… sinon tu ne pleurerais pas, n’est-il pas vrai ?
— Oui, c’est vrai, mais je ne vois pas pourquoi. Parce que le duc Alphonse pense qu’il doit entrer dans l’Église ? Eh bien il n’y entrera pas, voilà tout. Et s’il est du sang d’Este, je suis, moi, une Borgia ; ceci vaut bien cela. D’autant plus qu’il est un bâtard !
La duchesse ne répondit pas tout de suite. Accoudée à son fauteuil, le menton appuyé sur sa main couverte de bagues, elle réfléchissait. Il y avait des mois qu’elle était au courant de la romance née entre Angela et le plus jeune de ses beaux-frères, le beau don Jules, fils bâtard du défunt duc Hercule et d’Isabelle Arduino, une belle Napolitaine qui avait été l’une des filles d’honneur de sa femme. Mais que Jules soit bâtard ne signifiait rien. Il avait été élevé à la cour, comme les princes légitimes, avec eux et par la duchesse Éléonore, et parmi ses quatre frères, aucun n’aurait eu l’idée de lui reprocher sa bâtardise. Il était un Este, un point c’est tout…
Le malheur était que le plus beau, il était aussi le moins intelligent. Vaniteux, fier de sa beauté jusqu’à en être insupportable, il n’avait ni la puissance intellectuelle et physique du duc Alphonse, son aîné, ni la valeur militaire de Ferrante, le cadet, ni la tête politique du cardinal Hippolyte, ni la gentillesse de Sigismond, le dernier. C’étaient, en général, des fauves que ces princes d’Este, mais Jules ressemblait davantage à un paon qu’à un tigre…
Au bout d’un moment, Lucrèce poussa un profond soupir :
— Je parlerai à mon seigneur, Angela mia, mais je doute qu’il accepte de changer ses plans concernant Jules. Outre qu’il ne tient aucun compte de sa naissance irrégulière, il ne souhaite pas d’autre alliance avec notre maison. Depuis la mort de mon père, depuis que César, mon frère, est captif de l’Espagne, nous avons beaucoup perdu de notre valeur et s’il n’espérait un héritier, si d’autre part… il n’était en aussi mauvais termes avec le pape Jules II, je ne suis pas certaine qu’Alphonse n’eût pas envisagé l’annulation de notre mariage.
— Allons donc ! Il vous aime…
— Il le dit, rectifia Lucrèce avec un sourire triste, mais je crains que ce sentiment ne suffise pas à le faire plier en ce qui concerne Jules. Néanmoins, je te promets d’essayer.
Un peu réconfortée, Angela se leva, s’essuya les yeux et, baisant la main de sa cousine, se disposa à quitter la pièce. Au moment où elle allait sortir, Lucrèce la rappela.
— À propos… j’espère que personne d’autre que moi n’est au courant de ton état ?
— Personne, Madona, vous le pensez bien ! Pourquoi cette question ?
— Parce qu’il pourrait être dangereux pour toi que cela se sache avant que mon époux ait décidé ce qu’il convenait de faire. En te parlant ainsi, je pense au cardinal.
Malgré sa belle assurance habituelle, Angela rougit profondément et regarda la duchesse avec une sorte d’admiration. Ainsi, elle n’ignorait pas plus cette histoire-là que son aventure avec don Jules ? Lucrèce savait qu’Hippolyte la poursuivait d’une passion acharnée et indiscrète qui paraissait grandir avec le temps… et dont, jusque-là, elle n’avait fait que rire. Devant son silence révélateur, la duchesse hocha la tête.
— J’ai entendu dire que tu t’en amusais. Prends garde à lui, Angela ! C’est un homme dangereux, impitoyable et aussi cruel qu’il est intelligent… De plus, il est bien difficile de savoir ce qu’il pense.
C’était vrai. Personne, pas même son frère le duc ne pouvait percer les sentiments du cardinal Hippolyte. Âgé alors de vingt-six ans, il portait la pourpre depuis onze ans, ayant été fait cardinal à quinze. L’éducation ecclésiastique et humaniste, plaquée sur un fond guerrier et une nature d’un intraitable orgueil, lui avait donné un aspect élégant et froid, un sourire qui arrêtait net toute familiarité et le faisait paraître à la fois distant et redoutable. Gouverner était une nécessité de sa nature mais une nécessité dédaigneuse, qu’il masquait sous une vie désordonnée, plus souvent tournée vers les femmes, la chasse et les plaisirs que vers Dieu. Cependant il avait un sens politique qui en faisait le meilleur conseiller de son frère.
Depuis qu’il était revenu de Rome, après une obscure affaire d’amour avec Sancia d’Aragon, belle-sœur de Lucrèce, Hippolyte poursuivait Angela d’un amour obstiné, patient et tenace, qui ressemblait davantage à un affût de gibier qu’à une cour en règle. Ce qu’il éprouvait pour cette belle fille était surtout un violent désir, le cœur n’entrant jamais que très peu dans les amours du jeune prélat. Angela, jusqu’à présent, s’était plu à exciter ce désir qui l’amusait et pimentait ses amours avec le beau Jules.
Mais ce jour-là, en rencontrant Hippolyte dans la salle de l’Aurore, Angela n’eut même pas envie de sourire. Cet homme, tout à coup, lui inspirait un sentiment proche de la répulsion.
Vêtu de cuir, à son habitude quand il allait à la chasse, Hippolyte regarda la jeune fille approcher sans faire un geste, se contentant de frapper doucement ses bottes du fouet qu’il tenait à la main, mais ses yeux bruns profondément enfoncés sous l’orbite brillaient d’un feu sombre. Dans la robe de soie couleur de châtaigne que Lucrèce avait imposée comme uniforme à ses filles d’honneur pour la durée du deuil de cour, Angela éclatait comme un joyau dans son écrin. Jamais elle ne lui était apparue si belle.
Comme, après une courte révérence, elle s’apprêtait à passer son chemin, il l’arrêta.
— Un instant, Madona ! Puis-je vous demander où vous courez si vite ?
— J’ai affaire, monseigneur, pour Madame la duchesse et ne saurais m’attarder.
— Même en ma compagnie… ou surtout en ma compagnie ? demanda le cardinal avec un mince sourire.
— Éminence, je…
— Allons ! Pourquoi donc rougissez-vous ? Est-ce parce que vous mentez et savez bien que l’Église hait le mensonge ? Que ne me dites-vous plutôt que vous cherchez don Jules ?
— Et quand cela serait ?
— Je trouverais désagréable, ma chère, que vous préfériez à ma compagnie celle de ce muguet prétentieux !
La colère commençait à monter dans le cœur d’Angela, emportant peu à peu la prudence à laquelle on venait cependant de la rappeler.
— Votre Éminence qui sait si bien les lois de la Sainte Église devrait pourtant savoir que l’une des principales ordonne d’aimer autrui comme soi-même, et singulièrement ses frères.
— Il y a frères et frères, jeta Hippolyte avec un dédaigneux haussement d’épaules. Et, en vérité, Madona, je me demande ce qui vous plaît tant en don Jules. Il est beau, certes, mais d’une beauté fade et mièvre. Il a…
— Les plus beaux yeux du monde, lança Angela, furieuse. Vous le savez comme chacun ici, monseigneur.
Avec un mauvais sourire, Hippolyte s’approcha de la jeune fille qui recula d’autant. Il s’arrêta, fronçant les sourcils avec colère.
— Vraiment ? Les plus beaux yeux du monde ? plus beaux que les miens, naturellement, mais est-ce là tout ? On ne devient pas follement amoureuse d’un homme uniquement à cause de ses yeux.
— Moi si ! s’écria la jeune fille. Pour les yeux de don Jules, je donnerais sans regret tous les cardinaux du monde !
Et cette fois, elle s’échappa en courant, laissant Hippolyte seul et furieux. Angela ne pouvait pas supposer qu’avec ces quelques mots arrachés à sa colère elle venait de déchaîner des forces dangereuses et marquer le début d’une guerre impitoyable entre les deux frères. Le soir même, sous un vague prétexte, le cardinal faisait arrêter le chapelain de Jules, Rainaldo da Sassuolo, qu’il soupçonnait d’être son intime confident et surtout, celui de ses amours. Prudent d’ailleurs, il le fit transporter chez l’un de ses fidèles, au château de Gesso in Monte, sorte de forteresse où il était possible d’interroger quelqu’un sans que personne entendît ses cris. Et en vérité, il ne fallut pas bien longtemps à Hippolyte pour apprendre du malheureux l’état exact des relations entre Jules et Angela, c’est-à-dire que la jeune fille attendait un enfant.
Une fois en possession de cette nouvelle, le cardinal laissa tranquille son hôte involontaire et devint étrangement calme. La vengeance qu’il méditait commencerait par empêcher de toutes les façons que le duc permît à Jules d’épouser Angela.
— Les plus beaux yeux du monde, en vérité ? C’est ce que nous verrons !
La dispute entre Hippolyte et Jules s’envenima rapidement. Le beau bâtard avait vite retrouvé son chapelain et l’avait arraché à sa prison. Mais, le gagnant de vitesse, Hippolyte s’était plaint au duc de l’invasion du château d’un frère pour en arracher un prisonnier de l’Église. Et Jules avait reçu l’ordre de renvoyer Sassuolo, dans les prisons ducales cette fois, et de ne se mêler des « affaires de l’Église que lorsqu’il serait disposé à y entrer ».
Fou de rage, le jeune homme s’enferma chez lui et entreprit de bouder. Il s’ennuyait ferme à Ferrare ; Angela était partie pour Belriguardo avec la duchesse et il n’était pas question pour lui d’aller les y rejoindre. En effet, l’état de Lucrèce était soudain devenu critique et les médecins interdisaient toute distraction. La vie à Belriguardo était aussi calme que celle d’un couvent, et seules les dames avaient accès au palais estival.
Vers le début d’août, la duchesse contracta les fièvres et dut quitter Belriguardo pour Reggio. Là, le 15 septembre, elle mit au monde un enfant que l’on prénomma Alexandre en souvenir du défunt pape son grand-père. Hélas ! l’enfant était faible et il fut bientôt évident pour tous qu’il ne vivrait pas. De fait, un mois plus tard, il mourait, plongeant sa mère dans la plus profonde douleur.
Pour la distraire de ce désespoir qui mettait ses jours en danger, le duc Alphonse l’envoya passer quelques jours à Mantoue, chez sa sœur, la belle et altière Isabelle d’Este, le modèle des princesses de la Renaissance, mariée au plus fameux capitaine italien de l’époque, le marquis de Mantoue, Jean-François de Gonzague.
La cour d’Isabelle passait pour la plus brillante, la plus gaie et la plus raffinée. Lucrèce, suivie d’Angela et de toute sa maison, se mit en route pour ce lieu privilégié par la voie des eaux. Sur un grand bateau plat, on longea lentement rivières et canaux jusqu’à la cité de Virgile.
Mais tandis que la duchesse goûtait là des heures d’autant plus exquises qu’elle y ébauchait une idylle avec le vaillant Gonzague, époux d’Isabelle, Angela s’ennuyait d’autant plus ferme que son état devenait apparent et qu’aucune réponse n’avait encore été donnée par le duc au sujet de son éventuel mariage avec don Jules. Et l’inquiétude rongeait la jeune fille.
Ce fut avec soulagement qu’elle accueillit la nouvelle du retour et avec joie qu’elle retrouva Belriguardo, où l’on arriva dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre.
Vers midi, ce 1er novembre, jour de la Toussaint, le cardinal Hippolyte, au lieu de célébrer les nombreux offices de ce jour comme son état lui en faisait un devoir, galopait à francs étriers sur la route de Belriguardo, talonné par une hâte sauvage de revoit enfin Angela et de lui apprendre une nouvelle qui le plongeait dans une joie immense.
Il avait en effet bien employé l’absence de la jeune fille et la bouderie de Jules en avançant ses propres affaires auprès du duc. De la faiblesse d’Alphonse en face de ses développements logiques, il avait obtenu que Jules entrerait en religion sans plus tarder. Il avait également obtenu la mission de s’occuper personnellement de l’avenir d’Angela.
Jamais il n’avait autant désiré la jeune fille. Tout en chevauchant sur la route poussiéreuse, il était à la fois heureux et inquiet. Heureux parce qu’il allait être le premier à la voir (il savait qu’elle n’était arrivée que depuis quelques heures) et espérait qu’avec l’absence, elle aurait un peu oublié don Jules, inquiet aussi de sentir bouillonner en lui ce sentiment sauvage qu’il ne pouvait plus contrôler. Pour Angela, il savait qu’il était prêt à tout désormais. Sur un signe d’elle, il jetterait aux orties cette simarre pourpre dont il n’avait jamais vraiment voulu, il rentrerait dans le siècle et se taillerait, pour le lui offrir, un royaume à la pointe de son épée ! Et qui pouvait dire si Angela, sachant que Jules était perdu pour elle, ne serait pas trop heureuse, cette fois, d’accepter son amour et sa protection ?
Soudain, comme le cardinal et la troupe d’estafiers qui formaient sa suite ordinaire atteignaient les grasses prairies entourant Belriguardo, ils virent un cavalier venir de leur côté, sortant de toute évidence du château.
C’était un cavalier paisible, car il ne se pressait pas, et un cavalier heureux, car il cheminait en chantant à plein gosier… d’une voix que le cardinal, soudain foudroyé, reconnut avant même d’avoir aperçu le visage insolent qui l’émettait. Seul, dans tout Ferrare, Jules possédait une voix comme celle-là. Il en était d’ailleurs assez fier.
Un nuage rouge passa dans le cerveau du cardinal. Ainsi, Jules revenait de Belriguardo ? Alors qu’en principe, personne à Ferrare, en dehors du duc Alphonse et de lui, Hippolyte, ne savait le retour de la duchesse et de sa suite ? Il n’était pas difficile de deviner qui l’avait prévenu, quel impatient amour avait attiré le jeune homme, en pleine nuit, dans la villa princière. Sans doute sortait-il tout droit des bras de la belle Angela.
Reconnaissant le cardinal à la tête de ses hommes, Jules fronça les sourcils et retint son cheval. Hippolyte était aussi rouge que ses vêtements et ses colères étaient célèbres. Il était armé, solidement entouré, alors que son frère était seul, au retour d’une visite enivrante. Voyant la troupe foncer soudain sur lui, le bâtard eut la tentation de tourner bride et de revenir au château, mais l’orgueil le retint. Il ne voulait pas qu’Angela le vît arriver poursuivi comme un lièvre par l’homme qu’elle détestait. Il décida de payer d’audace et, quand son frère fut tout proche, arrêta son cheval pour le saluer.
Mais la fureur et la déception du cardinal lui avaient enlevé tout sens commun, toute saine réflexion. Cet insolent garçon, ce bâtard trop séduisant qui osait s’interposer entre lui et la femme qu’il aimait, Hippolyte entendait qu’il payât cette injure. Le soleil frappait en plein le beau visage à la peau dorée, faisait briller les grands yeux sombres et veloutés du jeune homme comme des diamants noirs. Et dans l’esprit enfiévré du cardinal, la phrase imprudente d’Angela revint, intolérable :
— Pour les yeux de don Jules, je donnerais tous les cardinaux du monde !
Don Jules eut à peine le temps de lever la main vers sa toque ornée de plumes blanches pour saluer son frère. Déjà, celui-ci, tous ses traits déformés par une fureur démente, le désignait d’un doigt tremblant de rage :
— Emparez-vous de ce misérable bâtard et arrachez-lui les yeux !
Les estafiers du cardinal, en hommes habitués dès longtemps à exécuter sans broncher les pires ordres, n’hésitèrent pas une seconde. Comme la foudre ils tombèrent sur Jules avant que celui-ci ait pu réaliser ce qui lui arrivait. Ils le jetèrent à bas de son cheval et se mirent à le frapper à coups de dagues, visant les yeux.
À terre, le jeune homme hurla comme une bête et se défendit de son mieux. Mais que pouvait-il contre vingt hommes ? Bientôt l’herbe devint rouge et les cris se firent gémissements.
Fut-ce la vue de ce sang qui rendit soudain au cardinal quelque conscience de l’acte insensé qu’il avait ordonné, mais il rappela soudain ses hommes :
— En voilà assez, cria-t-il. Laissez-le !
Brusquement, Hippolyte comprenait ce qu’il venait de faire et en envisageait les conséquences ; la colère du duc, celle de sa sœur, la puissante Isabelle d’Este, qui aimait beaucoup Jules, la haine d’Angela sans doute…
Les yeux troubles, il regarda ses hommes s’écarter de leur victime, remonter en selle. Le pauvre Jules, couvert de sang, demeura couché dans l’herbe. Il semblait bien mort. Tellement même que le cardinal n’imagina même pas qu’il pouvait demeurer une étincelle de vie dans ce corps prostré. L’important était maintenant que l’on ne sût pas qui avait fait le coup.
— Rentrons à Ferrare, ordonna-t-il en faisant tourner son cheval. Et le premier qui osera dire que nous sommes venus ici ce matin sera pendu !
Au galop, la troupe s’éloigna. Hippolyte s’en alla chasser pour donner le change, certain que la mort de Jules serait attribuée à quelque bandit de grand chemin. Mais Jules n’était pas tout à fait mort.