II
La fin d’une déesse…
Le grand triomphe de Simonetta Vespucci eut lieu le 28 janvier 1475 quand, pour son anniversaire, les Médicis ordonnèrent un grand tournoi, plus fastueux que tout ce que l’on avait pu voir jusqu’à présent. Elle devait en être la reine, l’inspiratrice et la lumière et Florence, ce jour-là, eut pour elle les yeux mêmes de Julien qui, vainqueur désigné du tournoi, y participa vêtu d’une armure d’or et portant une bannière sur laquelle Botticelli avait peint Simonetta en Pallas, avec comme devise : « La Sans Pareille ».
Naturellement, le jeune homme défit tous ses adversaires. La plupart étaient des amis qui se « laissèrent faire » aimablement. Un seul lui donna du fil à retordre : le jeune Pazzi, qui s’était juré de recevoir, en ses lieu et place, le laurier d’or et le baiser des mains et de la bouche de Simonetta… Furieux, Julien l’envoya mordre la poussière et s’en alla recevoir sa double récompense tandis que les valets des Pazzi emportaient Francesco, inconscient et contusionné… sous les vivats de la foule.
Ils l’emportèrent ainsi jusqu’au palais familial où, en guise de baume et de vulnéraire, le vieux Jacopo, son père, lui délivra une verte mercuriale.
— Qu’avais-tu besoin de te rendre ridicule aux yeux de tous alors même que les Médicis rêvent notre ruine ? Je t’avais interdit de figurer à ce tournoi ridicule où Julien étale son adultère aux yeux de tous !
— Je voulais que ce soit lui qui morde la poussière. J’en étais capable, car je sais combattre aussi bien que lui… mais tout était convenu d’avance.
— Si tu veux prendre une revanche sur ces frères maudits ce n’est pas dans un tournoi qu’il faut la chercher, ce n’est pas au milieu de leurs flatteurs et de leurs amis, c’est auprès de ceux qui les haïssent, qui complotent contre eux. Ce n’est pas sur la place Santa Croce qu’il faut aller, c’est à Prato, c’est à Volterra… c’est à Rome, où le pape Sixte IV voit d’un mauvais œil grandir leur puissance et se consommer notre esclavage.
En effet, Laurent, à mesure que coulait le temps, infléchissait lentement les institutions de la république de Florence vers une structure presque monarchique. Il était devenu l’âme, l’esprit et le bras de la ville, qu’il menât ses affaires commerciales ou conduisît une guerre avec toute l’impitoyable rigueur de son époque. Les cités satellites et rebelles de Volterra et de Prato, dont il avait réprimé les velléités d’indépendance avec une dureté proche de la cruauté, en gardaient le souvenir douloureux.
Le Conseil de la République était tout entier dans sa main car, peu à peu, il en avait évincé les membres des grandes familles comme les Guicciardini, les Ridolfi, les Nicolini et les Pazzi, pour les remplacer par des hommes de petite condition qui ne devaient qu’à lui seul leur élévation. Dans ces conditions, une colère sourde commençait à gronder dans les luxueux palais florentins, tandis que le peuple tout entier adorait à l’égal d’un dieu celui qui savait régner sur lui tout en lui laissant l’illusion du pouvoir.
Avec les Pazzi, cette « grogne » allait devenir peu à peu de la haine, une haine soufflée en grande partie par Francesco qui, après sa défaite du tournoi, ne s’était pas tenu pour battu. Décidé à tout pour supplanter Julien, dont il enviait l’élégance, la beauté (il était lui-même vigoureux mais petit, noiraud et fort laid) et les succès féminins, il avait fait, auprès de Simonetta, une tentative à la fois brutale et stupide qui lui avait valu de se faire chasser honteusement par les gens des Médicis.
Le malheur voulut que cet événement regrettable pour sa vanité se produisît au moment même où une affaire embrouillée d’héritage opposait le vieux Jacopo à Laurent de Médicis. Débouté par les magistrats de la ville et s’estimant (peut-être avec quelque raison) lésé, Jacopo décida l’exode de sa famille, et plia bagages. Les Pazzi prirent la direction de Rome où ils étaient certains de trouver auprès du pape un accueil compréhensif et une oreille attentive.
Pourtant, le beau printemps de Florence qui les enrageait tant et que Botticelli avait si bien traduit sur la toile sous les traits de Simonetta s’en allait lentement vers son déclin.
À la suite du tournoi, la beauté et la grâce de la jeune femme parurent plus éclatantes encore qu’elles n’avaient été. Elle semblait se surpasser elle-même, comme si sa jeunesse était pressée de jeter d’un seul coup tous ses feux. Et en effet, l’hiver venu, une maladie sournoise commença de miner la plus parfaite expression de la beauté. De diaphane, Simonetta devint transparente… Elle souffrit d’abord d’un simple rhume mais qui s’éternisa, refusant de guérir. Des quintes de toux apparurent qui la laissaient pantelante, épuisée, avec de tragiques taches rouges aux pommettes, des yeux trop brillants de fièvre.
Le matin, elle allait assez bien, mais à mesure que la journée s’avançait, la fièvre s’emparait d’elle et montait, montait…
Habitué depuis des années à ne plus s’occuper de celle qui n’était sa femme que de nom, Marco Vespucci n’y prêtait qu’une attention distraite, mais au palais Médicis, l’inquiétude grandissait.
Un soir, dans les derniers jours du mois de mars 1476, Laurent, occupé à examiner les rapports de quelques-uns de ses émissaires à l’étranger, reçut la visite de Piero Vespucci, le propre frère de Marco, et lui aussi tendrement attaché à la jeune femme.
Quand il entra dans son cabinet, le Magnifique fut frappé par la pâleur du jeune homme et, jetant sa plume, se leva pour venir à sa rencontre, les mains amicalement tendues.
— Mon ami ! Quelles nouvelles apportes-tu ? À ta mine, j’ai grand peur qu’elles soient mauvaises.
— Elles le sont, sois-en certain. Le mal qui ronge Simonetta va sans cesse empirant. Elle paraît si fragile qu’un simple souffle devrait pouvoir la renverser. Et depuis trois jours, elle ne se lève plus.
— Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ? Que disent les médecins ?
Piero haussa les épaules avec agacement.
— Ils ne le savent pas eux-mêmes. Les uns disent que ce n’est pas grave, les autres qu’elle est perdue. Marco refuse de s’en occuper et de quitter ses livres.
— Pourquoi changerait-il ? Mais Julien ? pourquoi Julien ne dit-il rien, ne fait-il rien ?
— Parce qu’il ne peut rien faire. Il n’ose pénétrer chez nous à cause de Marco, et passe ses nuits à errer autour de notre maison, drapé dans un grand manteau noir, un chien sur les talons.
— Et il passe ses jours dans les églises à prier pour sa bien-aimée. Pauvre Julien. Comme il paie cher son merveilleux bonheur ! Mais revenons à Simonetta : il faut qu’elle quitte Florence, l’emmener près de la mer. qui est la grande purificatrice. Les fièvres ne résistent pas à son air vivifiant.
— Julien ne la laissera pas s’éloigner de lui.
— Je lui parlerai. Vous possédez un domaine près de la mer, il me semble ?
— Non. Nous l’avons vendu l’an dernier. Marco disait que nous n’en avions pas besoin.
— Alors, prenez notre villa de Piombino. La maison est belle, le jardin magnifique et l’air excellent. Il y a dix ans, Julien y a guéri d’une blessure reçue dans une joute.
Deux jours plus tard, Simonetta quittait en litière le palais Vespucci. Toute la ville était dans la rue et, sur le seuil, deux hommes pleuraient dans les bras l’un de l’autre : Julien, qui n’avait pas eu le droit d’accompagner sa bien-aimée (et Dieu seul savait combien de paroles Laurent avait dû user pour l’empêcher de commettre une folie), et Botticelli, qui avait déjà ébauché sa Naissance de Vénus et voyait s’éloigner à la fois son modèle et son amour secret.
— Nous ne la reverrons plus, sanglotait-il en regardant s’éloigner le petit cortège. C’est fini ! Elle ne reviendra plus.
À Piombino, Simonetta sembla retrouver un peu de forces. Sa mère, prévenue, était accourue de Gênes, et le 18 avril, Piero pouvait écrire aux Médicis :
« Il y a un peu d’amélioration. Nous attendons maître Stefano et tout autre médecin avec diligence et nous ferons aussi vite que possible pour activer la guérison. »
Alors, Laurent oublia sa légendaire prudence et qu’il s’était imposé de taire à jamais un amour jugé par lui interdit. Mais cet amour, à présent que Simonetta était en péril, l’étouffait et s’il pleurait moins que son frère, il souffrait peut-être davantage. Des affaires l’appelant à Pise, il partit sous ce prétexte mais dans le seul but de se rapprocher de la chère malade.
Deux jours après, d’ailleurs, une nouvelle lettre de Piero le rejoignait, apportant l’espoir.
« La santé de Simonetta, par l’aide de Dieu et grâce à l’habileté de maître Stefano, s’est considérablement améliorée. Il y a moins de fièvre et moins de faiblesse, moins de difficulté à respirer et elle mange et dort mieux. Selon les médecins, sa maladie sera de longue durée, car il n’y a que peu de remèdes, sinon les bons soins. Et voyant que ce progrès vous est dû, nous tous et sa mère, qui se trouve à Piombino, nous vous envoyons avec ferveur nos remerciements… »
Dans les églises de Florence, la foule priait jour et nuit, se relayant sans fin pour obtenir du Ciel la guérison de son étoile génoise. Jamais les marchands de cierges n’avaient fait de telles affaires.
Quant aux habitants de Piombino, ils vivaient suspendus au souffle pénible de cette jeune femme parvenue si rapidement au stade le plus avancé de la phtisie. Mais hélas, le mieux qui avait mis tant de joie au cœur de ses proches n’était que le dernier éclat de vie qui précède la fin. Ni les larmes de sa mère ni les soins de tous ceux qui l’aimaient ne purent quoi que ce soit contre la maladie. Le 26 avril, avec le soleil couchant, s’envolait l’âme légère du beau Printemps de Florence.
Simonetta mourut sans secousse, doucement, glissant dans la mort comme au fil de l’eau. Et Piero, désespéré car il avait aimé, lui aussi, au-delà de son rôle fraternel, écrivait une dernière lettre qui rejoignit à Florence le maître obligé d’y revenir sans avoir pu gagner Piombino.
« L’âme bénie de Simonetta s’en est allée en paradis. En vérité, on peut dire que cela fut un second triomphe de la Mort, car si vous l’aviez vue comme elle gisait morte, vous l’auriez trouvée aussi belle et aussi gracieuse que vivante. Requiescat in pace… »
Le parchemin craqua au bout des doigts de Laurent. Lentement, il le laissa retomber sur la table et regarda son ami Politien qui, un peu plus loin, jetait des morceaux de fruits à un lévrier.
— Simonetta est morte, dit-il seulement mais d’une voix si éteinte que le poète, surpris, releva la tête et pâlit.
— Morte ?… déjà ?… Ce n’est pas possible.
— Et pourtant, cela est.
Il n’ajouta rien et, quittant la pièce, se dirigea vers le jardin de Careggi dont les fontaines scintillaient sous la lune tels des panaches de perles… des perles comme Simonetta aimait tant à en porter.
Il fit quelques pas sur le sable d’une allée. Politien à son tour quitta la villa et suivit son ami. Il le vit arrêté au coin d’un massif de roses, la tête levée vers le ciel criblé d’étoiles. Et comme il s’approchait, tout à coup, le Magnifique leva une main, désignant la voûte céleste :
— Regarde cette étoile. Jamais encore je ne l’avais vue. Vois comme elle brille, et comme auprès d’elle les autres étoiles paraissent ternes et faibles… En vérité, je crois que c’est l’âme de Simonetta. Ou bien elle s’est changée en cette étoile nouvelle ou bien elle s’y est jointe pour lui donner plus de lumière.
Politien, à son tour, garda le silence. Dans le ton de son ami, il découvrait à présent une souffrance dont il n’avait jamais soupçonné la profondeur. Il avait deviné que Laurent aimait secrètement la belle Génoise, mais il avait aimé tant de femmes ! Comment supposer qu’il pût éprouver pour une seule un tel chagrin ? Est-ce que ce n’était pas une larme qui coulait lentement sur sa joue maigre ?
Incapable de trouver un seul mot qui ne fût dérisoire, le poète, à court d’inspiration, ne put que se taire…
On ramena à Florence le corps sans vie de Simonetta et la cité lui organisa des funérailles dignes d’une princesse de légende, car elle avait été sa plus belle fleur.
Le long cortège parcourut toute la ville. Portée sur les épaules de dix hommes, couronnée de fleurs et le visage découvert, Simonetta, dans une robe féerique, n’avait rien perdu de sa beauté. Elle était seulement aussi blanche que l’albâtre, mais avec ses beaux cheveux répandus autour d’elle et jusque sur les soieries précieuses de sa couche, elle semblait dormir.
Elle était même plus belle que jamais, car la mort avait effacé les traces de la maladie pour ne restituer qu’une image affinée, idéalisée.
Derrière elle, les deux frères, tout de noir vêtus, Julien se soutenant à peine, et Laurent pareil à un automate, menaient le deuil avec, alentour, une foule énorme, compacte et silencieuse, qui pleurait d’un cœur unanime.
Le soir venu, on déposa la jeune morte dans l’église d’Ognissanti, proche du palais Vespucci, où elle allait dormir son dernier sommeil. Mais quand la foule se fut retirée et que le sacristain voulut fermer l’église, il s’aperçut qu’il y avait encore quelqu’un. Un jeune homme tout vêtu de noir était resté là et, à genoux sur la dalle qui dérobait le divin visage, il sanglotait éperdument, balbutiant à travers ses larmes :
— Je le savais… je le savais, moi, qu’elle ne reviendrait plus…
C’était Sandro Botticelli…