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La main de Valentina tremblait. Pas à cause de l’œil de Liev Popkov qui gisait au fond d’une cuvette, sur la table de la cuisine, ni à cause du sang qu’il avait perdu ou de l’os apparent sur son front, sous une plaie oblique. Il avait dû déployer des efforts surhumains pour revenir, à cheval, lui raconter ce qu’il s’était passé. Ce n’était pas non plus la mort d’Héros qui la troublait.

Elle tremblait pour Jens.

Elle avait nettoyé la tête de Popkov, extrait l’œil écrasé, désinfecté l’orbite, puis elle lui avait fait boire de la vodka jusqu’à ce qu’il puisse parler.

— C’est Arkine qui l’a, balbutia-t-il.

C’est Arkine qui l’a.

En songeant au genou explosé de l’ancien chauffeur, elle se servit une vodka.

*

La première sensation de Jens fut un goût de sang dans la bouche. Peu à peu, des images apparurent, puis son esprit se remit en marche, jusqu’à ce que les pensées se bousculent dans sa tête. Il ouvrit les yeux.

Une cellule de prison.

Une ampoule entourée d’une grille, au plafond, projetait une lueur blafarde. Elle ne s’éteignait jamais. La porte métallique dotée d’un œilleton et d’une trappe constituait le seul élément digne d’intérêt de cette pièce exiguë, outre les murs en briques, un seau dans un coin, une cuvette en émail dans un autre. Il était allongé sur une étroite paillasse, entre un matelas et une couverture nauséabonds.

Il avait mal à la tête et voyait trouble d’un œil. Sa joue était maculée de sang séché. Dès qu’il se leva, la pièce se mit à tourner, mais il atteignit la porte qu’il se mit à marteler du poing.

— Arkine ! Espèce de salaud ! Ouvre-moi !

Il se déchaîna pendant une heure, peut-être deux, jusqu’à se meurtrir les jointures des doigts. Ils lui avaient pris ses chaussures, de sorte qu’il ne pouvait s’en servir pour frapper. Il se laissa glisser à terre et, enfin, s’autorisa à réfléchir.

Arkine n’entra qu’une seule fois dans la cellule. Au fil des jours, Jens entendit claquer d’autres portes, des pas traînants dans le couloir, les cris des gardiens et, parfois, les gémissements des prisonniers qui incitaient Jens à réagir. Les cris étaient réprimés sans tarder.

Jens vivait dans un univers parallèle, sans voir personne. Deux fois par jour, on lui passait de la nourriture et de l’eau par la trappe, un kacha très léger le matin et un bouillon le soir. Un morceau de lard gras ou de chou était un événement. Chaque matin, on vidait son seau d’aisance par cette même trappe. Pour se laver, il utilisait un peu de sa ration d’eau, qu’il versait dans la cuvette émaillée. L’eau était précieuse. Il y trempait le bout des doigts et pensait à toute celle qu’il avait gaspillée avec insouciance. Désormais, il était comme les habitants des taudis groupés autour des pompes, dans les cours, pour ne pas en perdre une goutte.

Chaque jour, il s’attendait à voir des gardiens, des hommes aux poings puissants, armés de barres de fer. Personne ne vint. Aussi, quand Viktor Arkine entra dans la cellule, au bout de quatre semaines d’isolement, Jens faillit lui sourire. Il demeura assis sur son matelas, adossé au mur, et l’observa avec attention. Derrière Arkine se tenaient trois gardiens en uniforme, munis de menottes et de chaînes.

— Jens Friis, énonça Arkine d’un air de dégoût, je tiens à porter quelque chose à ta connaissance.

Jens se leva. Il était plus grand qu’Arkine, de sorte que ce dernier devait lever la tête vers lui.

— La seule chose que je veux savoir, c’est quand je vais sortir de ce trou à rat.

— Patience ! Tu es ici chez toi pendant encore un bon moment.

Ses yeux s’assombrirent et il porta la main à sa jambe.

— Et mon genou me fera penser à toi pendant encore longtemps.

— J’aurais préféré te faire sauter la cervelle, dans cette cour d’hôpital.

Arkine se crispa et, l’espace d’un instant, Jens crut qu’il allait perdre le contrôle de lui-même. Sous son masque d’arrogance et de dureté couvait une rage que Jens décelait dans ses yeux gris.

— Qu’es-tu venu me dire, alors ?

— Que j’ai couché avec ta femme, dans l’isba, dans les marais.

— Tu mens.

— C’est la vérité.

— Sale menteur ! Valentina te déteste. Elle ne te laisserait pas poser la main sur elle sans t’arracher les yeux.

— C’était son idée et elle a adoré ça.

Jens le prit par surprise et lui assena un violent coup de poing au visage. Les gardiens firent usage de leurs barres de fer, mais Jens eut la satisfaction de voir le sang d’Arkine couler. Furieux, il l’essuya de son poignet.

— Je le connais, Friis. Je connais chaque parcelle de son corps. Son grain de beauté sur la cuisse, je l’ai embrassé, et la minuscule cicatrice qu’elle a sur les côtes. Je l’ai sucée jusqu’à la faire gémir. Et sa touffe brune… Et j’ai glissé les doigts entre ses cuisses et…

Si les trois gardes n’avaient pas lancé leurs chaînes sur Jens, il aurait tué Arkine.

— Dégage !

Affichant un sourire satisfait, Viktor sortit en claudi-


quant.

Pendant huit mois, Valentina chercha Jens sans relâche. Dans toute la ville, des personnes disparaissaient. Nul ne voulait savoir, nul ne s’en souciait. Les gens avaient trop peur. Des groupuscules sillonnaient la cité, ouvraient les prisons et massacraient les policiers. Ils incendiaient les belles demeures et avaient déjà mis le feu à un palais de justice et aux locaux de la police secrète. Des agents de l’Okhrana pendaient des réverbères et les rues étaient couvertes de bannières rouges et d’affiches appelant à anéantir les tyrans.

Valentina se montra si prudente que les gens ne la reconnaissaient plus. Elle s’habillait comme une paysanne, les cheveux tressés sous un foulard et des galoches aux pieds. Elle avait les joues émaciées et le teint blafard d’une ouvrière, les épaules voûtées et les yeux baissés pour dissimuler la rage qui brûlait en elle. Elle embrassait Lydia et la laissait dans sa chambre avec son train miniature et ses livres. Hélas, nul n’avait de nouvelles d’un ingénieur danois du nom de Jens Friis.

Le 2 mars 1917, Nicolas II fut contraint d’abdiquer et se retrouva assigné à résidence à Tsarskoïe Selo, avec sa famille, avant de prendre le train vers la Sibérie. Petrograd se colora de rouge : brassards, rubans, insignes. Alexandre Kerenski, qui dirigeait le gouvernement provisoire, céda à la panique en voyant la ville sombrer dans le chaos. Le général Kornilov, le commandant en chef des armées, fut limogé et la guerre contre l’Allemagne vit s’enchaîner les défaites. Le peuple russe priait pour que vienne la fin des hostilités.

Ce fut un été de tumulte.

Toutefois, c’était dans le cœur de Valentina que régnait le plus grand trouble. Vidé de toute substance, il n’était plus qu’une coquille sombre et pesante. Était-ce ce que l’on appelait avoir le cœur brisé ?

Le plus étrange, c’était que ses yeux se rappelaient ce que son cœur avait oublié. La nuit, seule dans son lit, elle pleurait, s’efforçant de libérer sa souffrance. Son corps se languissait de celui de Jens, entre les draps, de la


puissance de ses coups de reins. Elle huma son parfum sur son oreiller qu’elle enlaçait lors de ces heures interminables. Elle portait la chemise de Jens pour dormir, ses chaussettes dans ses bottes et son épingle de cravate sur le col de sa blouse. Elle utilisait sa brosse à cheveux et sa brosse à dents, se parfumait de son eau de Cologne. Si elle avait pu se servir des instruments posés sur son bureau, elle l’aurait fait, mais elle se contentait de garder sa montre dans sa poche.

Elle n’avait pas revu Liev Popkov depuis qu’elle avait soigné ses blessures à la tête et ne s’en plaignait pas. Elle lui avait affirmé qu’elle ne lui reprochait pas la capture de son mari et il lui avait répondu ne pas lui en vouloir pour la perte de son œil. Ils mentaient, bien sûr. Elle se consacra donc à la recherche de Jens. Elle retourna dans l’ancien logement de Varenka, en vain. Le mari de la femme aux allures de tzigane affirma n’avoir jamais entendu parler de Viktor Arkine, malgré l’argent qu’elle lui remit. Elle se rendit dans le sous-sol nauséabond où croupissait Larissa Sergueïeva, où elle fit chou blanc également.

À l’église, on l’informa que le prêtre n’était pas là. Pas celui qui lui avait menti. Il avait été fouetté à mort par les troupes tsaristes, dans son village, sous les yeux de sa fille, une image qui n’ébranla même pas le cœur de Valentina. Dans sa tenue modeste de paysanne, elle se rendait à des réunions, un ruban rouge agrafé sur la poitrine. Elle assistait aux réunions dont elle avait vent, souriait à des personnages qu’elle haïssait, parlait à des hommes qui voulaient fusiller tous les ministres du gouvernement, accompagnait des ouvrières d’usine dans des bars. Dans l’un d’eux, elle joua même du piano. Elle portait des gants pour dissimuler ses mains délicates.

Personne ne savait rien sur Viktor Arkine. Qu’avait-il fait ? Était-il retourné à Moscou ? Était-il avec Jens ?

Où es-tu, Jens ?

Quand elle lui parlait, elle sentait poindre une petite étincelle dans son cœur, comme quand elle s’installait sur la peau de cerf, sa fille sur ses genoux, pour lui lire les prouesses d’Isambard Kingdom Brunel.

*

Parfois, Viktor Arkine espionnait Elizaveta et Valentina.

Surtout quand il était lassé des réunions, des cris et des querelles de ceux qui voulaient imposer leur volonté et leurs idées, leurs nouveaux projets, leurs nouvelles règles. Kerenski s’en prenait aux bolcheviques, brisant les presses de la Pravda et les locaux du comité central du journal. Il avait ordonné l’arrestation de Zinoviev et Kamenev pour avoir mené campagne contre la guerre, et même de Lénine, qui avait dû partir une nouvelle fois se cacher.

Mais le grand jour était proche. Ce chaos ne pouvait perdurer. Avec une garde rouge de vingt-cinq mille combattants à Petrograd et le soutien des marins de la Baltique, ils avaient déjà repoussé l’assaut du général Lavr Kornilov. Arkine brûlait de voir les bolcheviques s’emparer de tout le pays lors d’un coup d’État sanglant, mettre fin à cette parodie de gouvernement. Dans une arrière-salle, à l’abri des oreilles indiscrètes, il avait confié à Lénine le besoin d’effacer les autres partis révolutionnaires. Il n’y aurait ni mencheviques, ni révolutionnaires socialistes, ni cadets. Un seul parti régnerait, et ce serait celui des bolcheviques. La Russie avait besoin d’une poigne de fer.

C’était pourquoi Arkine avait regagné Petrograd, pour être aux côtés de Lénine et veiller à ce que les chefs révolutionnaires concurrents croupissent à la forteresse Pierre-et-Paul. Dans ces moments de fatigue, quand son genou le faisait plus souffrir que de coutume, il se laissait aller à observer Elizaveta et Valentina dans la rue. Valentina était intelligente. Un vrai caméléon qui se cachait sous ses vêtements mornes pour se fondre dans son environnement,


persuadée de tromper son monde. S’imaginait-elle vraiment qu’un homme pouvait oublier un tel visage ? Au fil des années qu’il avait passées à Moscou, l’aînée des filles Ivanov avait embelli et était encore plus désirable avec ses mouvements de tête sensuels.

Drapée dans ses soieries et ses fourrures, Elizaveta constituait une cible facile pour un porteur de brassard rouge assoiffé de vengeance. Et pourtant, elle se pavanait dans les rues, la tête haute. Viktor l’avait mise en garde. Il l’avait même suppliée. Elle lui avait souri doucement avant de le faire taire d’un baiser.

— Je suis moi, et tu es toi, avait-elle murmuré. Laissons les choses telles qu’elles sont.

Ils en étaient restés là. Viktor ne parvenait pas à interroger Elizaveta sur l’enfant, qu’il ne voyait jamais en compagnie de l’une ou l’autre, à croire que Valentina la cachait.

*

Assise avec Lydia sur une méridienne, dans le salon de ses parents, Valentina les implorait de quitter Petrograd pendant qu’il en était encore temps.

— Nous sommes ici chez nous, répondit son père d’un ton grave. Dans notre pays ! Je ne partirai pas.

— Papa, je vous en conjure, c’est dangereux !

Il fronça les sourcils et baissa la tête. Ces derniers mois, il avait maigri, comme tout le monde, et des rides s’était creusées sur son visage. Valentina avait également remarqué que des objets avaient disparu de la pièce, des chandeliers en or, un pare-feu ancien en nacre… Les avait-il entreposés quelque part, en attendant des jours meilleurs ? Les avait-il vendus ou donnés en échange de services ? Peut-être avaient-ils été volés par les bandes de soldats de l’armée Rouge qui rôdaient.

— Ils ne me font pas peur, ces bolcheviques, affirma-t-il.

— Tu devrais en avoir peur, pourtant, intervint Elizaveta, qui ne semblait elle-même nullement effrayée.

Elle n’était même pas agacée à la mention de leur nom. Ce jour-là, elle portait une tenue sombre, sans perles ni bijoux d’aucune sorte. Elle se montrait prudente à sa façon.

— Nous devrions tous avoir peur, pas de ce qu’ils ont fait, mais de ce qu’il leur reste à faire.

Étonné, Ivanov se tourna vers elle.

— Que sais-tu de leurs intentions ?

— Je lis les journaux, répondit Elizaveta. J’entends les discussions. Ils nous traquent un par un, ils nous prennent nos logements. Ce n’est qu’une question de temps.

— Maman, vous ne les haïssez donc pas ?

— Non. Ils luttent pour ce en quoi ils croient, comme nous vivons selon nos valeurs.

Son mari émit un grommellement agacé. Valentina s’approcha de lui.

— Restez à la maison, Papa. Vous serez plus en sécurité.

Lorsqu’elle posa une main sur la sienne, il s’en saisit. Elle se pencha pour l’embrasser. Sa joue lui parut plus douce, plus fragile qu’autrefois.

— Prenez soin de vous et de Maman.

— C’est ce que tu fais, ainsi attifée ? C’est ridicule ! Jamais je n’aurais cru voir ma fille et ma petite-fille en haillons.

— Grand-papa, dit Lydia avec le sourire de son père, vous devriez porter une chemise et une casquette d’ouvrier, vous aussi. Ce serait rigolo !

Ils s’esclaffèrent de bon cœur. Plus tard, Valentina se souviendrait de ce dernier rire.

La situation empira avec les premiers froids. Valentina entreprit de préparer la maison. Elle fit venir un marchand de meubles qui emporta la plupart de leurs affaires moyennant une coquette somme. Elle changea ces roubles en pièces d’or et en diamants car les billets ne vaudraient bientôt plus rien. Ses interlocuteurs l’escroquèrent. Hélas, elle n’était pas en position de négocier.

Elle renvoya les domestiques, remplit la maison de lits, de chaises et d’armoires sans valeur et consigna ses effets et ceux de Lydia dans deux chambres de l’étage. Elle conserva les dessins industriels de Jens, quelques-uns de ses vêtements, aucun de ses livres, une paire de chaussures et plusieurs objets personnels. Elle se défit de tout le reste. Tenant son train miniature et ses cubes de bois, Lydia s’assit sur les genoux de sa mère et l’écouta avec attention.

— Il faut que nous devenions comme eux, expliqua Valentina. Il ne faut pas qu’ils nous chassent de chez nous. Sinon, comment Papa saura-t-il où nous trouver à son retour ?

— Est-ce qu’il rentre bientôt ?

— Oui, mon ange, bientôt.

Ses yeux d’ambre plongèrent dans les siens.

— J’ai cinq ans, Maman.

— Je sais.

— Je suis presque une grande.

— C’est vrai, admit Valentina en lui souriant.

— Alors il faut me dire la vérité, Maman.

— D’accord.

— Quand Papa va-t-il rentrer ?

— Bientôt.

Le plus douloureux fut de laisser partir son piano à queue. Elle eut l’impression qu’on lui arrachait le cœur. Elle l’astiqua, puis s’assit une ultime fois sur le tabouret, Lydia à ses pieds, pour jouer le nocturne de Chopin.

— C’est le morceau préféré de Papa, sanglota Lydia.

— Il l’a peut-être entendu, là où il est.

L’enfant secoua la tête.

Le piano fut emporté sur une charrette.

Des inconnus s’installèrent sous son toit. Ils maculèrent les parquets de leurs chaussures sales. Ils ne connaissaient pas les interrupteurs et ne savaient pas se servir d’une chasse d’eau. Valentina se replia dans ses deux pièces privées et se recroquevillait sur son lit, enveloppée dans la chemise en coton de Jens qui n’était plus imprégnée de son odeur. Elle avait perdu la maison de Jens, les livres qu’il aimait tant et voilà que même son odeur avait disparu ! Elle enfouit le visage dans son oreiller et laissa échapper une plainte rauque provenant du plus profond d’elle-même.

Sur la première marche de l’escalier, Lydia était assise, les jambes repliées, à regarder deux garnements pieds nus jouer au ballon avec le globe terrestre de son père, dans le vestibule.

*

— Ne lui fais pas de mal, Viktor.

— Elizaveta, je ne ferai jamais de mal à ta fille, je te l’ai promis. Si son mari est encore en vie, c’est uniquement grâce à toi.

— Ne laisse pas ces hommes en gris qui se font appeler une armée toucher à Valentina, ni ceux qui errent en meutes, comme des loups, et qui appliquent leur conception de la justice.

— Je n’ai pas tous les pouvoirs. Quand on détruit un barrage, on ne peut plus retenir le débit de l’eau. Cependant…

Il souleva la tête de l’oreiller pour l’embrasser dans le cou.

— … je ferai de mon mieux. Pour te protéger.

Elle se mit à onduler les hanches, à califourchon sur son corps, caressant son torse de ses seins satinés.

— Je n’ai pas besoin de protection, souffla-t-elle d’une voix rauque, avant de s’emparer avidement de ses lèvres.

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