Les amants de Naples
Les appels de trompe, les aboiements des chiens, le claquement sonore et impatient des sabots des chevaux, tout le tintamarre d’une troupe prête à partir pour la chasse éveillèrent les échos de la via Monte Oliveto, à Naples, à l’aurore d’un beau jour de février 1523. La cour du palais du prince de Venosa était pleine de cavaliers, chasseurs, écuyers, pages retenant à plein poing les molosses de chasse, fauconniers et autouriers, dont les mains gantées de cuir épais portaient d’arrogants oiseaux encapuchonnés de brocart pourpre. Tous attendaient que parût le maître pour sauter en selle.
Il ne se fit pas attendre. La première flèche du soleil levant n’avait pas encore frappé le sommet du Vésuve que Carlo-Gesualdo, prince de Venosa, apparaissait et enfourchait aussitôt son cheval qu’un valet d’écurie lui amenait. Il jeta à ses compagnons un rapide coup d’œil et s’écria :
— En chasse, Messieurs !
Et piquant des deux, il prit la tête du brillant cortège, dont le furieux galop ébranla les voûtes de pierre du vieux palais. Bientôt, il n’y eut plus dans la cour que les valets et les servantes qui vaquaient déjà à leurs occupations matinales. Alors, la vieille femme dont la tête coiffée d’une haute cornette empesée était apparue à une fenêtre du premier étage quand le prince avait bondi dans la cour, poussa un profond soupir et rentra.
— Ce n’est pas possible, murmura la vieille Felicia pour elle-même. Ce n’est pas possible que monseigneur chasse dès ce matin. Il faut que je voie ce qu’il en est.
Et avec décision, elle se dirigea vers la chambre nuptiale. Car l’homme qui venait de partir en chasse avec tant d’ardeur avait pris femme la veille même et il était étrange de le voir déserter si tôt la chambre conjugale. Pour la vieille Felicia, nourrice de la jeune épousée, c’était un acte à la fois injurieux et proprement impensable.
— Il a beau être prince et riche, ce rustre, marmonnait-elle en enfilant rageusement galeries et couloirs, il devrait remercier le Ciel à genoux de lui avoir donné pour femme ma petite Maria. Et le voilà qui va chasser.
Tout en soliloquant, elle était arrivée devant une haute porte peinte et dorée qu’elle ouvrit sans même prendre la peine de frapper. La grande chambre était encore plongée dans l’obscurité, mais un bruit de sanglots se faisait entendre. Felicia courut tirer les épais rideaux, pousser les volets de bois plein. Le soleil pénétra à flots, glissa sur les carrelages multicolores, atteignit les murs tendus de soie brodée, le grand lit couvert de draps d’argent dans lequel une toute jeune femme, ses longs cheveux noirs croulant sur ses épaules nues, sanglotait éperdument, la tête dans les oreillers.
— Oh ! s’écria Felicia, indignée. Et voilà que tu pleures, maintenant ?
Elle escalada les marches du lit, s’assit auprès de la jeune femme, qu’elle prit dans ses bras et se mit à bercer comme une enfant :
— Là… là… ma belle. Ne pleure plus. Raconte à ta vieille Felicia ce qui s’est passé. J’espérais te trouver ce matin toute gaie et toute souriante, un peu émue peut-être, et voilà que je te trouve en larmes ? Ce n’est pas raisonnable.
Felicia ne disait pas toute la vérité. Au fond, depuis le jour où Maria d’Avalos, fille de don Carlos d’Avalos, et nièce du vice-roi de Naples, avait été fiancée à Carlo-Gesualdo, Felicia s’était inquiétée.
Maria n’avait que quinze ans et sortait tout juste de son couvent, tandis que le prince, la quarantaine passée, n’avait rien du prince charmant. Petit, trapu, mais doté d’une force dangereuse, il était noir de peau, noir de poil, et peut-être bien assez noir d’âme si l’on en croyait les bruits qui couraient sur lui dans les ruelles de Naples. Les gens de la Basilicate, dont faisait partie son fief de Venosa, avaient la réputation d’être de caractère sombre, hargneux et implacables dans leur vengeance. Ils faisaient de bons soldats, mais leur brutalité était proverbiale. À considérer le visage plat et rude de Carlo-Gesualdo, ses yeux durs et l’obstination de son menton, on pouvait déduire sans peine qu’il ne faisait pas exception.
Bercée par les mots et les bras tendres de sa nourrice, Maria expliqua les raisons de ses larmes. Raisons bien simples et même assez banales. Bien sûr, elle n’était pas amoureuse de son époux, comment l’aurait-elle pu ? Mais on lui avait tant répété qu’il en allait ainsi pour presque toutes les filles de bonnes maisons, mariées pour la plupart sans avoir même jamais vu leur fiancé, que l’amour venait après, qu’elle avait naïvement espéré parvenir à ce résultat. Elle était arrivée au seuil de sa nuit de noces toute prête à rendre au centuple l’amour qu’on lui donnerait.
Hélas ! Gesualdo n’était demeuré auprès d’elle que le temps de lui faire subir la plus brutale et la plus déplaisante des expériences. Il l’avait traitée comme une servante ou comme l’une de ces filles que dans les villes prises d’assaut, les hommes d’armes soumettent à leur loi. Et de cette expérience, Maria sortait profondément humiliée, blessée au plus profond de sa sensibilité. Elle ne pourrait jamais oublier ces instants affreux…
Vers minuit, le mari était sorti de la chambre pour regagner ses appartements privés et y dormir « plus à son aise ». Depuis, elle n’avait cessé de pleurer.
— Hier, hoqueta-t-elle en achevant son récit, tout était si beau !
C’était dans la chapelle du Castel Nuovo, le château royal, qu’on l’avait mariée, en présence du vice-roi, son oncle, et de la belle vice-reine, Vittoria Colonna. Toute la cour, tout ce que la province comptait de richesse, de beauté et de noblesse, avait assisté à ces noces fastueuses qui unissaient un vieux nom du royaume de Naples à un autre vieux nom, venu d’Espagne comme cette dynastie d’Aragon qui avait si longtemps régné sur le pays. Les Avalos étaient Grands d’Espagne et régnaient sur Naples au nom de l’empereur Charles-Quint. Maria, vêtue d’or et couverte de pierreries, avait cru vivre un rêve merveilleux. Tout était si splendide que même le peu gracieux époux en avait reçu un reflet romantique. Certes, elle était vraiment prête à l’aimer… si seulement il l’avait voulu…
Felicia haussa les épaules. Don Gesualdo était selon elle un parfait imbécile. Maria était ravissante : longs cheveux noirs et bouclés, prunelles de velours sombre, teint de pêche, silhouette exquise… et il préférait galoper bêtement à la suite de cerfs, de loups ou de sangliers.
— Tu n’as pas eu de chance, ma colombe, lui dit-elle, mais il ne faut pas te désespérer. Tu n’es pas la première qui se retrouve mal mariée. Mais un jour, tu verras, tu rencontreras un vrai, un grand amour, qui te donnera tout le bonheur dont tu rêves.
Ces belles paroles d’espoir, Felicia devait les répéter bien souvent à Maria, durant les deux mortelles années qui suivirent. La jeune princesse commençait à désespérer de connaître un jour ce merveilleux amour… Sa vie était tellement ennuyeuse.
Que ce fût à Naples, ou bien dans ses terres de Basilicate qu’il visitait souvent, le prince passait son temps à la chasse. Tout le jour, il galopait derrière ses chiens, en compagnie de ses piqueurs et de ses gentilshommes, à moins qu’il ne parcourût, faucon au poing, quelque marais. Parfois, il s’absentait plusieurs jours, afin d’aller chasser dans les terres qu’il possédait aux environs de Rome ou dans l’une des îles du golfe de Naples. Quant à sa femme, il s’en occupait aussi peu que possible. Elle tenait sa maison, elle était belle et parfois, la nuit, il allait la rejoindre quand l’envie lui en prenait. Mais en dehors de cela, il la considérait comme un bel objet, une chose précieuse, certes, mais guère plus qu’un cheval de grande race ou un chien bien dressé.
Quand on était à Venosa, Maria sentait le désespoir s’emparer d’elle. Elle n’avait d’autre distraction que regarder l’immense paysage ou se rendre à l’abbaye de la Trinité pour entendre les offices. Le fait que le poète Horace eût vu le jour à Venosa lui était tout à fait indifférent, alors qu’il transportait d’admiration sa tante, la vice-reine Vittoria, éprise de poésie.
À Naples, évidemment, la vie de cour lui permettait quelques distractions mais assez peu et presque toutes d’origine religieuse. L’étiquette sévère de la cour espagnole et les longs bras de l’Inquisition y entretenaient une atmosphère assez peu réjouissante. Et Maria trouvait sa vie si dépourvue de joie qu’elle en était venue à accompagner de temps en temps son époux à la chasse. Du moins, au milieu des bois, n’était-on pas contraint à d’interminables prières et était-il possible d’échanger parfois quelques mots avec des hommes plus jeunes que son époux.
C’est à l’une de ces chasses que la jolie princesse devait rencontrer son destin.
Il avait vingt-cinq ans, il se nommait Filippo, comte d’Andria, et ses terres des Pouilles n’étaient pas très éloignées de celles de Venosa. Invité par ce dernier, il vint participer à une chasse au loup… et tomba amoureux de Maria dès le premier coup d’œil. Ce soir-là, après avoir suivi la chasse toute la journée, la jeune femme, vêtue de satin rose, faisait les honneurs du sévère château. Dans les hautes salles dont les murs de pierre s’habillaient d’antiques tapisseries, sa silhouette fine et claire évoquait une fleur et le jeune comte ne résista pas à tant de grâce. Quand vint le moment de se quitter, il laissa ses lèvres se poser plus longtemps qu’il n’aurait fallu sur la main qu’on lui tendait.
— J’ai regret, Madame, de devoir repartir dès demain.
— Quoi ? si tôt ? Ne deviez-vous pas demeurer encore quelque temps parmi nous ?
— J’aurais dû, en effet, mais mon seigneur le vice-roi me rappelle et je dois regagner Naples au plus tôt. Cependant, peut-être y viendrez-vous bientôt. Les fêtes de la victoire…
En effet, quinze jours plus tôt, l’empereur Charles-Quint avait battu à Pavie le roi de France, François Ier. Le roi-chevalier était prisonnier de son ennemi. C’étaient là des nouvelles que le vice-roi de Naples, qui avait pris une part vigoureuse à la bataille, se devait de fêter convenablement. Maria n’eut guère de peine à faire comprendre à son époux que l’on devrait regagner Naples. N’ayant pas pris part à la bataille, il entendait qu’on le vît à la cour féliciter Avalos…
Les fêtes du vice-roi, qui pourtant rompaient agréablement la monotonie de la vie, passèrent presque inaperçues de Maria. Elle était bien trop prise par la merveilleuse aventure qui lui arrivait : elle aimait et elle était aimée. Le doute n’était plus possible.
Désormais, chaque matin, quand elle se rendait à l’église pour entendre la messe, suivie de Felicia, une ombre vêtue d’un grand manteau s’embusquait derrière un pilier et cette ombre, c’était le beau Filippo. Jamais Maria n’avait suivi le service divin avec autant de distraction. Sous son voile, elle tournait continuellement les yeux vers le bienheureux pilier… On échangeait quelques mots à la sortie, quand l’eau bénite permettait aux doigts tremblants de se joindre et Filippo employait ces brefs instants de façon fort éloquente. Il implorait, il suppliait Maria de lui accorder une entrevue dans un lieu un peu moins public, mais la jeune femme n’osait pas lui dire de venir chez elle. Son mari ne l’aimait pas, mais cela ne l’empêchait pas d’être jaloux… S’il allait se douter qu’elle aimait ailleurs ?…
Filippo changea alors de tactique et s’arrangea pour rencontrer Felicia. La vieille nourrice n’avait aucun scrupule concernant don Gesualdo. Tout ce qu’elle voulait, c’était que Maria fût heureuse et nul ne lui semblait remplir les conditions requises pour assurer ce bonheur plus que le jeune comte. Un matin, elle vint seule à l’église. Filippo, quittant aussitôt son coin, vint s’agenouiller près d’elle.
— Elle est malade ?
— Légèrement souffrante. Des vapeurs… rien, autant dire. J’ai voulu venir seule.
— Qu’avez-vous à me dire ?
— Que le seigneur don Gesualdo part tout à l’heure pour aller chasser dans ses terres des monts Albains… et qu’il y a au palais une petite porte de côté dont j’ai la clef dans mon aumônière.
Le cœur de Filippo s’arrêta de battre, mais ses yeux brillèrent dans l’ombre fraîche du sanctuaire.
— Est-ce que… dona Maria n’accompagne point son époux ?
— Je vous ai dit qu’elle était souffrante, fit la nourrice avec un sourire. Le voyage ne lui vaudrait rien. Et puis, quand il s’en va dans ses domaines romains, monseigneur n’aime guère l’emmener. Que pensez-vous de tout ce que je viens de vous dire ?
— Que cette nuit, quand l’ombre sera totale, j’irai ouvrir cette petite porte… où vous m’attendrez.
La nuit venue, en effet, Filippo d’Andria se glissa dans le palais Venosa. Felicia l’attendait derrière la petite porte et, vivement, le fit monter jusqu’à la chambre où Maria, le cœur battant, l’attendait. Quand elle eut introduit le jeune homme, la vieille nourrice referma soigneusement la porte derrière lui et alla s’installer sur un banc, dans l’antichambre, pour égrener plus commodément son chapelet.
Lorsque, peu avant l’aube, Filippo quitta le palais, il laissait derrière lui une jeune femme aussi transportée de bonheur qu’il l’était lui-même. Durant toute cette nuit, Maria avait découvert que l’amour et les pénibles expériences vécues aux mains de son époux n’avaient absolument rien de commun.
Dès lors, chaque fois que don Gesualdo partait pour la chasse, ce qui lui arrivait toujours aussi fréquemment, Felicia courait prévenir le jeune comte et les deux amants passaient l’un auprès de l’autre des heures fort douces dont ni l’un ni l’autre ne se lassait. Jamais Filippo n’avait aimé comme il aimait Maria. Pour la jeune femme, c’était une passion folle qu’elle éprouvait. Quand le mari s’absentait pour plusieurs jours, et ce n’était pas rare tant était grande son ardeur cynégétique, les deux jeunes gens demeuraient jours et nuits enfermés ensemble, tandis que Felicia faisait le guet. Ces jours-là, pour la valetaille du palais, Maria était réputée souffrante et nul ne devait s’aventurer aux alentours de la chambre où elle reposait. C’était Felicia et Felicia seule qui s’occupait d’elle, lui montait ses repas et lui donnait les soins que nécessitait « son état ».
Cela dura six mois. Six mois de bonheur absolu, de passion folle, au cours desquels les deux amants ne respirèrent que l’un par l’autre. Mais Naples, comme toutes les autres villes du monde, était peuplée d’yeux qui savaient voir et de langues agiles. Bientôt, don Gesualdo fut à peu près le seul dans la vice-royauté à ignorer son infortune. Quand il partait à la chasse, les voisins souriaient. On chuchotait que, du chasseur ou du gibier, nul ne savait lequel était le mieux encorné. On chuchotait même tellement, qu’un matin, la princesse reçut la visite de son jeune oncle, Alfonso d’Avalos, marquis del Vasto. C’était un fort beau jeune homme, fort élégant, et l’arbitre incontesté des élégances napolitaines. Maria l’aimait beaucoup et Alfonso le lui rendait bien.
Il commença par l’embrasser à plusieurs reprises, lui fit compliment de sa mine et de sa toilette, puis s’installa dans un vaste fauteuil couvert de tapisserie, en prenant bien soin de ne pas froisser son merveilleux pourpoint de soie feuille morte brodée d’or.
— Or çà, ma mie, fit-il avec un grand sourire, je viens vers vous en ambassadeur extraordinaire. Le vice-roi m’envoie mettre quelques grains de sagesse dans votre tête folle.
— Son Altesse est bien bonne, répondit Maria en riant, mais je me porte à merveille.
— Vous m’en voyez charmé, ma chère nièce, mais il se pourrait que cette belle mine qui vous va si bien et cet air de bonheur qui vous fait encore plus jolie ne durent pas aussi longtemps que vous le voudriez.
En dépit du beau soleil qui réchauffait la pièce, Maria ne put retenir un frisson. Sous les paroles aimables de son jeune oncle, elle avait senti poindre une menace.
— Que voulez-vous dire ?
— Que don Gesualdo est un imbécile, ce dont personne ici ne saurait douter, mais qu’il ne l’est pas au point que vous imaginez. Il n’est bruit, dans Naples, que de vos amours avec le comte d’Andria… et si ce bruit venait aux grandes oreilles de votre époux…
— Pourquoi voulez-vous qu’il sache ? Je prends toutes les précautions possibles et je me garde bien.
— On ne se garde jamais assez. Je sais que les époux sont en général les derniers informés, mais songez, Maria, que si votre époux, qui est vindicatif et cruel, apprenait son infortune, ni moi, ni votre père, ni même le vice-roi ne pourrions rien pour vous. Vous êtes sa femme et il a sur vous tous les droits.
Le ton sérieux d’Alfonso impressionnait Maria, mais quand il ajouta :
— Ne pourriez-vous… rompre ?
— Jamais ! s’écria-t-elle. J’aime Filippo, il m’aime, et rien ni personne ne pourra nous séparer. Sans lui, je n’ai plus de raisons de vivre.
— Tâchez qu’il ne vous donne pas de raisons de mourir. Soyez prudente, Maria, je vous en conjure.
— Je le serai, je vous promets. D’ailleurs, Filippo ne vient ici que lorsque don Gesualdo est à la chasse. Et vous savez que même le siège de Naples ne saurait détourner le prince de Venosa quand il traque le gibier. Je n’ai donc rien à craindre.
— Dieu vous entende, soupira Alfonso. Quant à moi, j’ai transmis le message. Votre tante Vittoria se soucie de vous et serait au désespoir qu’il vous arrivât malheur.
— Dites à ma belle tante que je l’aime… et que je me garderai.
Mais le soir même, dans les bras de Filippo, Maria oublia toutes ses belles résolutions de prudence. Gesualdo était parti chasser sur le Vésuve et la vie est si belle quand on s’aime ! À dix-sept ans, le danger paraît toujours illusoire.
Un mois plus tard, quand les lourdes chaleurs de l’été se firent plus supportables, don Gesualdo décida d’aller chasser dans ses terres romaines.
— Venez-vous avec moi ? demanda-t-il à sa femme.
— Souhaiteriez-vous ma présence ? s’étonna la jeune femme. Vous n’aimez guère m’emmener quand vous allez à Rome, cependant.
— En effet. Je crains pour vous la fatigue du voyage, mais si par hasard, cela vous tentait…
— Oh non, fit Maria en riant. Je n’y tiens vraiment pas. Il fait encore trop chaud et il y a trop de poussière sur les grands chemins.
— Restez donc, fît le prince en haussant les épaules. Je suis certain que vous saurez m’attendre sans impatience.
L’étrange tournure de cette phrase ne frappa pas Maria. La jeune femme n’avait qu’une hâte : voir son époux tourner les talons pour expédier Felicia chez Filippo. Quand don Gesualdo s’en allait à Rome, les deux amants avaient de longues journées et de belles nuits devant eux.
Le prince de Venosa et ses hommes n’avaient pas encore franchi les portes de Naples que la vieille nourrice galopait déjà sur le chemin du palais d’Andria. Une heure après, le jeune homme arrivait chez son amie.
La nuit de septembre était belle et douce. Dans la chambre de Maria, ouverte sur les parfums du jardin, aucun bruit ne se faisait entendre. La veilleuse d’huile parfumée, dans sa lampe dorée, éclairait le lit en désordre sur lequel reposaient les deux amants, épuisés de bonheur. Sur une petite table, des fruits, des flacons n’avaient pas été touchés… Au-dehors, sur la branche d’un grand pin, un rossignol chantait… Alentour, Naples dormait en attendant que le soleil lui rendît sa vie exubérante.
Nul n’entendit ouvrir une porte qui donnait directement sur le jardin. Nul ne vit une troupe de dix hommes, armés jusqu’aux dents et masqués, s’y glisser. Sur le sable des allées, les hommes ne faisaient aucun bruit. On eût dit un cortège d’ombres qui volaient, d’un massif à une statue… Ils atteignirent le palais. Aucun grincement de porte ne signala leur entrée.
Mais quelques instants plus tard, un cri rauque, vite éteint, éveilla Maria en sursaut. Elle se dressa sur son séant, secoua Filippo :
— Écoute !
Un gémissement, maintenant, puis la lourde chute d’un corps. Des bruits de pas… Le faible cri d’une voix expirante :
— Maria… Ma…
— C’est Felicia, s’écria la jeune femme… Mon Dieu !
Déjà Filippo sautait à bas du lit mais en même temps, la porte s’envolait plus qu’elle ne s’ouvrait et Don Gesualdo, à la tête de ses hommes, fonçait dans la chambre, l’épée à la main. Maria poussa un hurlement.
— Fuis, fuis, Filippo…
— Trop tard ! grogna le mari offensé. Il ne fuira plus jamais.
Sans permettre au jeune homme d’atteindre sa propre épée, il bondit sur le couple, l’épée haute. Un dernier réflexe d’amour jeta Filippo devant Maria pour lui faire un rempart de son corps. Mais déjà la dague du mari s’enfonçait dans la gorge de l’amant qui roula sur les marches du lit dans un flot de sang. Cette vue ne calma pas la fureur de don Gesualdo qui porta encore au cadavre trois coups d’épée.
— Et d’un, fit-il. À l’autre…
Son œil flambant de fureur cherchait maintenant la jeune femme. Il l’aperçut bientôt, à demi dissimulée dans les rideaux du lit auxquels elle s’accrochait désespérément. Lentement, avec un mauvais sourire, il marcha vers elle.
— Sois tranquille, garce, tu vas aller le rejoindre ton beau freluquet.
D’une brusque secousse, il arracha le rideau, jetant du même coup la jeune femme complètement nue au milieu de la chambre. Par les trous de leurs masques, les yeux des assassins brillaient comme des charbons… La malheureuse, éperdue, voulut fuir mais l’antichambre était barrée. Par la porte entrouverte elle aperçut le cadavre de Felicia, poignardée elle aussi, chercha refuge contre un mur où elle se plaqua.
— Tu as peur, hein ? grinça le prince. La mort te plaît moins que les bras de ton amant.
Il ajouta une injure ignoble puis, rapidement, de la pointe de son épée traça sur le ventre de Maria une croix sanglante. La jeune femme gémit de douleur.
— Par pitié… tuez-moi vite…
— Pourquoi, ironisa Gesualdo. Je ne suis pas pressé. Holà, vous autres, voyez donc la belle allure d’une épouse adultère.
— Tuez-moi, vous dis-je ! cria la jeune femme, vous voyez bien que votre vue me fait horreur.
Si elle avait espéré forcer sa colère à lui porter le coup fatal, Maria avait bien calculé. Avec un cri de rage, le prince bondit sur elle. L’épée jeta un éclair sinistre dans la lueur de la veilleuse puis s’enfonça tout entière dans le ventre déjà blessé.
— Jésus ! cria la jeune femme en s’écroulant aux pieds de son meurtrier.
Mais comme tout à l’heure pour Filippo, la fureur de Gesualdo n’était pas calmée par ce simple coup d’épée. Il en porta encore deux autres au corps étendu, abrégeant ainsi une agonie qui eût pu être longue. Le troisième coup atteignit le cœur et Maria roula auprès de Filippo, une mousse sanglante aux lèvres, les yeux grands ouverts sur l’éternité.
Alors, le prince de Venosa se tourna vers ses hommes :
— Jetez ces deux charognes dans la cour, ordonnat-il en désignant les deux cadavres, et ouvrez grandes les portes. Je veux qu’on sache comment je me venge.
Quelques instants plus tard, les corps de Maria et de Filippo, jetés par une fenêtre du premier étage, s’étalaient au centre de la cour d’honneur. Le jour se levant peu après éclaira un terrible spectacle : deux corps nus et sanglants abandonnés à la curiosité et à la cruauté des passants.
Toute la journée ceux-ci se pressèrent à la porte du palais, contemplant ces deux cadavres qui avaient été des êtres jeunes et beaux et autour desquels bourdonnaient les mouches. Mais personne n’eut même envie de se moquer. Les hommes étaient précipitamment leurs bonnets, les femmes se signaient : tous étaient terrifiés. Seuls, des chiens vinrent lécher le sang. Debout à une fenêtre, don Gesualdo, les bras croisés, regardait.
Il savait qu’il n’avait rien à craindre de la justice du vice-roi. Si grand que fût le chagrin du marquis de Pescara, il ne pouvait s’attaquer à un époux qui avait vengé son honneur. La justice de don Gesualdo, brutale et féroce, était aux couleurs du temps. Il n’avait fait qu’exercer son droit d’époux bafoué…
Mais ce que pouvait le vice-roi, c’était faire cesser le scandale de cette barbare exposition. Au coucher du soleil, un envoyé du palais vint ordonner au prince de Venosa de remettre les restes de Filippo d’Andria et de Maria d’Avalos à chacune des deux familles afin que leur fût donnée une sépulture chrétienne. Force fut à don Gesualdo de s’incliner.
Le lendemain, il repartait pour ses terres de Basilicate. Les couleurs du temps voulaient aussi qu’une famille vengeât son enfant abattue, même si elle était adultère, et le prince de Venosa n’avait pas envie de mourir. Il voulait encore chasser…