I


Le plus beau printemps de Florence

Jamais Florence n’avait été si jeune, si fraîche et si fleurie ! En dépit de la saison encore neuve – on était le 7 février 1469 –, la ville ressemblait à un énorme bouquet, à une fresque chatoyante grâce aux tapisseries, aux soies précieuses piquées de toutes les fleurs que l’on avait pu trouver, coulant de toutes les fenêtres comme autant de fontaines pétrifiées. Mais une fresque animée par une foule en vêtements de fête, qui mettait l’arc-en-ciel jusque dans les ruisseaux encore boueux de la dernière pluie. À travers l’air bleu, les cloches de tous les campaniles sonnaient à rompre les bras des sonneurs et, dans chaque carrefour, des musiciens ambulants, des chanteurs proclamaient à qui mieux mieux la joie de vivre, la joie d’être jeune, la joie d’aimer, qui était celle de l’honnête mais turbulente cité marchande.

C’est que Florence, ce jour-là, se voulait à l’image de ses maîtres du jour : Laurent et Julien de Médicis, âgés respectivement de vingt et de seize ans…

La fête dont chacun se promettait tant de plaisir était un grand tournoi, ordonné par Laurent déjà dit le Magnifique malgré son jeune âge. Et à le voir chevaucher vers la place Santa Croce où allait se dérouler la joute, le peuple émerveillé se disait que le surnom n’était pas usurpé.

Sur une tunique de velours rouge et blanc dont les manches montraient des crevés de soie, le jeune homme portait une écharpe brodée de roses en perles fines, mais si adroitement disposées que certaines paraissaient encore en boutons tandis que d’autres atteignaient le plein épanouissement, où, au milieu, apparaissait, brodée de fil d’or, la devise du prince, « Le Temps revient ». Sur sa toque noire, couverte de perles, Laurent portait une aigrette de diamants et de rubis au bout de laquelle tremblait une énorme perle et, sur le bouclier d’or pendu à son bras, le plus gros diamant des collections familiales, le Libro, renvoyait au soleil ses rayons. Quant au cheval berbère, noir et plein de feu, qu’il montait, il caracolait sous un admirable caparaçon de velours blanc et rouge tout constellé de perles lui aussi… Et devant cette splendide image, Florence, qui se reconnaissait en elle, ne ménageait pas ses acclamations car elle s’était prise pour ce jeune homme impassible, d’une passion de femme.

Ce n’était pourtant pas à cause de sa beauté physique car, très grand, maigre, noir de cheveux et olivâtre de peau avec un long nez, une grande bouche sinueuse et des yeux noirs étincelants, Laurent était franchement laid, mais d’une laideur si puissante, si chargée d’intelligence, qu’elle dégageait un charme plus grand que la beauté dont rayonnait son jeune frère Julien, qui trottait à son côté.

Celui-là, sous les épaisses boucles noires qui encadraient son visage pur, avait une beauté de dieu grec et, tout vêtu d’argent et de perles, ressemblait à un rayon de lune. Or cette extraordinaire dissemblance des deux frères, unis au demeurant par une profonde tendresse, ajoutait encore à leur éclat et ils aimaient jouer de ce contraste en se montrant continuellement ensemble.

Julien, visiblement, rayonnait de joie mais, en dépit de son apparence magnifique et souriante, ceux qui connaissaient bien Laurent, comme le poète Ange Politien, son meilleur ami, avaient l’impression qu’il ne jouissait pas pleinement de cette fête dont il était cependant le principal héros. N’était-il pas au sommet de la gloire ? Il avait humilié Venise et le pape, conquis Sarzana, vaincu la faction rivale des Pitti. II allait prochainement épouser une princesse romaine, Clarissa Orsini… et pourtant, par instants, le sourire s’effaçait, le regard s’assombrissait, et Laurent semblait se laisser reprendre par quelque pensée mélancolique et secrète…

Le nuage finit par revenir si souvent que Julien s’en inquiéta :

— Qu’as-tu, mon frère ? Es-tu souffrant ?

— Mais non. Quelle idée !

— Alors… Est-ce que tu n’es pas heureux ? Il fait si beau et tous ces braves gens qui t’acclament t’adorent.

— Ils m’adorent, oui… mais moi, je dois dire adieu à l’amour. Comment pourrais-je être heureux ?

Julien se mordit les lèvres en se traitant mentalement de sot. Qu’avait-il besoin de soulever ce lièvre du bonheur ? Ne savait-il pas qu’en se mariant, Laurent allait devoir rompre avec une maîtresse bien-aimée : Lucrezia Donati, la beauté de Florence.

Et comme on arrivait justement sur la place Santa Croce, le regard du jeune frère chercha instinctivement, dans les tribunes préparées pour les nobles invités de la joute, la place privilégiée où devait se tenir Lucrezia, craignant que le chagrin l’eût retenue chez elle.

Mais elle était bien là, assise sur le trône de la reine du tournoi, qu’elle occupait pour la dernière fois. Brune, mince, ravissante, et si triste dans sa robe de brocart d’argent brodée de fines fleurs multicolores, des perles se mêlaient à ses tresses noires et d’autres, liquides celles-là, emplissaient ses grands yeux sombres. Tout à l’heure, elle remettrait au vainqueur la couronne du triomphe… et puis elle s’en irait, elle quitterait Florence pour longtemps, pour toujours peut-être, et regagnerait les terres d’un époux qu’elle n’aimait pas afin que sa présence, sa trop belle image ne vinssent ternir l’arrivée de la fiancée romaine.

Et Lucrezia offrait un spectacle si émouvant que Julien se prit à soupirer. C’était vraiment affreusement triste, un amour en train de mourir…

Pour ne pas se laisser emporter lui aussi par l’émotion, il regarda distraitement l’assistance. Mais brusquement, son regard s’immobilisa, s’agrandit et Julien, tout à coup, se frotta les yeux comme un enfant ébloui.

C’est que, non loin de Lucrezia, il venait de découvrir tout à coup une créature de rêve, une créature comme il ne croyait pas qu’il pût en exister sur la terre.

C’était une très jeune femme… une jeune fille plutôt, et si blonde, si claire, si belle qu’elle en était lumineuse. L’or de ses lourdes tresses luttait d’éclat avec ses yeux immenses, noirs et veloutés. Son corps mince, souple et long, avait une grâce inimitable et son visage délicat, au petit nez légèrement retroussé, aux lèvres tendres, était un poème d’harmonie et de charme spirituel. Une robe d’un blanc éblouissant, tissée d’argent et d’or, l’habillait et elle appelait si bien l’attention de ses voisins qu’autour d’elle, personne ne prenait garde à ce qui se passait dans l’arène. Tout le monde observait la merveilleuse inconnue, auprès de laquelle se tenait un jeune homme à l’air bougon auquel d’ailleurs personne ne prenait garde.

Julien posa soudain sa main sur le bras de son frère.

— Regarde là-bas, souffla-t-il.

Le Magnifique suivit la direction indiquée et son regard mélancolique s’arrêta lui aussi sur la blonde apparition.

— Par la Madone ! Qui est-ce ? La connais-tu ? Moi, je ne l’ai jamais vue.

— Moi non plus. Elle ne doit pas être florentine…

Soudain, Laurent eut une exclamation de surprise car il venait de remarquer le jeune garçon maussade qui se tenait auprès de la jeune fille.

— Elle n’est pas d’ici, en effet. Ne vois-tu pas celui qui est assis auprès d’elle ? C’est Marco Vespucci. Ta beauté doit être la jeune fille qu’il est allé épouser à Gênes et qu’il nous ramène.

— Mariée ? s’exclama Julien, déjà désolé. Tu crois ? Elle paraît si jeune.

— J’en suis presque certain.

Laurent ne se trompait pas. L’apparition était bien la jeune épouse de Marco Vespucci. Elle avait seize ans. Elle se nommait Simonetta dei Cattanei et elle était née à Porto Venere, près de Gênes, d’une famille d’armateurs riches et puissants. Quant à son jeune époux, qui n’avait lui aussi que seize ans, il appartenait à l’une des plus grandes familles de Florence. C’était un garçon renfermé, n’aimant que l’or et l’étude, et qui faisait sa société préférée d’un sien cousin, Amerigo Vespucci, qui, plus tard, baptiserait le continent découvert par un autre. Et l’on regrette de constater que Marco était plus sensible aux navires des Cattanei qu’à la beauté de Simonetta.

Mais il était bien le seul dans son cas. La première apparition publique de sa jeune femme bouleversait visiblement les Florentins, si naturellement épris de beauté que plus d’un spectateur ne vit pas grand-chose du tournoi.

Il se déroulait d’ailleurs selon les prévisions des organisateurs : Laurent vainquit tous ses adversaires, ce qui permit à Julien, plus que distrait, de se désintéresser complètement de la joute, sans le moindre souci de l’honneur familial.

Mais quand l’aîné des Médicis vint s’agenouiller devant Lucrezia pour recevoir sur son casque le laurier d’or du vainqueur, la jeune femme faillit éclater en sanglots. Elle espérait, à cette rencontre suprême, recueillir au moins un regard d’amour, un regard aussi lourd de regrets que le sien propre. Or, Laurent lui avait souri assez distraitement, tandis que ses yeux noirs se tournaient continuellement, les paupières un peu plissées à cause de sa myopie, vers la place où rayonnait Simonetta.

Un soupir échappa à la reine d’un jour. Allons ! Le temps de l’amour était bien mort et la jeune femme en venait presque à plaindre la princesse romaine qu’elle détestait tant l’instant précédent.

Le 4 juin suivant, Laurent de Médicis épousait Clarissa Orsini, au milieu de fêtes somptueuses. Mais si l’événement marqua beaucoup la vie mondaine de Florence, celle du nouvel époux ne le fut guère, car dans son journal intime, on trouve à la date de ce jour nuptial :

« Moi, Lorenzo, j’ai pris pour femme dona Clarissa, fille du seigneur Jacopo Orsini. Ou plutôt, elle me fut donnée… »

Constatation indifférente et fort peu encourageante pour une jeune femme. Laurent se mariait parce qu’il le fallait, pour la descendance et pour la gloire de sa maison. Que Clarissa fût rousse comme une flamme, belle et orgueilleuse, était de peu d’importance. Elle était princesse et digne de porter les enfants du maître de Florence (encore qu’elle n’en fût pas tellement fière, considérant le Magnifique, de son point de vue de princesse romaine d’ancienne souche, comme un vulgaire fils de marchands enrichis et parvenus). Quant à l’esprit de son époux, comme celui de Julien et comme celui de tous les hommes de Florence, il s’était tourné une fois pour toutes vers une blonde et radieuse enfant en qui semblait s’incarner tout l’éclat du printemps des collines toscanes.

Car la présence de Simonetta déterminait dans la cité du Lys rouge un curieux phénomène, comme il ne s’en produit pas un par siècle : toute la ville, avec ensemble, était tombée amoureuse d’elle ! Il n’y avait guère d’homme qui n’en rêvât et même les femmes, chose extraordinaire, l’admiraient sans la moindre jalousie. Elle était si belle, si douce, si lumineuse, que les Florentins, superstitieux, n’étaient pas loin de la croire un ange descendu sur la terre pour la plus grande gloire de leur ville. Quant à la nature exacte des sentiments qu’elle inspirait, s’ils étaient profonds, violents parfois, ils étaient beaucoup plus proches de la vénération que du désir charnel.

Le plus atteint de tous, en dehors des Médicis, était un jeune peintre de vingt-cinq ans, Sandro Filipepi, qu’agrémentait déjà le surnom de Botticelli.

Avec son père, Marino le tanneur, et sa famille, Sandro vivait dans la partie basse de Florence, là où, entre Arno et Mugnone, couraient les canaux d’eau sale, souillée par les déjections des tanneries et des teintureries, non loin de l’église d’Ognissanti… et tout près du palais Vespucci. C’était un garçon étrange, délicat, raffiné, et quelque peu visionnaire. Ses peintures, dont raffolait Laurent de Médicis, reflétaient ses rêves. Il était l’habitué, le protégé de son palais de la Via Larga, et dès qu’il aperçut Simonetta, Sandro tomba sous un charme puissant dont il ne devait jamais se relever.

Peu à peu, l’image de la jeune femme prit l’habitude de naître sous son tendre pinceau. Et Sandro, amoureux sans même le savoir, adorait tout simplement, à deux genoux et en extase, celle que le peuple appelait l’Étoile de Gênes… Comme si elle eût été un diamant fabuleux.

Un soir, après le souper au palais Médicis, Laurent vit que Julien se disposait à sortir. Ce n’était pas un événement en soi car Julien sortait presque tous les soirs, mais il s’était vêtu avec un soin tout particulier et même une magnificence un peu inusitée. L’aîné laissa s’éteindre la mélodie qu’il jouait distraitement sur son luth et leva sur le jeune homme un regard amusé.

— Comme te voilà beau ! Pour quelle belle t’es-tu si bien paré ? Car ce ne peut être que pour une femme.

Julien ne songea même pas à éluder la question. D’un mouvement vif, il se laissa tomber à genoux près de son frère, saisit sa main maigre et y déposa un baiser léger.

— Bien sûr… Malheureusement, la parure est insuffisante. Je ne serai jamais assez beau pour elle.

Déjà relevé, Julien ne vit pas la soudaine pâleur qui s’étendit sur le visage du Magnifique.

— Est-ce donc… elle qui t’attend ?

— Oui, Laurent. J’ai ce bonheur et je n’arrive pas à y croire encore. Elle m’aime, mon frère, elle m’aime, et cette nuit, son époux sera à Pise !

Au prix d’un cruel effort de volonté, Laurent réussit à maîtriser la douleur soudaine qui lui vrillait le cœur. Ainsi, la belle Simonetta avait choisi. Et en respectant, hélas, les lois normales de dame Nature. Au plus beau, la plus belle. À lui, le Maître, qui cachait son amour sous un extérieur impassible, ne restait que le droit d’aimer de loin… Mais il repoussa les pensées amères.

— Puisqu’elle t’attend, que fais-tu ici, à musarder ? dit-il avec un haussement d’épaules. À ta place je serais déjà sous les murs de son palais.

Julien ne se le fit pas dire deux fois et, après un salut affectueux, s’en alla en chantonnant. Laurent demeura seul, écoutant décroître le bruit pressé de ses pas.

D’un geste las, il reprit le luth un instant abandonné, caressa les cordes qui gémirent… Machinalement, les paroles d’une chanson qu’il avait composée lui montèrent aux lèvres.

« Il tempo fuggi e vola

Mia giovinezza passa… »

Jamais les échos de son palais ne lui avaient paru si vides, jamais sa puissance n’avait été si vaine, puisque ce n’était pas lui qu’aimait Simonetta.

Bientôt, le secret des jeunes amants fut celui de Polichinelle. Florence sut le nom de celui qu’aimait l’Étoile de Gênes mais cela ne détruisit pas le charme dont elle était captive. Le jeune couple devint pour tous le symbole même de la jeunesse et de l’amour. L’insignifiant époux n’eut que le droit de s’effacer et de retourner compter ses ducats. D’ailleurs, quelle pouvait être l’importance de l’époux d’un symbole ? Simonetta était devenue pour tous l’âme et la quintessence même de Florence qui, avec orgueil, se reconnaissait en elle.

Durant sept belles années, Simonetta Vespucci présida en reine incontestée à toutes les fêtes que donnaient les Médicis, aussi bien dans leur palais de la Via Larga que dans leurs somptueuses villas des collines, à Careggi ou à Fiesole. Sa gaieté, sa grâce répandaient autour d’elle une atmosphère aimable et douce.

Laurent, toujours secrètement épris mais attaché aux affaires de la ville, trouvait dans le travail un dérivatif à l’amour sans espoir. Julien, heureux, se laissait griser par son bonheur sans imaginer un seul instant que certains parmi ceux qu’il approchait journellement pouvaient nourrir au fond de leur cœur une envie amère. Ainsi de Francesco dei Pazzi, le fils d’un des plus riches banquiers de la ville.

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