La bonne étoile de Ludovic le More :


Béatrice d’Este

L’automne enveloppait Ferrare de sa chaleur adoucie, de ses teintes flamboyantes et d’une vie nouvelle, succédant aux torpeurs accablantes de l’été. La vigne mûrissait, accrochée à ses hauts espaliers, dans l’immense plaine du Pô dont le cours retrouvait vigueur et couleur. C’était un bel automne que celui de cette année 1489 et pour les gens de Ferrare, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ne possédaient-ils pas l’une des plus grandes villes d’Italie, la plus moderne en tout cas ? Le duc Hercule Ier d’Este régnait avec sagesse et il était des marchands qui se reconnaissaient moins avisés que lui tandis que les hommes de guerre admettaient en lui un seigneur.

Au premier étage de ce château, dans une grande salle peinte à fresque, une très jeune fille, presque une fillette encore, assise très droite sur un escabeau d’ébène recouvert de velours pourpre, posait pour un sculpteur, mais posait sans joie aucune. C’était tellement ennuyeux de rester ainsi immobile ! Son corps lui semblait empli de fourmis et il avait fallu toute l’autorité de la duchesse sa mère pour que la jeune Béatrice d’Este consentît à cette corvée, obligatoire puisque le buste que l’on exécutait était destiné à un homme sur le point de demander sa main.

Cela, d’ailleurs, n’arrangeait rien. Béatrice n’avait aucune envie de se marier. Elle aimait la vie libre, les chevaux, la chasse, les courses folles à travers la campagne et aussi tout ce qui composait la vie d’une princesse de la Renaissance : l’étude des sciences, les arts, la peinture, la musique, la danse (dont elle raffolait). Où voulez-vous caser un mari dans tout cela ?

La mauvaise humeur de la jeune fille ne faisait pas davantage l’affaire du sculpteur, un maître cependant, le célèbre Cristoforo Romano, envoyé de Milan par le duc de Bari, oncle du duc régnant. Ou bien la jeune princesse bougeait trop ou bien elle se figeait avec une raideur désespérante, empêchant ainsi l’artiste de rendre fidèlement ce qui faisait son plus grand charme : cette extraordinaire vitalité qui émanait d’elle, cette joie de vivre, ce charme qu’irradiait toute sa personne. Le marbre ne reflétait que ses traits : ceux d’une gamine aux joues rondes, aux lèvres fortes et au petit nez pointu avec des épaules étroites et une poitrine plate. Une seule chose demeurait : l’étonnante majesté naturelle de cette enfant capable d’en imposer aux hommes les plus assurés.

Mais Cristoforo se tourmentait. Monseigneur Ludovic, dont le goût pour les jolies femmes était célèbre, n’apprécierait guère en cette petite princesse que l’alliance, haute et profitable. Et il avait hâte d’en finir : le silence obstiné que gardait cette petite fille au regard accusateur était extrêmement pénible.

Soudain, elle parla, mais d’un ton si pointu que Cristoforo n’en fut pas autrement réconforté.

— Quel âge a mon futur époux ? demanda-t-elle brusquement.

— Euh !… trente-sept ans, Madona. Mais il est un fort bel homme, très séduisant, très galant, très…

— Il est vieux ! coupa Béatrice. J’espère bien que mon buste ne lui plaira pas.

Elle n’ajouta plus un mot. Cristoforo essuya la sueur qui coulait de son front à sa manche de velours et, avec un soupir, se remit au travail. Achever ce calvaire au plus vite et rentrer à Milan de toute la vitesse de son cheval…


C’étaient l’ambition et la nécessité politique qui avaient conduit Ludovic Sforza, surnommé le More, à cause à la fois de sa peau un peu brune et de ses armoiries qui représentaient un mûrier (moro), à demander la main de Béatrice d’Este. Sa situation avait grand besoin d’être renforcée s’il voulait atteindre un jour cet objectif que toute sa vie il s’était fixé : monter sur le trône de Milan, régner enfin, lui, le dernier des fils du grand Francesco Sforza.

Après la mort de son frère, Galeas, assassiné à Milan en 1476, il s’était associé pour la régence à sa belle-sœur Bona de Savoie, sœur de la reine de France{10}, mais il voulait le pouvoir avec trop d’âpreté pour qu’une femme fût longtemps gênante. Une histoire d’amour lui avait permis d’éliminer la trop peu méfiante Bona et depuis, il avait exercé seul la régence durant la minorité de son neveu, le jeune duc Jean-Galeas, de santé faible et d’esprit infiniment moins robuste et moins retors que son superbe oncle. Car, avec son visage brun aux yeux vifs, au grand nez majestueux, avec sa haute taille et sa fière prestance, c’était un bel homme que Ludovic, et son charme agissait autant sur les Milanaises que sa poigne sur leurs époux.

Les choses auraient pu durer ainsi encore longtemps mais en janvier 1489, le jeune Jean-Galeas épousait Isabelle d’Aragon, petite-fille du roi de Naples. C’était une jolie fille, longue et souple, au visage de chat sous de magnifiques cheveux blond foncé, aux yeux graves qui eussent peut-être séduit le duc de Bari. Mais quand ces yeux-là rencontrèrent les siens, le régent eut la sensation pénible que cette jeune fille ne serait jamais son amie. Elle était d’emblée, et il le sentit parfaitement, son ennemie. Il la devinait avide de pouvoir, énergique. S’il n’y prenait garde, cette Isabelle était capable de secouer l’indolent Jean-Galeas et de l’obliger à prendre ce pouvoir auquel son oncle tenait tant.

Or, il lui fallait une épouse pour lui-même et justement, quelques années plus tôt, des projets de mariage s’étaient ébauchés avec la petite Béatrice d’Este. Il était temps, pensa Ludovic de les mettre à exécution.

Le buste que rapporta Cristoforo Romano ne souleva, comme l’avait prévu le sculpteur, qu’un enthousiasme très restreint chez le sensuel duc de Bari.

— Ainsi, c’est là ma fiancée ? dit-il en contemplant l’œuvre de son envoyé. Et c’est un portrait fidèle que tu m’as fait là ?

— Fidèle quant aux traits, Votre Grâce, mais mon ciseau a été impuissant à rendre le charme et la vivacité qui émanent de la princesse. Elle semble faite de vif-argent et cependant sa dignité est sans exemple. En vérité, nul ne saurait lui résister. Il faut la voir, seigneur, le marbre est trop froid, trop conventionnel, pour cette flamme sans cesse en mouvement.

— Peste, quel enthousiasme ! Tu me montres là une gentille gamine et tu en parles comme d’une sylphide.

— Voyez-la, Monseigneur, je crois que vous serez conquis.

Ludovic le More eut une moue dubitative. Depuis bientôt dix ans, il était amoureux de l’éblouissante Cecilia Gallerani, la plus belle fille de Milan, la plus savante aussi. Une âme de poète dans un corps de nymphe ! Elle l’avait envoûté, réduit à l’esclavage. Pour célébrer sa beauté, il avait emprunté au maître de Florence, Laurent le Magnifique, l’un des admirables peintres dont sa ville était si riche.

Le Magnifique lui avait envoyé un personnage à peu près inconnu mais qui se doublait d’un habile ingénieur et qui savait faire toutes choses. C’était un homme grand et majestueux, d’une extraordinaire beauté et dont le regard semblait toujours aller au-delà des choses humaines. Il s’appelait Léonard de Vinci.

Le nouveau venu fit de Cecilia un admirable portrait (La dame à l’hermine) et devint le meilleur ami de son maître.


Épouser Béatrice, cela voulait dire se séparer de Cecilia, du moins en apparence, car le duc ne se sentait pas le courage de renoncer définitivement à elle. À son ami Sanseverino qui lui posait la question, il répondit après mûre réflexion :

— Je vais la marier, mais à quelqu’un dont je n’aurai rien à redouter. Le vieux comte Bergamini fera l’affaire, moyennant une belle somme en or, car il saura fermer les yeux. J’espère qu’ainsi la susceptibilité de dona Béatrice sera mise à l’abri. Tu penses bien que je ne vais pas me priver de ma merveilleuse Cecilia pour une gamine aux grosses joues.


Le 21 janvier 1490, Béatrice d’Este faisait à Milan sa joyeuse entrée au milieu d’un faste inimaginable qui fit pincer les lèvres de la duchesse Isabelle. En vérité, on n’en avait pas déployé autant pour elle-même… Cela démontrait clairement que Ludovic se prenait réellement pour le maître de Milan.

C’était d’ailleurs bien ainsi qu’il l’entendait, mais à sa grande surprise, le régent s’éprit sur-le-champ de la « gamine aux grosses joues ».

« Cristoforo n’a pas menti, songeait-il en la regardant marcher à ses côtés dans sa robe d’or et d’hermine. La pierre froide est incapable de rendre l’intensité de vie qui se dégage de cette enfant hardie et joyeuse. »

Elle était bien, en effet, une flamme sans cesse en mouvement. Il émanait d’elle, de ses vifs yeux noirs surtout, un charme irrésistible. Elle avait une manière à elle de regarder, avec un sourire mi-timide mi-moqueur, son imposant époux, éblouissant d’or et de pourpre, qui le confondait et lui donnait envie de la battre et de l’embrasser tout à la fois.

Ils découvrirent instantanément qu’ils s’entendaient à merveille. Ils aimaient à un degré égal le faste, le pouvoir… et l’amour. Et si « Bice », comme il l’avait tendrement surnommée, n’avait pas la beauté célèbre de sa sœur Isabelle, marquise de Mantoue, renommée dans l’Europe entière, elle avait un appétit de vivre qui la rendait éblouissante alors que l’énergie débordait de son petit corps mince et vigoureux. La cour entière, comme son mari (que de son côté elle avait rebaptisé « Vico »), en raffola, et elle sut gagner l’amitié du grand peintre au regard de rêve.

Mais si elle était pleine de qualités séduisantes, Béatrice était aussi affreusement jalouse et « Vico » n’allait pas tarder à s’en apercevoir… au cours d’une scène demeurée mémorable.


— Cette Cecilia est ta maîtresse ! cria Béatrice en frappant du pied. Ne le nie pas, je le sais. Comme je sais que l’enfant qu’elle vient de mettre au monde est le tien.

Elle était rouge de fureur et la résille d’or ponctuée de rubis censée retenir ses épais cheveux glissait dangereusement de côté. Ludovic s’efforça, en contrepartie, de demeurer calme.

— Quelle idée folle, Bice, mon cœur. La comtesse Bergamini est en puissance d’époux et le comte…

–… n’est qu’un vieux débris, comme tout Milan le sait. Ne t’abaisse donc pas à mentir. Cela m’offense plus encore. Je n’ai d’ailleurs aucunement l’intention de faire scandale, mais tu devras choisir : ce sera elle ou moi. Si tu gardes cette femme, je retourne à Ferrare et je demande au Saint-Père d’annuler notre mariage.

— Tu ne feras pas cela ! Tu sais très bien que je t’aime… que je tiens à toi.

— Alors, prouve-le-moi en ne mettant plus les pieds au palais Bergamini.

Avec un soupir étouffé, Ludovic promit. Bon gré, mal gré, il lui fallut bien s’exécuter. Bice, il le savait, était tout à fait capable de mettre sa menace à exécution. Or, il tenait réellement à elle et ne voulait pas la perdre, surtout depuis qu’il la savait enceinte. Si c’était un fils, il pourrait plus aisément lutter contre le couple ducal qui en avait un depuis quelques mois.

Bientôt, il le savait, il faudrait se battre ouvertement pour Milan, car les relations se tendaient entre les deux ménages, et Béatrice y était pour beaucoup.

Ayant vécu à Naples dans son jeune âge (sa mère était aussi une Aragon), elle connaissait Isabelle depuis longtemps, mais à présent qu’elles vivaient côte à côte, Béatrice avait de plus en plus de peine à supporter Isabelle, et vice versa. L’orgueil de Béatrice souffrait de ne pas être la première dans Milan et Isabelle jalousait le luxe dans lequel vivait Béatrice, qui dépassait de beaucoup son propre train de vie, assez modeste. En effet, s’il couvrait son épouse d’or et de pierreries, Ludovic se montrait d’une étrange ladrerie lorsqu’il s’agissait du couple ducal. Et c’était lui qui tenait les cordons de la bourse.

Il lui avait assigné, comme résidence, le château de Pavie, à quelques lieues de Milan, alors que lui et Béatrice occupaient le grand château Sforza au cœur de la cité. Le jeune duc, en ce qui le concernait, ne s’en plaignait pas. Délivré des soucis du pouvoir, il pouvait tout à son aise chasser et courir les filles, mais la fierté d’Isabelle souffrait. De violentes altercations l’opposèrent à Ludovic, qu’elle accusait de vouloir déposséder son neveu. Elles n’obtinrent d’autres résultats que de bonnes paroles et des protestations de dévouement.

En désespoir de cause, la duchesse porta ses plaintes à Naples, où régnait Ferrante, son grand-père, une sorte de fauve couronné. Or, Ferrante n’était pas homme à endurer longtemps une offense faite à l’un des siens, et le duc de Bari ne tarda pas à apprendre qu’une guerre allait lui tomber d’un jour à l’autre sur le dos. Comme il détestait la guerre, il lui parut expédient de procurer à Ferrante une occupation assez sérieuse pour le détourner de ces projets.

Sur ses ordres, son ambassadeur en France alla rappeler au jeune roi Charles VIII les droits que ses ancêtres lui avaient légués sur le trône de Naples. Charles ne rêvait que romans de chevalerie, gloires et fumées italiennes. Il mordit à l’hameçon, prépara son armée. Ludovic se frotta les mains et se crut sauvé. Néanmoins, Béatrice sut lui faire admettre que, tant qu’elle serait duchesse en titre de Milan, Isabelle serait dangereuse. Ne valait-il pas mieux en faire une veuve ?

— Galeas est malade, faible de constitution, suggéra la jeune femme. Il faudrait si peu de chose… et je sais que tu possèdes ce peu de chose.

— J’ai horreur de faire couler le sang, coupa Ludovic.

— Qui parle de faire couler le sang ? Il est des moyens plus simples, moins voyants. Ne te semble-t-il pas qu’il est ridicule que, possédant la réalité du pouvoir, tu n’en aies pas également le titre ?

La première fois que Béatrice avait abordé le sujet, le duc de Bari avait repoussé l’allusion, mais à mesure que le temps coulait, il faiblissait, faiblissait… tellement qu’en octobre 1494, le jeune duc Jean-Galeas mourait au château de Pavie. Il avait bu un verre de sirop que lui avait offert Ambrogio da Rosate, l’astrologue favori de Ludovic.

Isabelle, éperdue, alla se jeter aux pieds du roi Charles VIII, dont les troupes foulaient le sol italien, mais sans rien en obtenir. Il marchait sur Rome, où son approche frappait de terreur le pape Alexandre VI Borgia et ne voulait pas perdre de temps à Milan… à Milan où les fêtes du couronnement de Ludovic et de Béatrice atteignaient un éclat sans pareil. Comme l’avait espéré la jeune femme, le Conseil de la ville avait préféré leur remettre la couronne plutôt que vivre encore l’interminable minorité d’un duc enfant avec une femme pour régente.


Béatrice attendait son deuxième enfant et cette attente était pénible. La duchesse maigrissait, devenait irascible. À mesure que son corps se déformait, son visage jaunissait, se creusait. Malgré les avis de ses médecins alarmés, elle refusait de renoncer à ses chasses, à ses randonnées à cheval. Elle avait toujours été une intrépide cavalière et montait infiniment mieux que son époux. Celui-ci, malgré son inquiétude, n’osait lui interdire ce dangereux plaisir qu’elle revendiquait avec hauteur.

L’amour du duc pour sa femme était toujours aussi grand, mais commençait à manquer d’aliments substantiels. Il avait toujours aimé les femmes belles, sereines, rieuses et douces. Durant cette attente, Béatrice était tout juste le contraire.

Il remarqua alors l’une des demoiselles d’honneur de sa femme, dont la beauté parfaite rappelait un peu celle de Cecilia. Elle se nommait Lucrezia Crivelli et Ludovic se mit à lui faire une cour discrète mais pressante.

Tant qu’il n’en fut qu’aux travaux d’approche, Béatrice ne se douta de rien. Cette Lucrezia était sa favorite, et elle la réclamait toujours auprès d’elle. Mais la belle enfant brûlait d’accepter les hommages du puissant duc de Milan, assortis d’un joli petit palais sur la place du Dôme, et ne se montra pas longtemps cruelle. Naturellement, ces deux désirs ne pouvaient que se rencontrer.

Le 2 janvier 1497, une couche de neige épaisse couvrait Milan. Il faisait très froid et la duchesse Béatrice, plus lasse et plus faible que jamais, avait l’impression qu’elle ne se réchaufferait jamais. Depuis le matin, elle arpentait sa chambre nerveusement, enveloppée d’une robe de drap vert entièrement fourrée de zibeline qui jaunissait encore son teint plombé et la faisait paraître aussi large que haute. D’un œil sombre, au début de l’après-midi, elle avait vu son mari quitter le château à cheval, suivi d’un seul écuyer, et sa naine Prisca, qui l’observait, avait vu Béatrice mordre ses lèvres de rage. Une demi-heure plus tard, la duchesse commandait sa litière et une forte escorte, sans consentir à s’expliquer. À l’unique dame d’honneur qu’elle emmenait, elle dit seulement :

— Nous allons place du Dôme. Je veux rendre visite à Lucrezia, que l’on dit si souffrante…

En effet, peu de temps après, la litière s’arrêtait devant le petit palais et Béatrice appelait le capitaine qui commandait son escorte :

— Entourez cette maison avec vos hommes et ne laissez sortir personne, ordonna-t-elle. Pas même le duc s’il se présentait. Vous m’en répondez sur votre tête !

Laissant l’homme pétrifié, Béatrice pénétra dans l’élégante demeure, appuyée sur sa dame d’honneur. Lucrezia accourut et la reçut sur le palier du grand escalier, mais en constatant qu’elle était plus blanche que sa robe, Béatrice eut un petit sourire cruel.

— On m’a dit que tu étais malade et je suis venue aux nouvelles. Mais tu sembles en parfait état. Néanmoins, puisque je suis ici, fais-moi donc visiter ta nouvelle demeure. Tu es bien logée, il me semble.

Bon gré mal gré, il fallut bien que Lucrezia, plus morte que vive, précédât sa maîtresse. Son domestique lui avait dit que la maison était cernée et Ludovic était dans sa chambre. En désespoir de cause, elle l’avait poussé derrière un rideau, dans sa garde-robe, et il n’était guère encourageant de savoir qu’il avait presque aussi peur qu’elle.

Lentement, sans lui faire grâce de rien, la duchesse visita chaque pièce, commentant chaque objet, chaque peinture, mais ce fut dans la chambre qu’elle s’attarda le plus longtemps. Sa main, gantée de peau souple, poussa négligemment une porte peinte.

— Ta garde-robe, j’imagine ? Montre-moi tes robes. Tu sais combien j’adore les chiffons.

Lucrezia, flageolante, dut s’appuyer au mur pour ne pas tomber en voyant la dame d’honneur ouvrir les coffres, sortir les robes. La duchesse cherchait quelqu’un, elle en était sûre et malheureusement, son visage décoloré avait dû la renseigner amplement. Bientôt, Béatrice aperçut, sous un rideau, le bout d’une botte en maroquin vert… et ce fut elle qui dut se raidir.

Au prix d’un violent effort sur elle-même, elle parvint à retenir le geste qui la poussait à écarter ce rideau, à découvrir le coupable. Mais son orgueil la sauva.

Une Este ne pouvait s’abaisser à une réaction de petite-bourgeoise. D’un geste nerveux, elle rejeta l’étoffe qu’elle examinait.

— Rien de fort beau… Celui qui t’entretient est bien ladre, ma fille ! C’est misérable ici.

Puis, sans un regard à la malheureuse Lucrezia, elle saisit le bras de sa suivante et sortit. Malgré ses fourrures, elle tremblait comme une feuille. Mais elle refusa de rentrer au château. Elle voulait chercher l’apaisement dans la prière et se fit conduire à Sainte-Marie-des-Grâces.

Elle aimait cette église que venait de construire Bramante et pria longtemps dans le sanctuaire. Avant de partir, elle gagna le réfectoire du couvent. Sur un vaste échafaudage, Léonard de Vinci travaillait à une grande fresque représentant la dernière Cène.

— Ne bougez pas, messer Leonarde ! lui dit-elle gentiment tandis qu’il dégringolait et venait s’agenouiller devant elle. Je passais. Laissez-moi seulement admirer. C’est magnifique… vraiment très beau. Comme j’aimerais être sûre d’en voir la fin, ajouta-t-elle, prise d’un brusque pressentiment.

Le peintre allait parler, protester, mais elle lui ferma la bouche d’un geste triste.

— Non, ne dites rien. Je crois que je suis malade, mon ami, très malade… et que je ne durerai guère. Dieu vous garde.

Et elle s’éloigna, petite silhouette emmitouflée, pitoyable malgré ses joyaux, que Léonard regarda disparaître, péniblement impressionné par ce regard désespéré qu’elle avait eu, par ce masque tragique sur son jeune visage. Se pouvait-il que la mort eût déjà marqué cette créature qui incarnait la vie même ?


Il y avait bal, ce soir-là au château, et les danses avaient commencé. Lentes, graves, elles semblaient faites pour les robes fantastiques et somptueuses des dames. Elles s’approchaient de leurs cavaliers puis s’en séparaient avec solennité, saluaient gracieusement pour revenir encore reprendre les mains offertes. La musique était douce, tendre et presque mélancolique, propice aux rapprochements amoureux, et ce soir, elle faisait mal aux nerfs de Béatrice, qui l’avait tant aimée.

Pour paraître à cette fête, elle avait rassemblé tout ce qui lui restait de forces. Parée comme une madone, ruisselant d’or et de pierreries qui faisaient plus tragique encore son petit visage peint et maquillé, elle était apparue, droite, la tête haute, comme une idole impassible, si hautaine et si lointaine que Ludovic n’avait pas osé rencontrer son regard. Presque timidement, il était venu lui offrir la main pour la conduire au trône ducal, mais il n’avait pas osé s’y asseoir auprès d’elle. Elle savait tout de lui à présent et une gêne affreuse le paralysait, jointe à l’inquiétude d’avoir trouvé glacée la main qu’il avait prise.

— Bice, implora-t-il, tu es bien pâle… Tu ne devrais pas être ici…

Elle n’avait pas répondu, s’était détournée pour sourire aux stupides compliments, aux fadaises de ses courtisans. Jamais elle n’avait senti son cœur si lourd, si oppressé. Il lui semblait que ses forces coulaient de ses membres comme de l’eau. Mais sa nature la poussait à combattre encore, contre elle-même, contre le sort, contre la mort même s’il le fallait, tant qu’il lui resterait un souffle. Avec un regard de défi à son époux, elle annonça :

— Je veux danser.

— Bice ! Ce n’est pas sérieux ?

Sans répondre, elle appela du geste l’un de ses fidèles, Gaspare Visconti, lui tendit la main pour qu’il l’aidât à descendre du trône.

Lentement, au milieu d’un silence profond, elle s’avança, vision éblouissante dans ce décor de fête. La musique reprit, très doucement, comme si elle hésitait. Béatrice sourit à son cavalier, fit quelques pas, tourna légèrement, se plia pour une révérence. Mais les caissons bleu et or du plafond se mirent soudain à tournoyer. Le sol parut se dérober, les murs s’abattre comme si un tremblement de terre avait soudain secoué le palais. Avec un cri plaintif, Béatrice d’Este glissa sur le sol, sans connaissance… Le bal était fini.

À peine eut-on rapporté la duchesse dans son lit que les douleurs de l’enfantement commencèrent, prématurées mais si violentes qu’elles achevèrent l’œuvre de mort. Bien avant le lever du sombre jour d’hiver, la jeune duchesse de Milan avait cessé de vivre.

Le vendredi suivant, son corps léger, délivré de l’enfant mort-né, était conduit à Sainte-Marie-des-Grâces par un cortège si long que son commencement entrait déjà dans l’église alors que sa fin n’avait pas encore quitté le château des Sforza. Ludovic le More le suivit, tête nue, vêtu de noir, le désespoir au cœur. Pis encore : un noir pressentiment l’assaillait dont il ne pouvait se défaire : celui que Béatrice, avec elle, avait emporté sa chance. Elle avait été une étoile joyeuse dans sa vie, une étoile qui ne se rallumerait plus… son étoile ! Que serait maintenant le destin de l’homme qui avait usurpé le trône de Milan ?

Les voix profondes des moines entonnèrent les cantiques de la mort. L’époux de Béatrice ferma les yeux et frissonna…


Trois ans plus tard, sa défaite à Novare en faisait le prisonnier de Louis XII, et tandis que le Milanais tombait aux mains des Français, Ludovic allait vivre ses dernières années derrière les murs formidables du donjon de Loches. Il n’en sortit en 1508 que pour mourir de joie d’avoir retrouvé le soleil et l’air libre.

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