III


Le cœur de Lucrèce

Le soir tombait sur Rome. La lourde chaleur qui avait accablé la ville tout au long de ce jour d’août 1497 demeurait encore, à peine allégée. Elle semblait sourdre des murs de chaque maison, de chaque palais. Le Tibre, presque à sec, montrait ses bancs de sable comme un vieux tapis sa corde. Et des marais d’alentour montaient les effluves pestilentiels qui chaque été ramenaient, avec la malaria, le spectre redoutable de la mort noire.

Mais le cavalier qui galopait à bride abattue vers le Colisée ne se souciait ni de la chaleur ni de la peste menaçante. Il passa comme une tempête devant les ruines imposantes du palais de Septime Sévère, se dirigeant vers les thermes de Caracalla. Mais il n’allait pas visiter les ruines, si belles fussent-elles.

Presque en face des thermes, s’élevaient les murs épais d’un couvent, ceinture visiblement trop étroite pour la luxuriante beauté du jardin qu’ils enfermaient. C’était le couvent des dominicaines de San Sisto, une ancienne et noble oasis de paix où l’on recevait les filles de l’aristocratie romaine.

Le cavalier mit pied à terre et se pendit à la cloche du tour. La blanche silhouette d’une religieuse apparut alors derrière l’étroite fenêtre grillée, visage immobile éclairé par la flamme d’une chandelle.

— Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? Les hommes ne sont point admis à cette heure tardive.

— Je sais, ma sœur. Mais je suis Pedro Caldès, camérier de Sa Sainteté le pape, et j’ai un message pour Madame Lucrèce, sa fille bien-aimée.

Le visage disparut du grillage. Un instant, le messager demeura dans l’obscurité. Puis il y eut un bruit de pas légers et une petite porte basse s’ouvrit avec un léger grincement. Un fantôme blanc était devant lui, une chandelle à la main.

— Venez !

Pedro Caldès suivit la religieuse dans l’ombre d’un cloître tout parfumé par les plantes médicinales de son jardin intérieur. Elle ouvrit devant lui une porte, et le jeune homme se trouva dans une chambre qui n’avait rien de commun avec une cellule de moniale. Elle était élégamment et même luxueusement meublée.

Une jeune femme, toute vêtue de mousseline noire, s’y tenait à demi étendue sur une profusion de coussins entassés sur le tapis et feuilletait nonchalamment un gros livre. Elle leva les yeux sur l’arrivant et lui sourit avec lassitude tandis que la religieuse s’éloignait.

— C’est toi, Perrotto ? Tu m’apportes des nouvelles ?

Perrotto était le petit nom d’amitié que le pape avait donné à ce jeune serviteur. Celui-ci mit le genou en terre devant Lucrèce qui s’était relevée et ne répondit pas. Il se contentait de la regarder et pensait qu’elle n’avait jamais été aussi belle que dans ces voiles noirs, ce deuil sévère qu’elle portait obstinément depuis que, le 16 juin précédent, le corps de son frère préféré, Juan, duc de Gandia{5}, avait été retrouvé percé de dix-neuf coups de poignard.

Cela avait été une très sombre histoire. Elle avait mené le pape aux limites du désespoir quand, au matin de ce jour de juin, un marchand de bois du Tibre était venu rapporter l’étrange scène qu’il avait surprise alors que, caché derrière une pile de bois, il montait une garde personnelle contre les voleurs : un cavalier dont le cheval portait un corps inerte en travers de sa selle était arrivé en pleine nuit au bord du fleuve avec deux serviteurs qui, sur son ordre, avaient jeté le corps à l’eau. Or, depuis deux jours, on s’inquiétait du fils aîné d’Alexandre VI et les recherches aussitôt ordonnées n’avaient été que trop concluantes : le cadavre était bien celui de Juan. Quant au meurtrier, son nom n’avait fait de doute pour personne : c’était son propre frère, César, dont son père avait fait un cardinal de Valence.

Une scène affreuse mais secrète avait opposé Alexandre à César. Depuis, chacun au Vatican avait eu l’impression que le véritable maître n’était plus le pape, mais son étrange fils dont on commençait seulement à soupçonner à quel point il pouvait être redoutable.

Lucrèce s’était contentée de pleurer et de s’habiller de deuil, et cela lui convenait. Sa blondeur frêle y devenait plus touchante encore, sa peau claire plus diaphane, ses jolis yeux bleus plus doux. Mais à cette minute, elle oubliait son chagrin, heureuse de l’admiration que ne lui ménageaient pas les yeux de Perrotto.

— Eh bien, s’impatienta-t-elle gentiment. Quelles nouvelles ?

— Il n’y a pas de nouvelles, Madona.

— Vraiment ? Alors pourquoi viens-tu ?

Le jeune homme baissa la tête.

— Pour vous voir… seulement pour vous voir. Depuis que vous êtes partie, depuis que vous vous cachez dans ce couvent, il n’y a plus de soleil dans Rome, plus de lumière au palais. Pardonnez-moi ! Il fallait que je vous le dise.

Si, depuis deux mois, Lucrèce avait fui le Vatican pour enterrer ses dix-sept ans dans ce couvent San Sisto qui avait été celui de son enfance, ce n’était pas avec l’intention d’y pleurer la mort de son frère, mais de s’enfermer avec ses chagrins et de fuir le scandale d’un procès en nullité de mariage.

Quatre ans plus tôt – elle avait alors treize ans –, son père l’avait mariée, sans lui demander son avis d’ailleurs, à l’un de ses condottieri, Jean Sforza, seigneur de Pesaro, qui avait le double de son âge. Depuis, le mariage avait cessé d’être profitable aux Borgia pour plusieurs raisons, la meilleure étant que les Sforza, maîtres de Milan, n’avaient pas apporté au pape toute l’aide qu’il souhaitait lors de la récente incursion en Italie des Français du roi Charles VIII. En outre, leur étoile pâlissait à Milan. Enfin, Sa Sainteté et son fils César souhaitaient joindre Pesaro, la ville du jeune homme, aux États pontificaux.

Partisan des moyens simples, César avait d’abord tenté de faire assassiner Sforza ; mais prévenu par sa femme indignée, le mari avait réussi à s’échapper. Alors, on avait trouvé mieux : le procès en nullité. Cause : l’impuissance du mari.

Après quatre ans de mariage, et aussi les quelques histoires de femmes que Sforza avait eues à Rome, ce procès faisait sourire car la réputation des Borgia était déjà bien établie et il n’était personne chez leurs nombreux ennemis qui ne se plût à répéter que l’on allait essayer de faire passer pour vierge « la plus grande putain de Rome »… ce qui était fort exagéré.

Et Lucrèce, pour fuir le ridicule, le scandale et la boue, était venue s’enfermer à San Sisto. Est-ce qu’après avoir réclamé le droit de faire devant ses juges la preuve de sa virilité, Jean Sforza pris de peur n’avait pas envoyé, depuis Milan, une lettre déclarant qu’il n’avait jamais consommé son mariage pour la bonne raison qu’il était impuissant… ce qui était tout aussi exagéré ?

Depuis ce jour, la jeune femme, humiliée, refusait farouchement de quitter le couvent. Elle avait même fait repousser une attaque en règle des gardes envoyés par son père pour la ramener de force au Vatican. Peut-être parce qu’elle avait peur à présent, et qu’elle ne savait plus très bien de quelle nature étaient les sentiments que lui inspiraient le pape et César : de l’affection, de la crainte… ou du dégoût ? Peut-être aussi parce que l’un et l’autre l’aimaient trop… beaucoup trop, et d’une façon un peu trop équivoque pour un père et un frère.

Que leur politique leur fît considérer son mariage avec Sforza comme sans intérêt à présent était une chose, mais qu’elle acceptât, à cause de cette politique, d’affronter les regards, les sourires entendus, les chuchotements, en était une autre. Elle n’avait jamais aimé Sforza, qui n’était ni beau ni amusant et, jusqu’alors, avait considéré son père et ses frères comme ce qu’il y avait de plus merveilleux au monde, mais elle gardait un sens étrange de sa dignité et cette dignité était blessée.

— Je ne quitterai San Sisto que lorsque je pourrai le faire la tête haute ! avait-elle fait répondre aux divers envoyés du pape.

Aussi, ce soir, considérait-elle avec curiosité le visage ardent de Perrotto. Que croire ? Qu’il l’aimait vraiment ? Au point d’oser cette folie de venir le lui dire au fond d’un couvent ? Ou bien qu’il s’agissait là d’une ruse pour lui rappeler les joies que le monde réserve à une jeune femme très belle et la ramener pieds et poings liés au Vatican ?

Elle n’hésita pas longtemps. Pedro Caldès était beau, jeune, ardent, et si passionnément épris qu’il était impossible de ne pas sentir la sincérité de son amour. Il y avait dans ses yeux sombres d’Espagnol une chaleur qui ne trompait pas. Et puis, pour dire la vérité, la jeune Lucrèce commençait à s’ennuyer ferme au fond de son cher couvent. La compagnie des fleurs, si parfumées fussent-elles, ne pouvait lui suffire longtemps.

Parfois, d’ailleurs, elle éprouvait quelque nostalgie en évoquant son joli palais de Santa Maria in Portico, à la porte même du Vatican, où son père l’avait installée en compagnie d’Adriana Mila et de sa belle-fille, l’éblouissante Giulia Farnèse… devenue quelques mois après son mariage la maîtresse bien-aimée du pape, à qui elle avait donné une petite fille, Laura. Une autre femme avait rejoint ce que l’on pourrait appeler « le harem » : Sancia d’Aragon, fille bâtarde du roi de Naples et mariée à l’insignifiant Joffré, le plus jeune des Borgia. Sancia était une joyeuse fille, qui aimait la vie, les beaux garçons et qui, lorsqu’elle ne trompait pas Joffré avec César dont elle était la maîtresse, s’accordait de rapides passades avec de jeunes Romains bien tournés.

Et il était arrivé à Lucrèce d’envier la liberté de sa belle-sœur, de se dire qu’après tout, il n’y avait aucune raison pour qu’elle n’en fît pas autant. Ce soir, en regardant Perrotto à ses pieds, elle le pensait avec plus de conviction encore que de coutume. Après tout, elle avait dix-sept ans, elle était belle… et la vie pouvait l’être aussi. Quant à sa réputation dans Rome, elle était déjà détestable : pourquoi n’en pas profiter ?

Elle finit par laisser le jeune homme prendre ses deux mains et y enfouir son visage, mais il ne pouvait s’attarder alors qu’on le savait dans le couvent.

— Reviens demain à pareille heure, lui dit-elle tout bas. Va à la petite porte au fond du jardin et attends : Penthésilée, ma suivante, t’ouvrira et te mènera à moi.

Perrotto repartit, le soleil au cœur. Et le lendemain, il devenait l’amant de Lucrèce.

Ce furent pour la jeune femme des nuits rafraîchissantes dans l’ombre parfumée du jardin, des nuits qui l’aidèrent à prendre son mal en patience et qui, grâce à la jeune Penthésilée, bénéficièrent du plus grand secret, car les nonnes ne s’aperçurent jamais de rien… ou peut-être ne voulurent-elles s’apercevoir de rien. C’était plus prudent, et l’on avait parfois, dans les couvents italiens de cette époque, de ces crises d’aveuglement compliqué de surdité.

Mais quand, au mois de décembre, Alexandre VI enjoignit sévèrement à sa fille de quitter son couvent pour assister à la proclamation de son divorce, Lucrèce jugea qu’il était plus prudent cette fois de ne pas résister et de quitter un asile qui risquait de devenir prison : elle était enceinte de plusieurs mois et cela ne tarderait plus à se voir.

Deux mois plus tard, un batelier du Tibre repêchait deux cadavres : celui du pauvre Perrotto et celui de la jeune Penthésilée, pour laquelle, cependant, on assurait que le pape avait des bontés. Tous deux avaient été étranglés… par ordre de César Borgia.

En apprenant cette macabre découverte, Lucrèce trouva dans sa colère et son indignation le courage de faire à son frère une scène au cours de laquelle la douceur du caractère et l’aménité de l’éducation firent place à une violence tout espagnole.

— Je crois que je te hais ! cria-t-elle. Tu ne sais que faire le mal, blesser, torturer, tuer… tuer tout ce que j’aime ! D’abord notre frère Juan que tu as lâchement assassiné et à présent, mon pauvre Perrotto et la gentille Penthésilée… Misérable !

César n’était pas patient, et en outre, trop espagnol pour tolérer les injures d’une femme, fût-elle sa sœur bien-aimée.

— Cesse de pleurnicher ! gronda-t-il. Voilà bien de beaux sujets d’embarras : un domestique, une servante… Que représentent-ils auprès de la grandeur de notre maison ?

— La grandeur de notre maison ? Ne me dis pas que ce crime lui était nécessaire ! Tu es un tyran, César, et tu ne tolères pas mes amis.

Le beau visage dur du jeune Borgia se fit de pierre. Ses yeux sombres eurent un éclair meurtrier. Sans douceur, il saisit sa sœur aux poignets et se mit à la secouer.

— Tes amis… Où as-tu été chercher des goûts aussi misérables ? Tu as fait ton amant de ce garçon de rien et quand je parle de la grandeur de notre maison, c’est uniquement pour te rappeler que tu es enceinte, bien près d’accoucher. Voulais-tu que ces gens vivent pour pouvoir dire un jour que la fille du pape, cette vierge timide séparée de son époux pour non-consommation de son mariage, est grosse d’un bâtard ?

— Bâtard ou non, c’est « mon » enfant ! Vas-tu le tuer, lui aussi ? Si tu oses y toucher…

César desserra son étreinte et, brusquement, se calma.

— N’aie crainte. Il vivra, je t’en engage ma parole, mais il passera pour mien. J’ai commencé à faire courir le bruit que Camilla, ma maîtresse, est enceinte. Bientôt, tu t’éloigneras de Rome, elle aussi, et quand elle reviendra, l’enfant sera auprès d’elle. Toi, tu demeureras pure, inattaquable.

— Mais je veux garder mon enfant, je veux l’élever ! s’écria Lucrèce, déjà en larmes.

— Alors, il mourra, dès sa naissance ! Je ne laisserai pas le fils d’un domestique se mettre en travers de ma politique, car notre père et moi avons décidé que tu te remarierais prochainement.

— Me remarier ? moi ?

— Pourquoi pas ? Tu as l’âge, tu es belle, tu as subi une… épreuve aux mains d’un malheureux impuissant. Il est temps que tu prennes un véritable époux.

— Et qui donc ?

Comme par magie, les larmes de la jeune femme avaient cessé. D’abord, elle savait qu’un combat contre César était perdu d’avance, qu’il était le plus fort et qu’elle n’était pas de taille. Et puis, peut-être trouverait-elle là quelque agrément… Elle se sentait bien seule depuis la disparition de Perrotto.

— Un fils du roi de Naples, bâtard mais légitimé. Il se nomme Alphonse, duc de Bisceglia… Il a ton âge… on le dit aimable… beau même. Enfin, on le prétend.

Tout à coup, les mots paraissaient franchir avec peine les lèvres minces du cardinal et Lucrèce le regarda avec surprise. Elle connaissait l’étrange amour que lui portait son frère, un amour jaloux, exigeant, qui ne tolérait surtout pas qu’elle s’attachât à un autre homme. Leur frère Juan en avait su quelque chose, ainsi que le pauvre Perrotto… pourtant, il parlait d’un époux jeune, beau… C’était étrange. Ou alors il fallait que la politique napolitaine fût bien exigeante.

— Tu veux me marier, toi ?

— J’ai dit « notre père et moi », riposta-t-il, le visage fermé. Nous avons besoin d’un appui à Naples.

— N’en avons-nous pas déjà un avec Sancia ?

— C’est une femme. Le lien sera plus fort avec Alphonse, qui est d’ailleurs son frère. Au surplus, je crois qu’il ne sera guère encombrant. Tu l’aimeras… bien. Ce sera suffisant.

Il y eut un silence que seul troublait le crépitement du feu de bois. Depuis qu’elle avait regagné son palais, Lucrèce avait toujours froid. Pour elle, on allumait dans les cheminées des forêts entières. Le regard bleu de la jeune femme se perdit dans les flammes. Au bout d’un moment, elle murmura :

— Tu es d’Église, César, tu es cardinal, et cependant tu as des maîtresses, tu trompes, tu assassines.

Le rire de Borgia éclata, sonore, renvoyé et amplifié par les caissons dorés du haut plafond.

— Décidément, les nouvelles même proches ne viennent guère à toi. Il est vrai que celle-ci est toute fraîche : je vais quitter l’Église. Au surplus, je n’ai reçu que les ordres mineurs. Notre père m’envoie en France porter au nouveau roi Louis XII la bulle dont il a besoin pour se séparer de Jeanne de France, la boiteuse, et épouser la veuve de Charles VIII. Or, cette bulle, il faudra qu’il la paie… un bon prix même. Je veux un titre, un nom, une épouse même… Mais laissons cela. Tu ne dois plus songer qu’à épouser Alphonse.

Elle détourna la tête pour qu’il n’y vît pas se lever quelque chose qui ressemblait à l’espérance.

— J’épouserai Alphonse, dit-elle seulement d’une voix unie.

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