Chapitre 4
Honorine était bien installée dans son lit, entre son chat et sa boîte à trésors. Dans l'entrepont, où avaient voyagé les protestants de La Rochelle lors de leur venue en Amérique et qui était vaste et bien aéré, on avait ménagé une sorte d'appartement pour les deux enfants et la fille de Marcelline. Avec de bons matelas, des coussins, des fourrures, ils étaient comme des princes. Des rideaux qu'on relevait dans la journée, les séparaient de l'emplacement où les Filles du roi avaient pris leur quartier sous la garde de Delphine du Rosoy. Les trois aumôniers embarqués à Tidmagouche, celui de M. de Wauvenart et du chevalier de Grandrivière, tous deux Récollets et M. Quentin, Oratorien, logeaient à l'autre bout. Naturellement, Adhémar avait trouvé l'occasion de s'établir dans les parages, c'est-à-dire qu'il avait déposé dans un coin obscur de la batterie, ce misérable baluchon qu'il traînait depuis son départ en campagne dans le Haut-Kennebec, en passant par Port-Royal et Boston où il avait été prisonnier des Anglais, jusqu'à ce que ceux-ci, à bout de forces devant ce spécimen inattendu de l'armée française, le renvoyassent vers des contrées plus propices aux fantaisies du personnage.
Pour l'instant, il apprenait à jouer du pipeau à Chérubin tout en regardant du coin de l'œil Yolande qui brossait énergiquement sa chevelure qu'elle avait, ma foi, assez opulente, et qu'elle ramenait le jour sous un solide bonnet de toile blanche.
Les Filles du roi, agenouillées sur le plancher, achevaient leur chapelet dans un murmure dévot. Elles se signèrent et se relevèrent, et commencèrent également à préparer leurs grabats pour la nuit.
Honorine décomptait ses trésors : des coquillages, des cailloux, des fleurs séchées, un hochet d'or dont on lui avait fait cadeau quand elle était bébé, une bague que lui avait donnée Joffrey le premier jour de leur débarquement sur les rives d'Amérique, etc., et elle commentait pour elle-même :
– Je leur montrerai quand je serai à Québec, mais seulement à ceux qui seront gentils avec moi.
Il fallait croire que les réflexions pessimistes de l'intendant Carlon avaient éveillé sa petite jugeote sans qu'elle eût l'air de les entendre. Elle préparait ses plans.
– ... Les autres, je les tuerai.
Angélique se retint de sourire. Il y avait longtemps qu'Honorine n'avait pas fait cette déclaration excessive.
Le voyage vers Québec, l'atmosphère française qui s'imposait peu à peu d'une façon subtile devait lui rappeler des souvenirs de sa petite enfance, lorsqu'elle était à La Rochelle, et qu'elle sentait obscurément régner autour d'elle d'inexplicables dangers. Alors, dans ce temps-là, elle prenait un bâton et courait sus à la personne qui l'inquiétait « Ze vais te tuer... » Un jour, elle avait voulu « tuer », un nommé Baumier, représentant catholique, qui venait chercher noise aux Berne, protestants, sous leur toit.
Tandis qu'elle remettait soigneusement ses trésors dans son petit coffret, Angélique d'un doigt caressa sa joue ronde, et Honorine secoua la tête d'un air farouche. Il y avait des moments où les manifestations de tendresse la dérangeaient, dans ses occupations.
– Moi aussi, j'ai eu une boîte à trésors, lui confia Angélique.
– Ah oui ?
Honorine parut intéressée. Elle avait déposé sa boîte à côté d'elle et se glissait sous ses couvertures, se disposant au sommeil.
– Et qu'est-ce qu'il y avait dedans ?
– Je ne me rappelle plus très bien... Il y avait...une plume, oui, une plume d'oie d'un poète de Paris qui écrivait des chansons, et puis il y avait aussi un couteau, un poignard d'Égyptien...
– Moi, je n'ai pas de couteau, fit Honorine en rouvrant brusquement les yeux. Je dois en avoir un M. d'Arreboust me l'a promis... Où est-il ton coffret ?
– Je ne sais plus.
Les paupières d'Honorine papillotaient. Elle fit encore un effort pour demander :
– Et... où est-il le poète ?...
Angélique se préparait à quitter l'entrepont après avoir embrassé la fillette endormie et aussi Chérubin. Yolande lui dit à mi-voix :
– Madame, voulez-vous de mes services dans vos appartements ? Je vous aiderai à dégrafer vos robes. Ma mère m'a bien recommandé de vous servir en toutes choses et m'est avis que vous ne sollicitez point assez mon aide.
– Tu as de quoi faire avec tes deux diablotins.
– C'est trois fois rien. Je suis accoutumée aux enfants et au travail. Je me « bats les flancs » sur ce bateau. C'est-y que vous craigniez que je ne sache pas m'y prendre avec tous ces affûtiaux des belles dames ?... C'est peut-être compliqué mais je m'y mettrais vite. Je ne suis pas empruntée de mes dix doigts, quoique j'aie pas l'air maligne.
– Qui a dit cela ? protesta Angélique en riant. Elle aimait cette brave fille, bâtie en farce et à coups de serpe, mais qui était capable du dévouement le plus aveugle et le plus efficace. Elle l'avait prouvé récemment.
– Je sais que tu es la digne fille de Marcelline-la-Belle, n'est-ce pas, Adhémar ?
– Ça oui, approuva le soldat, enthousiaste. Elle sait tout faire, cette fille, tout comme sa mère.
– Pas les coquillages, protesta Yolande en rougissant modestement. Ça non ! je ne peux pas encore les ouvrir aussi vite qu'elle.
– Personne n'atteindra jamais son habileté.
– Je m'ennuie d'elle, avoua Yolande, mais tant pis. Elle n'aurait pas été tranquille de vous laisser partir pour Québec, Madame ainsi que Chérubin, si je ne vous avais pas accompagnés.
– C'est une amie incomparable.
Angélique était touchée d'être associée à Chérubin dans les préoccupations de la grande Marcelline.
– Moi aussi, je m'ennuie d'elle. Mais nous nous reverrons sur la Baie Française au printemps prochain avec la conscience d'avoir accompli du bon ouvrage en Canada. Ne te préoccupe pas pour mes ajustements, Yolande. Je préfère que tu restes à veiller sur les enfants plutôt que de devenir chambrière.
– Et si vous preniez une de mes filles, proposa Delphine du Rosoy, Henriette, par exemple. Elle fait la raffinée, mais justement c'est parce qu'elle a servi chez une grande dame et elle est très capable en ce domaine. C'est elle qui aidait toujours Mme de Maudribourg dans ses ajustements.
– Non ! Non ! refusa vivement Angélique.
– Alors, voulez-vous de moi ? émit timidement Delphine. Je suis accoutumée à ce genre d'office et je me plairai. Madame, à vous servir de mon mieux.
– Non ! Non ! réitéra Angélique.
Le seul nom de Mme de Maudribourg avait suffi à lui donner le frisson.
– ... Vous êtes très gentilles toutes les deux, mais pour l'instant je m'arrangerai fort bien seule. Nous verrons plus tard à Québec. Yolande, dégrafe-moi seulement un peu, là, dans le dos, par en haut. Après je m'en tirerai.
L'homme qui l'avait accompagnée avec une lanterne était Enrico Enzi, le Maltais. Il la guida à travers le pont encombré, car la nuit était assez dense.
« Moi aussi j'avais une boîte à trésors, se remémorait Angélique en le suivant, distraite, où l'ai-je laissée ? où l'ai-je perdue ? »
Et elle cherchait à se souvenir des objets qu'elle y avait déposés. C'était les traces des événements qui avaient jalonné sa vie au royaume de France et surtout de la Cour des Miracles dans les bas-fonds de Paris. Il y avait la plume du Poète Crotté, le pamphlétaire qui avait été l'un de ses amants et qui était mort pendu, il y avait aussi le poignard de Rodogne l'Égyptien... une longue dague effilée de sicaire, avec laquelle elle avait tué le Grand Coësre...
Elle serra son manteau autour d'elle. Une pluie fine et inattendue s'était mise à tomber. C'était plutôt un brouillard, à travers lequel la lune laissait filtrer des lumières passagères, métalliques.
Angélique aperçut Joffrey sur la dunette et son cœur se dilata. Il se détachait en sombre, plus noir sur cette nuit couleur d'étain. À cause du brouillard, il paraissait plus gigantesque, plus insolite. On aurait dit qu'il guettait en direction de l'aval du fleuve. Se préoccupait-il du navire annoncé ? Prévoyait-il une bataille proche ?
– Est-ce que ce bateau qui nous suit aurait des intentions belliqueuses ? demanda-t-elle à Enrico. Quels sont les bruits ?
Le Maltais secoua la tête.
– Rien du tout... Monsieur pense qu'il s'agit d'un navire attardé à la suite d'avaries ou de mauvais courants. Il n'y a qu'à l'attendre. De toutes façons il est seul et nous sommes en force.
Il eut un geste circulaire qui désignait les autres navires invisibles dans la nuit mais dont la présence se devinait à l'écho de quelques voix s'interpellant, de feux rougeoyants ou de clartés de lanterne perçant l'obscurité.
– Monseigneur a fait doubler les postes de garde et recommandé aux commandants de rester sur le qui-vive durant la nuit et de ne se faire remplacer qu'à l'aube. Il y a aussi quelques hommes qui sont descendus à terre et surveillent la rive.
Après avoir franchi les deux escaliers qui menaient sur le troisième pont, Enrico et Angélique s'arrêtèrent devant la porte aux battants sculptés qui fermait l'entrée du grand salon.
Deux statues de bois, sculptées dans l'ébène, représentant des Maures aux yeux d'agate blanche, supportant des torchères dorées ouvragées, encadraient la porte des deux côtés. La place était fortement éclairée par ces deux lampes en gros cristal opaque de Venise, les flammes jouant au-dessus des torchères, et qui abritaient du vent plusieurs chandelles de cire. Les chandelles brûlaient longtemps et donnaient une lumière très vive.
– Que Madame la comtesse se repose sans crainte, ajouta Enrico en la saluant, ce n'est pas la première fois que nous sommes en alerte pour un bâtiment suspect. Nous sommes coutumiers sur les navires à guetter et à nous défendre.
Angélique le remercia en souriant.
– Cela doit te faire plaisir de naviguer à nouveau, n'est-ce pas, Enrico ? Tu préfères cela à ce terrier de Wapassou dans la forêt.
Le Maltais répondit vivement avec une galanterie toute méditerranéenne.
– Où que je sois, je suis heureux si je peux m'y trouver en la compagnie de Mgr le Rescator et de vous-même. Madame la comtesse.
– Tu sais trop bien tourner les compliments, Enrico. Tu vas nous causer des ennuis à Québec avec les jeunes filles du pays...
Enrico Enzi se mit à rire gaiement et s'éloigna, très content, avec sa lanterne.
Angélique, sur le point de pénétrer dans son appartement, se sentit observée, et relevant machinalement la tête, devina Joffrey penché sur la dunette par-dessus la balustrade. La lune passant entre deux nuages faisait autour de lui une sorte de halo, mais elle ne distinguait pas ses traits.
– J'ai entendu votre rire, Madame, avec qui conversiez-vous si galamment ?
– Enrico, votre Maltais. Il me rassurait.
– Et pourquoi aviez-vous besoin d'être rassurée, petite dame ?
– Ce navire...
– C'est un navire en perdition. Il ne s'occupera pas de nous. Il a déjà bien assez à faire pour se maintenir à flots.
Il ajouta après un silence.
– ... Par contre, le moment venu, je m'occuperai de lui.
Elle ne répondait rien, le visage levé vers lui, la main retenant son manteau frileusement. Il l'avait effrayée ce soir lorsqu'il avait déclaré ouvertement : « Je suis un sorcier que l'on a brûlé jadis en place de Grève. »
Elle aurait préféré que tout demeurât caché. Elle craignait la lumière sur cette partie obscure de leur vie et ce temps où, abandonnée de tous, elle se glissait pour survivre dans les bas-fonds de Paris, ne pouvant remettre la défense de son existence qu'aux bandits de la Cour des Miracles. Lui, avait disparu, banni, mort, chargé d'opprobre. En évoquant ce temps, les souvenirs revenaient avec acuité. L'air du fleuve Saint-Laurent chargeait des relents de bûcher et l'on se rappelait que le Roi lointain qui avait condamné le comte de Peyrac marquait de son sceau ces contrées sauvages. Ils allaient à la rencontre de sa toute-puissance et Joffrey avait révélé ce soir qu'il décidait après tant d'années de l'affronter à visage découvert. Le combat qui se préparait ne serait-il pas décisif ?
La voix chère de cet homme lui parvint à nouveau, un peu étouffée mais avec des nuances câlines, douce comme une caresse.
– Vous allez prendre froid, chérie. Rentrez vite et réchauffez-vous. D'ici peu, je vais vous rejoindre
*****
Dans le salon-arrière duGouldsboro, un brasero, sur un solide trépied ouvragé, dispensait une chaleur réconfortante. Tout au fond, une alcôve dont on avait relevé les rideaux de brocart découvrait la couche moelleuse aux draps de dentelle rabattus sur des soies et des fourrures.
La pièce était confortable avec toutes sortes de beaux objets. Les grandes vitres du château-arrière laissaient filtrer la lueur diffuse des fanaux, à l'extérieur. Cette lumière imprécise accrochait des étincelles aux bronzes et aux ors de l'ameublement et aux reliures précieuses des livres rangés dans une armoire de bois de palissandre.
Angélique éprouvait chaque fois à se réfugier là une impression de bien-être et de sécurité.
Elle rejeta son manteau sur le dossier d'un siège, alla à l'alcôve et commença à se dévêtir. Mais presque aussitôt elle se découragea. La brave Yolande et Delphine avaient raison. Pour ses ajustements nouveaux et princiers, il fallait des chambrières pour s'en délivrer, ou bien posséder la souplesse du serpent afin d'atteindre les multiples agrafes et la patience de la fourmi afin de retirer, sans en oublier une seule, les innombrables épingles. Fatiguée comme elle l'était ce soir, elle recula devant l'entreprise. Elle s'assit sur le bord du lit et fit glisser les jarretelles le long de ses bas en fil de soie de Lyon. Elle savait pour quelle raison il lui répugnait à demander l'assistance de ces jeunes filles obligeantes. Pourtant il faudrait bien en venir là. Vit-on jamais grande dame vaquer à sa toilette sans les soins d'au moins une servante ? Au temps du Gai Savoir, elle avait Margot et plus tard quand elle fut devenue Mme du Plessis-Bellière et qu'elle allait à la Cour du Roi, elle avait en plus de Javotte – Javotte qui s'était mariée avec David Chaillou le fabricant de chocolat – toute une nuée de donzelles qui lui faisaient perdre beaucoup de temps par leurs jacassements et leurs étourderies, mais dont la présence était tout à fait indispensable si on voulait être harnachée de façon à éblouir ses rivales sous les lustres de Versailles. À Québec, il n'en pourrait être autrement. Elle aurait à tenir son rang. Quel dommage qu'elle n'eût pu amener Elvire ou Mme Jonas ! Elle ne s'était jamais sentie avec elles en danger d'indiscrétions. Mais elles appartenaient à la R.P.R. – la Religion Prétendue Réformée – et pour elles aussi – gibier de potence, de galère, pauvres braves femmes ! – l'air de la Nouvelle-France était trop insalubre.
Angélique se déhancha et réussit à faire sauter quelques crochets dans son dos. Elle s'adonna ensuite à la tâche de retirer toutes les épingles du plastron rebrodé de perles, rabattit le bustier d'ivoire recouvert de satin, et put dégager sa poitrine et ses bras. Avec un soupir d'aise, elle se laissa aller à la réaction habituelle des femmes du monde débarrassées de leurs carcans, de se masser avec soulagement. Il faudrait qu'elle reprenne l'habitude des corsets. Cela était peu de chose. Volontiers, elle eût retrouvé la joie des parures compliquées, s'il n'y avait eu ce souci de ne pouvoir se passer d'une aide étrangère. Ce tantôt, pour s'habiller, Joffrey l'avait assistée. Mais elle ne pourrait lui demander sans cesse un pareil service, bien qu'il s'y consacrât avec talent. Il lui faudrait trouver quelqu'un. Et pour cela il lui faudrait affronter encore une épreuve : la peur de dévoiler ouvertement ce qui ne pouvait être effacé. Elle glissa sa main par-dessus son épaule nue, lisse et tiède, et du doigt chercha en tâtonnant, là, un peu plus bas, sur l'omoplate, la marque d'infamie, la fleur de lys que le bourreau du Roi, jadis, y avait appliquée au fer rouge.
La marque était toujours là. Quel dommage ! Elle ne pourrait plus jamais porter de robes très décolletées, comme celles qu'elle arborait autrefois à Versailles, découvrant ses épaules et son dos jusqu'à ce creux d'ombre qui laissait deviner en son prolongement la cambrure des reins, l'évasement des amples jupes. Et le regard du Roi la suivait-Dans ce retour à une vie ancienne qu'elle avait crue abolie, les difficultés se révélaient une à une. Est-ce que Joffrey avait bien mesuré tout ce que signifiait ce voyage à Québec et que c'était en somme un retour à la France, leur patrie interdite ?