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Février 1917, Saint-Pétersbourg

—Arrête la voiture ! cria Valentina.

Au volant de leur automobile, Jens se frayait un chemin dans la circulation de la place Saint-Isaac, sous une pluie battante qui martelait la carrosserie. Il vérifiait encore chaque grille d’égout pour s’assurer que l’eau s’écoulait.

— Arrête la voiture ! répéta-t-elle.

— Qu’est-ce qui te prend ?

Ils rentraient d’une visite chez Elizaveta, en compagnie de Lydia. Jens avait tenu à partir de bonne heure pour ne pas rouler dans le noir avec sa femme et sa fille. En février, les journées étaient courtes et il régnait une atmosphère malsaine, en ville. Après trois années de guerre contre l’Allemagne, la Russie subissait de terribles défaites à cause de l’incompétence de ses généraux. Affamés, blessés, les anciens combattants affluaient et mendiaient dans les rues. Le peuple furieux en voulait au tsar. Outre les grèves, des barricades se dressaient un peu partout. Les boutiques étaient pillées, des vitrines brisées par des jets de briques et des bombes incendiaires réduisaient des entreprises en cendres.

« Mort aux capitalistes ! » entendait-on à travers la ville.

Face à la pénurie de pain, le rationnement était strict : pas de farine, de lait, de beurre, de sucre. De l’aube au crépuscule, les gens faisaient la queue dans le froid devant les magasins d’alimentation.

Valentina percevait la haine ambiante. Huit millions de soldats russes tués, blessés ou capturés dans les tranchées, la tsarine Alexandra traitée de putain allemande et de traîtresse par le peuple, le tsar Nicolas qui avait quitté Petrograd pour se rendre à l’état-major de l’armée. Petrograd. Valentina ne s’accoutumait toujours pas à ce nom, censé effacer la connotation germanique de Saint-Pétersbourg. Depuis le début des hostilités, en 1914, tout ce qui était allemand de près ou de loin suscitait le mépris, y compris l’épouse du tsar.

Dès que Jens eut arrêté l’automobile, Valentina en descendit et traversa la place en courant vers les placati,


les panneaux d’affichage. Par ce mauvais temps, en l’absence de la foule habituelle, la jeune femme l’avait remarqué sans peine : le signal, le bout de foulard rouge que Varenka lui avait promis d’accrocher en guise de mise en garde.

Valentina sentit son cœur se serrer. Elle s’était pourtant préparée à ce moment, mais il arrivait trop vite. Le vent faisait voleter des lambeaux d’affiches clamant : LE POUVOIR AU PEUPLE ! Trempée et déchirée, la bande de tissu rouge était clouée au panneau d’affichage, bien en vue. Elle l’arracha.

— Maman, tu es toute mouillée !

Lorsque Valentina remonta en voiture, Lydia lui tapota les joues de ses petites mains.

— Alors ? s’enquit Jens.

— C’est Varenka, répondit-elle en brandissant le tissu rouge.

— Après cinq ans sans nouvelles, commenta-t-il.

— Jens, c’est une mise en garde. Elle avait promis de nous avertir de l’imminence de la révolution, tu te souviens ?

— Oui, je m’en souviens très bien.

Il regarda droit devant lui. Derrière le pare-brise, les passants se hâtaient, un peu flous.

— Seigneur, le bain de sang est sur le point de commencer.

— Qu’est-ce que tu fais ? s’enquit Jens le lendemain alors qu’ils étaient réunis au salon.

Valentina leva les yeux de son ouvrage de couture et sourit. Agenouillé sur le parquet, il était en train de construire une gare ferroviaire en cubes, en compagnie de Lydia. Du haut de ses quatre ans, elle était très concentrée sur l’équilibre de ses empilements et imitait la technique de son père. Elle portait une robe en velours bleu avec un col et des manchettes en dentelle. Pour être plus à l’aise dans son travail de construction, elle avait relevé ses manches et glissé le bas de sa robe dans son sous-vêtement. Valentina s’était contentée d’un soupir indulgent. Sa fille à la crinière flamboyante était différente de celle qu’elle s’était imaginée. Rien n’échappait à ses yeux d’ambre et elle préférait jouer au petit train avec son père qu’avec la superbe maison de poupée qu’elle lui avait offerte pour son anniversaire.

— Valentina, répondit Jens en se redressant, perplexe, nous avons une domestique qui se charge des travaux de couture. Qu’est-ce que tu fabriques ?

L’aiguille se figea, puis elle déclara à voix basse :

— Je me prépare.

Elle sortit un rouble en or de sa poche et le glissa dans l’ourlet qu’elle venait d’ouvrir au bas de la robe toute simple posée sur ses genoux.

Jens la dévisagea, visiblement troublé.

— Ma chérie, en sommes-nous vraiment arrivés là ?

— Je crois que oui.

Lydia abandonna ses cubes.

— Je peux jouer avec toi, Maman ?

*

Lénine était en route. Le glorieux Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, était enfin de retour de son exil forcé en Suisse. Pour Arkine, la fin des Romanov était proche.

Après cinq siècles de tyrannie, ils allaient chuter. Le peuple avait un chef de file. Rien ni personne ne pouvait l’arrêter, ni l’armée, ni même le tsar avec ses tentatives pathétiques de faire taire le prolétariat grâce à une dissolution de la Douma. La révolution grondait, les rues de Petrograd étaient en feu, et pas seulement les commerces et les entreprises capitalistes : le sol lui-même consumait l’ancien régime pour débarrasser la Russie de l’injustice.

Arkine alluma une cigarette et aspira la fumée en tendant sa jambe blessée. Son bureau était petit mais fonctionnel. Des affiches tapissaient les murs : « Travailleurs, unissez-vous ! », « Victoire au peuple ! ». L’une d’elles figurait un poing géant et un paysan piétinant l’aigle à deux têtes des Romanov. Un bureau, un téléphone, une armoire, une machine à écrire et des piles de fiches cartonnées blanches. Des centaines de fiches où il notait des noms et des renseignements.

Au sommet de la pile posée devant lui, la fiche de Jens Friis, ingénieur danois. Il la prit entre deux doigts et gratta une allumette. Puis il regarda la flamme avide dévorer le carton qui se tordit avant de mourir. Il le jeta dans la corbeille à papier avec un sourire de satisfaction.

C’était imminent. Très bientôt, Jens Friis n’existerait plus.

*

Dans l’écurie, Jens soignait Héros. Ses mouvements vigoureux traduisaient sa colère. Il venait d’apprendre que le général Krymov était rentré du front et évoquait des milliers de morts et une armée en déroute. Les soldats russes mouraient de froid et de faim. Les survivants marchaient avec des bottes retenues par des bouts de ficelle, croupissaient dans les tranchées, sans munitions, aveuglés par les gaz toxiques. N’ayant plus foi en leurs officiers, ils cédaient au désespoir et désertaient par milliers. Comment leur en vouloir ?

Il entendit alors une voiture s’arrêter devant sa maison.

— Votre comtesse vous demande ! lança Liev Popkov avec un large sourire.

— Ce n’est pas ma comtesse, abruti.

L’imposant Cosaque aimait traîner dans les écuries, de temps à autre. Il prenait plaisir à taquiner Jens. Le jour où Valentina avait quitté la demeure des Ivanov pour se marier, Popkov était parti également. Nul ne savait exactement où il logeait, mais il s’était laissé pousser une barbe noire et paraissait apprécier cette liberté. Le soir, Valentina préférait être seule, la plupart du temps pour répéter un morceau de piano. Jens sortait alors prendre des nouvelles d’Héros et fumer une cigarette sous les étoiles. Souvent, Popkov l’attendait avec un jeu de cartes et une bouteille de vodka.

Ils n’en étaient venus aux mains qu’une seule fois, à propos de Valentina. L’année précédente, juste avant Noël, le soir où Raspoutine avait été assassiné et jeté dans le fleuve. Popkov voulait révéler à la jeune femme qu’il avait entendu parler d’un retour de Viktor Arkine à Petrograd. Jens avait refusé. Ils s’étaient querellés. Finalement, Jens avait opté pour le seul langage que cet entêté semblait comprendre : les poings.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? avait demandé Valentina, inquiète, quand il avait regagné la maison.

— Popkov.

Elle avait éclaté de rire. Avec une totale absence de compassion, elle avait nettoyé ses blessures en disant :

— Il va certainement te transmettre la rage !

Pour l’heure, Jens n’était pas d’humeur à recevoir la visite de la comtesse Serova. Elle n’était pas venue jusqu’ici, alors pourquoi ce jour-là ? Il posa un seau d’eau près de son cheval et, en se redressant, vit non pas la comtesse mais son fils, sur le seuil de l’écurie.

— Alexeï ? Bonjour… entre donc. Ta mère est là ?

L’enfant ne se fit pas prier. Héros se mit à hennir comme pour le saluer. À douze ans, Alexeï avait grandi sans perdre sa bonhomie enfantine.

— Elle est dans la voiture. Oncle Jens, je viens te dire au revoir. Nous quittons Petrograd, Maman et moi.

— Vous quittez Petrograd ?

— Maman pense que nous ne sommes plus en sécurité, ici.

— Où allez-vous ?

— À Paris.

Jens sentit son cœur se serrer. Il ne voulait pas perdre le jeune garçon. Il posa une main sur son épaule et remarqua sa nervosité.

— Tu vas me manquer, Alexeï. Nos chevauchées en forêt aussi.

— Je n’ai pas envie de partir, avoua-t-il.

— Ta mère a raison. Cette ville n’est plus sûre.

— Et toi ? Tu ne pars pas ?

— Les socialistes ne s’intéresseront pas à moi, répondit-


il avec un sourire. Je suis danois. Ne t’inquiète pas, je ne cours aucun danger.

— Tu es sûr ? demanda Alexeï en le regardant dans les yeux.

— Certain, mentit Jens.

L’enfant parut soulagé.

— De toute façon, je dois rester pour m’occuper des fils d’Attila.

Deux petits de la souris blanche erraient encore dans le palais miniature, pour le plus grand amusement de Lydia.

Alexeï se dandina d’un air gêné.

— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea doucement Jens.

— Je t’ai apporté ceci, dit-il en lui tendant un sac en papier.

Jens ne put réprimer un sifflement étonné en découvrant un bracelet et deux boucles d’oreilles en diamants.

— Je ne suis pas certain qu’ils m’iront, railla-t-il.

— Ils ne sont pas pour toi, bredouilla Alexeï en rougissant.

Face à l’expression taquine de Jens, il se détendit et rit de bon cœur. Il scruta les alentours à l’affût d’oreilles indiscrètes, mais il n’y avait personne. Popkov avait disparu.

— Maman a sorti ses bijoux du coffre et est en train de les cacher parmi ses vêtements et même dans ses pots de crèmes de beauté.

— Ah bon ?

— Oui. Elle affirme qu’ils vont essayer de les voler.

— Ta maman a sans doute raison.

— Elle a abandonné ceux-ci parce qu’elle en avait trop. Elle croit qu’ils ne valent pratiquement rien. Moi, je trouve qu’ils ont l’air précieux.

— Tu as vu juste, Alexeï. Ta mère possède tant de bijoux somptueux que ceux-ci n’ont guère d’importance à ses yeux, je suppose.

— Je veux que tu les prennes et que tu les caches, au cas où…

— Merci, Alexeï, dit Jens en l’étreignant, touché par son geste. Tu vas beaucoup me manquer.

Il l’écarta de lui, impressionné par sa dignité.

— N’arrête pas de monter à cheval, d’accord ?

— D’accord, acquiesça l’enfant, au bord des larmes. Merci, oncle Jens…

Jens lui ébouriffa les cheveux.

— Fais tes adieux à Héros pendant que je dis deux mots à ta mère.

Il s’éloigna en direction de la voiture. Elle était assise sur la banquette, toute de vert vêtue, le regard triste et solennel.

— Tu quittes la Russie ?

— Oui.

— Pour Paris.

— C’est ce que je raconte aux gens, expliqua-t-elle en souriant. En réalité, nous partons vers l’Est.

— C’est un long voyage.

— Bien plus sûr que d’essayer de contourner le front de l’ouest.

— On n’est plus en sécurité nulle part. Sois prudente.

Elle posa une main sur celle de Jens.

— Écoute-moi, Jens. J’ai eu vent d’un complot au sein de l’aristocratie pour renverser le tsar Nicolas.

— Bon sang ! Auraient-ils enfin retrouvé leurs esprits ?

— Non. Six des grands-ducs se sont alliés avec le prince Gueorgui Lvov de la Douma pour offrir le trône au grand-duc Nicolas Nikolaïevitch.

— Autrement dit remplacer un Romanov par un autre ! Ils sont fous. Le Premier ministre Golitzine est bien trop faible pour faire régner l’ordre. Ne voient-ils donc pas qu’il est trop tard ?

— Non, Jens. Ils aiment leur pays et ne veulent pas y renoncer. Ils savent qu’ils devraient partir immédiatement si les Romanov étaient renversés.

— Toi aussi, tu aimes la Russie, et cela ne t’empêche pas de partir.

Elle détourna les yeux pour regarder la porte des écuries dont Alexeï venait de sortir. L’enfant courut vers eux.

— Je t’ai menti… Son père biologique n’était pas un officier décédé, mais un Romanov, souffla-t-elle. Si l’affaire sortait au grand jour, Alexeï serait en danger. C’est la raison de notre exil.

Jens prit Alexeï par le bras et le fit monter en voiture.

— Partez vite, leur conseilla-t-il. Dès aujourd’hui.

— Demain, murmura-t-elle.

— Je passerai vous dire au revoir, promit Jens. Nous pourrions faire une dernière promenade…

Ce fut le début de la fin. Le lendemain, Valentina se réveilla aux aurores, trop agitée pour dormir. Même dans cette avenue tranquille et arborée, elle sentait le pouls inquiet de la ville. Elle avait le corps fourbu. On parlait d’ouvriers qui s’en prenaient à leur patron, d’employés des postes ayant battu à mort leur chef. Un couple de bijoutiers avait été mis à la porte par ses salariés. Inquiète pour Jens, elle avait des visions d’ouvriers se révoltant dans les égouts, telles des taupes surgissant de leurs tunnels, pour massacrer leur patron.

Machinalement, sa main vérifia qu’il était sain et sauf, à côté d’elle. Aussitôt, il l’attira sur lui. Elle lui fit l’amour avec fougue, laissant des morsures sur son torse, gardant le goût de son sang dans sa bouche. Elle en voulait davantage de lui, plus que ses muscles, sa peau et ses coups de boutoirs. Elle voulait puiser le sang dans ses veines. Quand elle se laissa enfin aller dans ses bras, repue, les cheveux épars, il se pencha vers elle.

— Tu es affamée, ce matin, dit-il en riant.

Elle s’assit et replia ses jambes sur elle-même.

— Ne va pas travailler, Jens. Pas aujourd’hui.

— Pourquoi ?

— J’ai un mauvais pressentiment. Reste à la maison.

— C’est impossible, mon amour. Je dois faire mes adieux à Alexeï et nous avons de gros problèmes, en ce moment.

Le cœur de la jeune femme s’emballa.

— Avec les ouvriers ?

— Non, même si les syndicats ne cessent de me jeter leurs revendications à la figure. Les vieilles canalisations en bois sont pourries. Par endroits, l’eau est contaminée et le typhus se propage. J’ai annoncé qu’il ne fallait pas la boire, mais les gens ont-ils le choix ?

Il se leva, prêt à commencer une journée de travail.

Elle avait échoué.

Jens ne fit pas de promenade à cheval avec Alexeï. Devant chez les Serov, la voiture de la comtesse était prête à partir. Alexeï patientait sur la première marche du perron. En voyant approcher Jens sur Héros, il se leva d’un bond, mais leurs adieux furent écourtés.

— Il refuse de monter en voiture sans t’avoir dit au revoir ! gronda la comtesse, irritée.

Jens serra la main d’Alexeï, un geste un peu formel pour lui montrer qu’il n’était plus un enfant.

— Occupe-toi bien de ta mère.

— Promis.

— Et écris-moi. Je veux savoir ce que tu décideras de faire dans la vie.

— Je le sais déjà. Je serai militaire.

Jens masqua sa peine.

— Tu as encore le temps. Bonne chance ! Nous nous reverrons, c’est certain, quand tout sera rentré dans l’ordre.

— Ce serait bien, répondit-il, au bord des larmes.

Jens l’étreignit, puis il embrassa la comtesse et lui assura que le cheval d’Alexeï serait entre de bonnes mains. La voiture noire dont le blason doré avait été démonté s’ébranla. Jens la suivit des yeux, furieux contre une nation qui poussait sa jeunesse à l’exil. Alexeï lui manquait déjà. Il se remit en selle et longea l’allée de gravier. Liev Popkov l’attendait devant la grille, perché sur une vieille carne au regard méchant. Le Cosaque se grattait distraitement la barbe.

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

— C’est votre femme qui m’envoie.

— Pourquoi ?

— Pour assurer votre sécurité, répondit-il avec un rictus amer.

— Va au diable, maugréa Jens qui partit au galop.

Ce jour-là, à Petrograd, quatre-vingt mille ouvriers posèrent leurs outils et se mirent en grève. Il y eut des émeutes sur l’île Vassilievski et des manifestations violentes dans les rues. Des colonnes de fumée rose s’élevaient dans le ciel. Les trains et les chaînes de production étaient à l’arrêt. Boutiques et usines murèrent portes et fenêtres tandis que les employés sillonnaient les rues avec leurs banderoles. En traversant le cœur de la ville, Jens sentit leur animosité, l’anarchie ambiante, l’envie de détruire, de brûler, de casser, de tout anéantir.

Les automobiles fracassées gisaient sur le flanc. Les portes des boutiques pendaient lamentablement et les marchandises qui n’avaient pas été pillées étaient jetées dans le caniveau. Les caisses de vodka dérobées chez les marchands d’alcool échauffaient les esprits. Des hommes aux yeux injectés de sang, portant un brassard rouge, s’emparèrent des rênes d’Héros et tentèrent de désarçonner Jens. Celui-ci fut soudain submergé par une profonde tristesse. Ce pays qu’il aimait tant était en train de sombrer. Il n’en ressortirait que du sang et des larmes.

Jens se dirigea vers son bureau, passant devant des usines vandalisées. Un groupe de ses ouvriers n’aurait aucun mal à faire s’écrouler le plafond d’une canalisation. Partout, les travailleurs détruisaient les outils, les machines. Il sentait la présence permanente de Popkov dans son dos.

— Rentre à la maison ! lui cria-t-il.

Hélas, le Cosaque le suivait comme son ombre. En tournant dans Lijkovskaïa Ulitsa, il eut l’impression de se heurter à un mur. La rue était encombrée d’hommes arborant un ruban rouge et armés de barres de fer. La fonderie Raspov déversait ses grévistes qui réclamaient justice en scandant « Mort aux oppresseurs ! ». Héros s’agita, affolé par l’atmosphère chargée de haine. Jens flatta son encolure inondée de sueur. Au moment où il allait le faire volter, des cris s’élevèrent.

Il vit une nuée d’uniformes écarlates. Des sabres


fendirent l’air, il y eut des hennissements, des piétinements de sabots. La mort planait, sombre et oppressante. Le tsar refusait de négocier et envoyait l’armée. Des coups de feu provoquèrent un mouvement de foule. Jens vit un jeune garçon trébucher et se faire piétiner. Il talonna Héros et se fraya un chemin grâce au poitrail de l’animal pour permettre au malheureux de se relever avant de manquer d’air.

Popkov lui hurla de se méfier. Jens fit volte-face et se pencha juste à temps pour ne pas être égorgé par le sabre d’un hussard. Les militaires frappaient aveuglément de leurs lames ensanglantées. Popkov se retrouva acculé contre un mur, toujours à cheval, un bras sanguinolent. Un capitaine blond s’apprêtait à l’achever. Le capitaine Tchernov. Jens fit avancer Héros, forçant les grévistes à s’écarter sur son passage, et percuta la monture de Tchernov pour dévier la trajectoire de son sabre. Au lieu de toucher Liev en pleine poitrine, il lacéra son visage avec une force qui aurait pu lui couper la tête.

Ivre de rage, Jens assena au capitaine un violent coup de poing en pleine poitrine. Il fut désarçonné. Popkov avait basculé en avant. Son sang ruisselait sur l’encolure de son cheval. Jens le redressa d’une main et saisit les rênes de l’autre. Grâce à la force de son étalon, il fendit de nouveau la foule des grévistes qui s’efforçaient de résister à coups de barres de fer. Hélas, le combat était inégal, même s’ils étaient plus nombreux.

Dans une rue transversale, Jens mit pied à terre et posa la main sur l’épaule de Liev, qui frémit. Dieu merci, il était encore en vie. Il souleva délicatement la tête en charpie du Cosaque. Malgré son chagrin et sa rage, il parvint à ôter son écharpe pour en envelopper la tête du blessé, ne laissant que son œil intact découvert. Cet œil noir luttait pour voir clair. Le corps massif de Liev se mit à chanceler, à peine conscient.

— Tiens bon, Popkov. Je te ramène à la maison.

Il défit sa ceinture et attacha les poignets du Cosaque à l’encolure du cheval, puis il se remit en selle, tenant les rênes de la monture de Popkov.

— Encore sur mon chemin, Friis…

Jens croisa le regard dur d’un homme vêtu d’un long manteau, debout au milieu de la rue, fusil à la main, à la tête d’une petite armée d’hommes au brassard rouge.

— Ôte-toi de là, Arkine !

Jens n’avait pas le temps de discuter avec cette ordure. Il avança, tirant le cheval de Popkov derrière lui, mais des coups de feu retentirent soudain dans la rue étroite. Ce fut le seul son que Jens entendit. Il ne perçut ni gémissement, ni cri de douleur. Héros s’écroula en silence. D’abord les pattes antérieures et, au terme d’une courte lutte, les pattes arrière.

— Non ! hurla Jens en sautant à terre.

Il tint la tête de l’étalon, dont les yeux étaient déjà vagues. Pas un souffle ne sortait de ses naseaux.

— Non !

Jens se releva et se précipita vers Arkine.

— J’attendais ce moment avec impatience, dit ce dernier avec un étrange rictus, avant de plaquer le canon de son fusil sur la tempe de l’ingénieur.

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