Chapitre 1

– Silence, matelots !

Le timbre caverneux d'Erickson dans son porte-voix plana sur la baie, lançant l'information initiale à tous commandements sur les navires.

– SILENCE, MATELOTS !...

Puis il continua la litanie des ordres !

– Allongez les cargues de basses voiles. Larguez les écoutes de la grand-voile...

Au silence obtenu par le premier appel succédait le piétinement des pieds nus sur le pont. Les hommes se précipitaient à la manœuvre.

– ... Carguez les fonds et les cargueboulines... Amarrez toutes les cargues...

Un matin, couleur de pastel, se levait autour des navires en ligne. Sur chacun d'eux la voix des capitaines répétait les mêmes sommations et seuls y faisaient écho des cris de mouettes, de cormorans planant dans cette lumière matinale embuée qui confondait l'eau et le ciel.

*****

– ...MATELOTS DE VERGUES, HAUT !...

Comme des singes agiles les hommes s'élançaient dans les haubans.

– ... Séparez-vous bien sur les vergues et sur les marchepieds... Prenez les garcettes des vergues et passez-les en arrière des voiles...

À l'avant du Gouldsboro, Angélique se tenait près de Peyrac. Tous les passagers étaient là, rassemblés, tandis qu'autour d'eux se déroulait la manœuvre de rentrer la voilure et de mettre en panne. Les yeux écarquillés, à la fois pleins de ravissement et d'attente, ils regardaient se dérouler devant eux le panorama d'un rivage planté de maisonnettes de bois et de grosses fermes en pierres grises, parmi des vergers à flanc de coteaux, et des bandes de terres labourées qu'une mince couche de gel faisait miroiter.

Au centre, à mi-côte du village, une petite église dressait son clocher pointu, ouvragé avec art et dont les chantournements de plomb scintillaient sous la lumière diffuse.

Sur la gauche, à la pointe d'un promontoire, il y avait un petit fort de bois avec quatre tourelles d'angle et un donjon rustique au sommet duquel flottait une bannière blanche marquée de trois lys d'or...

– Tadoussac ! La France !

Le bruit des chaînes d'ancre se déroulant emplit la baie tranquille d'échos sonores que répercutèrent les falaises de granit rose dressées au-dessus du fleuve Saguenay qui, à ce carrefour fluvial, venait se jeter dans les eaux du Saint-Laurent.

Puis le calme revint et l'on entendit seulement les piaillements des oiseaux de mer.

Dans cette brume collante et légère qui baignait tout le paysage, les couleurs ressortaient sourdes et vives à la fois. Des ormes et des érables disséminés parmi les maisons étagées de la bourgade mettaient des taches pourpres et dorées çà et là, et la fumée s'élevant des cheminées traçait de longs filets d'un blanc pur, comme dessinés par la main d'un peintre.

Une grosse fleur de vapeur bleue environnait la palissade d'un petit camp indien planté à mi-chemin entre le fort et les premiers sapins de la forêt.

– Tout me paraît calme à première vue, dit Peyrac l'œil fixé à sa longue-vue. Les habitants sont sur la rive mais ne semblent pas avoir des intentions belliqueuses. Et du côté du fort rien ne bouge.

– Si l'on n'a envoyé personne de Québec pour renforcer la garnison, elle ne comporte guère plus que quatre soldats, dit Carlon.

– Merci de m'en avertir, monsieur l'intendant. Le comte de Peyrac replia sa lorgnette et se tourna vers l'intendant de la Nouvelle-France et le gouverneur de l'Acadie.

– ... Eh bien ! Messieurs, il ne nous reste plus qu'à nous rendre à terre. Votre présence à mes côtés ne fera que confirmer ces braves gens de mes intentions pacifiques.

– Ah ! Vous dévoilez enfin vos batteries, fit Carlon, en faisant marcher en avant vos otages.

– Monsieur, ce n'est pas à ce titre que vous êtes monté à mon bord. Souvenez-vous ! Vous n'aviez d'autre choix que cela ou de rester échoué pour l'hiver en quelque coin perdu de la Rivière Saint-Jean, menacé par les Anglais, ou abandonné parmi les sauvages de la côte Est. Auriez-vous préféré, suprême ressource, monter à bord de ce vaisseau qui se traîne dans notre sillage et menace sans cesse de couler à pic ?...

Les regards se tournèrent vers l'arrière. La brume cachait l'horizon et l'on ne voyait plus rien.

– ... Nous nous en occuperons ensuite, dit Peyrac. Tout d'abord Tadoussac.

Villedavray adressa un signe d'entente à Angélique et à sa cour habituelle d'enfants et de jeunes filles.

– Je reviens vous chercher, glissa-t-il en aparté. Le temps de régler deux ou trois petites questions.

– Je veux voir l'Enfant Jésus de Tadoussac, réclama la voix d'Honorine.

– Tu le verras, je te l'ai promis.

Du navire, on vit la chaloupe s'éloigner, escortée par deux autres gros canots, chargés d'hommes en armes. Mais, à part cette précaution, on avait l'impression que de part et d'autre, il n'y avait point d'atmosphère belliqueuse.

Malgré tout, chacun demeurait sur le qui-vive. La brume dissimulait un peu les mouvements lointains.

– Une cloche, dit la voix d'une des Filles du roi, elle sonne la messe.

– Non, le tocsin...

Ce n'était pas très distinct, mais le son de cette cloche argentine s'échappant du clocher de l'église leur parvenait par bouffées, et apportait à ces exilés une sensation familière. Un village français...

– ... Pourvu que...

– Verrai-je le petit Enfant Jésus de Tadoussac ? supplia la voix d'Honorine.

– Oui, tu le verras.

Tout demeurait calme. Peu à peu la tension tomba. Et l'aspect que le comte de Peyrac donnait à cette expédition en Canada redevint plus net aux yeux d’Angélique. Ce n'était qu'une visite de prince à prince, de gouverneur à gouverneur. Tadoussac n'était qu'une escale. Les paysans français du Canada ne pouvaient se montrer hostiles envers des Français qui n'avaient envers eux que des gestes d'amitié. Peyrac et les siens avaient toujours entretenu les meilleurs rapports avec les coureurs de bois canadiens qui trouvaient dans ses postes refuge et aide. Il avait toujours évité – et cela n'avait pas été sans mal – de répondre par la violence aux provocations de l'armée et jusqu'ici la paix n'avait pas été rompue. Cela se savait depuis trois ans, car les hommes parlaient à leur retour, et même l'on se passait le renseignement que chez ce seigneur du Maine, là-bas dans le Sud, on trouvait de la bonne quincaille pour la traite.

Angélique vit plus nettement de quoi était faite l'appréhension qui parfois lui serrait le cœur.

– Ce n'est pas le peuple que je crains, mais le Pouvoir.

Le peuple était intuitif. On ne lui faisait pas prendre si facilement des vessies pour des lanternes. On ne pouvait que le contraindre. Or ici, en Canada, sa hache de bûcheron, sa faux de laboureur, son fusil de traitant lui ayant taillé une terre bien à lui, l'homme du peuple était libre... Anobli par les sentiments d'idéal qui l'avaient entraîné en Nouvelle-France et pour avoir fraternisé avec les grands au sein des dangers et des épreuves de l'aventure coloniale, il appartenait déjà à une race à part, plus indépendant et objectif que celle de ses pareils demeurés en France.

La chaloupe revenait et abordait le flanc du Gouldsboro. Le comte de Peyrac en remonta tandis que la petite troupe commençait d'y descendre. Honorine criait comme une hirondelle.

– Viens ! Viens ! Maman, viens vite ! Nous pouvons aller à terre.

Angélique se précipita.

– Tout va bien, lui dit le comte. J'ai assuré les édiles de mon pacifisme. Et je crois qu'ils auraient préféré n'avoir affaire qu'à moi plutôt qu'à l'intendant Carlon qui est en train de leur « chanter pouilles » à propos d'un chargement en souffrance qui aurait dû être embarqué depuis longtemps pour l'Europe. Ils ne s'attendaient pas à le voir surgir comme le diable d'une boîte et, tout compte fait, c'est la plus grande traîtrise qu'ils auront à me reprocher. Du coup, nous passons au second plan. Tout le monde est allé se calfeutrer chez soi, mais je parie qu'il y a un œil derrière chaque carreau. Le moment est venu. Allez jouer votre jeu avec vos propres armes. Villedavray vous attend. Je ne doute pas que vous ne parveniez très vite à retourner comme un gant cette franche population.

Il lui baisa la main.

– ... Allez-y, ma chère ! Allez ! Posez votre joli pied en terre française. Et gagnez !

Angélique regarda vers la rive. L'aventure commençait vraiment.

« À nous deux, MM. les Canadiens », pensa-t-elle.

Tandis qu'au battement des rames l'esquif s'approchait du rivage, elle se demandait si elle n'aurait pas dû se vêtir avec plus d'élégance. Elle s'était habillée rapidement ce matin dans l'impatience d'apercevoir dès qu'il apparaîtrait le village de Tadoussac que l'on annonçait. Elle portait une jupe de droguet, un caraco soutaché de petit-gris, une mante de lainage sombre à large capulet, et elle avait noué vivement sur ses cheveux brossés et relevés en chignon sur la nuque, un fichu de satin noir. Cela faisait un peu austère, mais tant pis. Il n'y avait plus de temps à perdre. Dans la chaloupe avaient pris place en plus des enfants, des Filles du roi, de Yolande et d'Adhémar, deux des soldats espagnols, Luis et Carlos. Les matelots et rameurs de l'embarcation portaient glissés dans leurs ceintures d'indienne ou accrochés à un baudrier, de solides pistolets à long canon à deux coups, de fabrication française et comme même peu d'officiers de haut rang n'en étaient propriétaires, dans d'autres flottes. Les équipages de Peyrac étaient toujours les mieux équipés.

Le père Baure et M. Quentin attendaient déjà sur la rive, entourés d'une foule d'Indiens et de curieux, et un étage plus haut près de l'église, M. de Villedavray agitait sa canne à pommeau en moulinets :

– Hâtez-vous !... Le père Dafarel va nous ouvrir l'armoire au trésor...

Une silhouette en soutane noire, le Jésuite de l'endroit sans doute, se tenait non loin de lui. Apparemment, Villedavray l'avait déjà entrepris et réduit à merci.

La brume se dissipait. Le soleil était vif et piquant. De ce village en espaliers, on voyait de partout. La rive hélait le sommet et, de leurs fenêtres, les habitants des maisons les plus lointaines pouvaient distinguer qui débarquait, les soldats du fort, sans cesser de fumer leur pipe ou de bêcher leurs jardinets en pente, pouvaient annoncer les navires, barques ou canoës venant, qui du Saguenay, qui du Saint-Laurent. Nul n'ignorait ce qui entrait ou sortait de chez son voisin, étant à même de le guetter soit d'en haut soit d'en bas.

Angélique regardant vers M. de Villedavray et le missionnaire, sentait qu'elle était le point de mire de toute une population qui avait repris apparemment les besognes quotidiennes de la maison ou des champs, de la pêche ou de la traite, mais qui ne perdait pas une miette de ce qui se passait sur le port dénombrant les matelots de la chaloupe.

– Vous avez vu leurs pistolets à ces hommes ?

– La dégaine des soldats casqués et cuirassés de noir ? – Des Espagnols qu'on dirait. – l'âge des jeunes filles ?... – d'où qu'elles sortent celles-là ? des enfants – paraissent mignons, tout plein, ces p'tiots, en bonne santé malgré le voyage – Et elle, cette femme, cette dame là-bas qui vient de mettre pied à terre et qui monte vers la chapelle en tenant les enfants par la main, comme elle paraît belle ! Même de loin, c'est-y des fois que ce serait... ELLE !... Celle qu'on attendait en Canada !...

Le sentier avait l'agrément d'être comme une petite ruelle de village, et, plus vite qu'elle n'eût pensé, Angélique se trouva sur la place de l'église, à mi-chemin du coteau.

De là, on voyait s'étendre le Saint-Laurent comme une rade d'une couleur laiteuse. Le brouillard avait reculé assez loin jusqu'à l'autre rive.

Se trouvant soudain à deux pas du Jésuite qui attendait près de Villedavray, Angélique alla à lui sans hésitation :

– Mon père, quel plaisir après un si long voyage en de sauvages contrées d'entendre résonner la cloche d'une église où l'on sait que nous attend la Sainte Présence !

Et avec un mouvement vers le seuil de la chapelle.

– ... Permettez-moi avant d'admirer les merveilles que nous a annoncées M. de Villedavray, de m'agenouiller avec mes enfants et ces jeunes filles devant celui qui nous est si nécessaire à tous et que, par les effets de votre dévouement et de votre ministère, nous pouvons retrouver en les coins les plus reculés du monde. Grâce vous soit rendue !

Le père Dafarel acquiesça d'un signe de tête courtois. Il y avait, aurait-on dit, une lueur un peu moqueuse au fond de ses yeux qu'il avait gris. Mais ceci était une impression commune aux Jésuites dont quinze années d'instruction des « Exercices de Saint-Ignace », les accoutumaient à regarder le monde, ses agitations et ses pauvres ruses avec une certaine condescendance. Cette flamme d'humour, aux aguets dans des regards sagaces et avertis, Angélique l'avait rencontrée chez son frère Raymond de Sancé, le Jésuite, avant de les retrouver chez le père Louis-Paul Maraîcher de Vernon qui, sous la défroque d'un matelot anglais, l'avait sauvée de la noyade, ou chez le père Massérat à Wapassou qui brassait si bien la bière en retroussant ses manches sans façons. Ces importants personnages de l'Église catholique, les Jésuites, ne l'intimidaient pas outre mesure. Elle se sentait assez proche d'eux en ceci que leur liberté intérieure vis-à-vis des êtres humains ressemblait un peu à la sienne.

Cependant, elle ne tendit pas la main au père Dafarel car elle savait que les religieux, en règle générale, évitent de serrer la main des femmes.

Suivant le Jésuite, ils entrèrent dans la petite église à un seul vaisseau, ombreuse et imprégnée d'odeur d'encens, où brillait la lampe à huile de verre rouge indiquant la présence des saintes espèces. Saisie par une ambiance pleine de réminiscences, Angélique éprouva une émotion subite et bouleversante. Depuis combien de temps, d'années, n'était-elle pas entrée dans un sanctuaire, lieu de prières où jadis s'écoulait une partie de leurs vies adolescentes ! Matines à l'aube, vêpres, salut, bénédictions, dévotions quotidiennes, grandes fêtes, cantiques, confessions, communions, un lieu aussi familier et où l'on finissait par se tenir presque autant qu'à la maison.

Spontanément, elle alla s'agenouiller devant le tabernacle et plongea son visage dans ses mains.

– « Chère France ! » fit-elle tout bas.

Et des larmes lui montèrent aux yeux sous l'intensité d'un sentiment fait de regrets et d'amour, longtemps contenu, bafoué, qu'elle refusait de s'avouer au fond d'elle-même : l'amour du pays de sa naissance et l'attachement à la confession en laquelle elle avait été baptisée.

Elle resta un long moment ainsi, plongée dans la pénombre de son recueillement.

« Oh mon Dieu priait-elle, dans un élan aveugle, mon Dieu ! Vous qui me connaissez ! Vous qui savez qui je suis ! »

– Bravo, lui glissa Villedavray comme ils se dirigeaient en groupe vers la sacristie, c'était des plus émouvants, je ne vous savais ni si politique ni si pieuse. Vous êtes une comédienne admirable.

– Mais il n'y a ni politique ni comédie, là-dedans, protesta-t-elle.

– Alors ce n'en est que pire et plus dangereux. Décidément, je commence à croire que l'on va assister à d'étranges choses au Canada.

L'Enfant Jésus de Tadoussac était une figurine en cire, offerte aux Jésuites missionnaires par Louis XIV enfant, et dont Anne d'Autriche, la Reine mère, avait brodé la robe de satin gris argent avec des perles de nacre et des ferrets d'argent pur. Honorine tendait les bras vers lui, le souhaitant comme poupée.

Des chasubles, des chapes, des missels enluminés, deux ostensoirs de vermeil et d'or, des calices d'or à couvercles surmontés de croix, serties de rubis, des ciboires de vermeil, complétaient ce trésor dont la valeur et la beauté paraissaient sans rapport avec la pauvreté et la rudesse de l'endroit. Ceci pourtant ne déplaisait pas. C'était en accord avec ce qui se dégageait de l'histoire du peuplement canadien. Tout pour le service de Dieu. L'or pur des sentiments mystiques et passionnés, confronté avec une réalité plus qu'austère, voire misérable, le rubis du sang des martyrs, versé sans lésiner par des créatures d'origine obscure, plébéienne comme aux premiers temps de l'Église, l'opulence rappelant combien était vaine en ces lieux toute richesse, la vraie richesse s'incarnant en d'humbles besognes primitives, en exploits quotidiens et arides.

Quand ils sortirent de l'église, cette fois tout Tadoussac était sur la place y compris les Indiens du camp d'en haut, du camp d'en bas et du camp de la rivière Saguenay. Cela fut un peu saisissant.

Devant cette foule serrée qui, à quelques pas la fixait avec des visages de pierre, Angélique commença par regretter de ne s'être pas vêtue plus élégamment. Elle ne savait trop ce que ces gens attendaient d'elle. Ils étaient peut-être déçus de la voir se présenter avec si peu d'apparat. Elle voyait des faces rondes, tranquilles, sous le bonnet blanc des femmes, sous la « touque » rouge en laine des hommes et, bien sûr, les Indiens étaient au premier rang avec leurs enfants nus et crasseux qui se faufilaient entre les jambes en se disputant avec les petits paysans, pieds nus qui essayaient d'en faire autant.

Des mères rattrapaient leur progéniture, secouaient, voire talochaient et tout redevenait immobile un instant, comme une image de rêve.

Angélique adressa un signe de tête à la ronde, qui n'obtint pas de réponse. Les gens la regardaient.

Il y avait là des coureurs de bois, les jambes bien plantées dans leurs mitasses et mocassins, des laboureurs en sabots ou gros souliers à boucles. Il y avait des femmes en bonnet, ou ayant jeté sur celui-ci de grands châles drapés, comme des couvertures dont elles s'enveloppaient les épaules à la manière indienne.

Bouches closes, ou la pipe entre les dents, on la regardait. Cela aurait pu durer jusqu'au soir.

Angélique jeta un regard alentour et constata que le Jésuite et le marquis de Villedavray, peut-être interloqués ou déconcertés, ne paraissaient pas décidés à prendre la situation en main. Elle avisa alors un vieillard qui se tenait assis sur un des bancs de pierre, à droite de la porte de l'église. Malgré son grand âge, ce vieil homme paraissait alerte et vif. Son bonnet de laine rouge, râpé, devenu rose par les intempéries et garni de médailles et de plumes, allait à merveille à son visage brun et ridé comme une nèfle.

Elle lui fit une petite révérence et lui dit aimablement à très haute voix :

– Je gage, Monsieur, que vous êtes le doyen de Tadoussac. Personne n'est plus habilité que vous pour me présenter ces bonnes gens qui ont eu l'amabilité de venir me saluer et que j'aimerais pouvoir remercier de leur attention.

Sans attendre, elle prit place à côté de lui, en ajoutant :

– Je me nomme la comtesse de Peyrac et je viens de débarquer du navire que vous apercevez là, à l'ancre dans le port.

Elle n'apprenait rien à personne. Mais il fallait mettre les choses au point.

Aussi bien elle ne percevait aucune hostilité dans l'attitude des Canadiens. Ils la regardaient, c'est tout. Elle pensa qu'elle devait les aider à se faire une opinion.

Dans le temps, ses paysans poitevins qu'elle avait menés au combat, auraient eu, dans les mêmes circonstances qui réclamaient de la prudence et de la réflexion, une semblable attitude. À ces gens-là de Tadoussac on leur annonçait une femme qui... une femme que... Fallait voir !...

Le vieillard n'avait rien répondu, mais il montra qu'il n'était ni sourd ni débile. Il s'était reculé pour lui faire place et une sorte de sourire jouait sur ses traits burinés tandis qu'il considérait Honorine et Chérubin, ouvertement fascinés par son bonnet.

Le marquis de Villedavray avait le sens des atmosphères de théâtre. Il aimait assez les moments où les événements lui permettaient d'occuper plus ou moins le centre de la scène. Alors, il s'imprégnait de la tension générale, jugeait de l'ambiance, entrait dans le jeu et décidait du rôle à tenir. Il accorda quelques secondes de silence supplémentaire nécessaires pour élever d'un degré la curiosité, fit un clin d'œil au père Jésuite qui semblait se désintéresser de la situation, puis déclara :

– Ma chère Angélique, vous ne pouviez mieux choisir comme introducteur, que ce noble vieillard. C'est Carillon. Il aborda ici il y a bien longtemps avec notre courageux Champlain, et sachez que c'est lui que notre découvreur de terres a laissé aux Algonquins en échange d'un des leurs qu'il ramenait en France pour présenter l'espèce au Roi. À moins de dix-sept ans, notre ami s'accommoda seul chez les sauvages près de deux ans et lorsque l'explorateur revint avec son Indien, lui, Carillon, savait plusieurs dialectes du coin et vivait selon les mœurs de ces peuplades.

– Monsieur, je suis très honorée de vous connaître, affirma Angélique, en s'adressant à son voisin.

Celui-ci avait accepté la présentation de Villedavray sans avoir trop l'air d'entendre. Son regard madré faisait le tour de l'assistance. Il tendit un doigt crochu et adressa un signe à quelqu'un, lui intimant de sortir des rangs. Il y eut aussitôt des remous. Et particulièrement parmi les paysannes qui parurent s'agiter et discuter avant de pousser devant elles une belle fille, bien campée, qui avait l'air réticent. Elle se tint debout, comme contrainte et forcée. Le vieux continuait à lui faire signe impérativement d'avancer. Son index agile était particulièrement éloquent, et il avait dû prendre l'habitude de manœuvrer l'entourage ainsi – soit pour ménager ses forces, soit qu'il jugeât inutile de rabâcher toujours les mêmes mots pour les mêmes choses depuis quelque nonante-quatre ans.

Malgré cela, la fille, butée, resta où elle était.

– Mais c'est Mariette, s'écria jovialement Villedavray en lui ouvrant les bras. Qu'elle est belle et qu'elle a grandi ! C'est vrai qu'elle s'est mariée l'an passé.

Le coin des femmes devint houleux et certains visages s'assombrissaient. Villedavray se hâta d'aller vers elles et de se présenter comme l'arbitre du conflit sous-jacent. Il excellait à gagner la confiance féminine et, très vite, deux grandes femmes drapées dans leur châle lui expliquèrent tout avec volubilité.

Il revint vers Angélique.

– Voilà ce qui se passe. Cette gamine est l'arrière-petite-fille de Carillon, expliqua-t-il en se penchant à son oreille, elle a des ennuis avec son nourrisson, et le vieux s'est mis dans la tête que vous pourriez quelque chose, pour le soigner, car, au milieu de tout ce qu'on raconte sur vous, votre réputation de guérisseuse est parvenue jusqu'à lui. On discute dessus depuis que le bruit s'est répandu que vous avanciez sur Québec. Lui, est têtu comme une bourrique...

– Et elle, elle ne veut pas.

– Ces filles des campagnes sont bêtasses et superstitieuses.

– Non, elle craint qu'on ne jette un sort à son enfant, dit Angélique. On leur a aussi monté la tête ici. Le vieux Carillon m'a l'air de ne pas croire aux racontars. Je sais qu'il pourrait être notre allié.

Elle se tourna vers le vieillard qui s'agitait, foudroyant les femmes du regard.

– Monsieur Carillon, je suis toute disposée à apporter aide à qui le voudra. Mais ne croyez pas que je possède des pouvoirs magiques ni dans un sens ni dans l'autre. Peut-être êtes-vous encore plus savant que moi dans la science des herbes, pour avoir parcouru les forêts et fréquenté les Indiens. Cependant, je vais faire chercher mon coffret de médecine et quand nous aurons mieux fait connaissance, je pourrai peut-être convaincre cette jeune femme, de me montrer son enfant.

Le vieux paraissait furieux. On ne savait si c'était des paroles d'Angélique ou de l'insubordination de son arrière-petite-fille. Celle-ci, malgré la colère de l'aïeul, ne bougeait pas d'un pouce. Elle était d'une génération qui avait grandi à la lisière des forêts d'où peut surgir à chaque instant l'Iroquois, hache levée. Cela trempe le caractère et la jeunesse n'avait plus la docilité d'antan. Finie la vieille Europe asservie à la volonté des ancêtres ! Finies ces bêtises ! On disait volontiers que la jeunesse canadienne n'en faisait qu'à sa tête.

Le vieux s'agitait comme s'il allait avoir un coup de sang. Il cracha un long jet de salive, brunie par le tabac, à une distance qui témoignait de sa rage. Il se lança enfin dans toute une série de signes cabalistiques, qui eut pour résultat de faire surgir tout courant un gamin pieds nus, ses cheveux blonds hérissés, portant un calumet de pierre rouge, une poche à tabac et un charbon ardent.

Carillon ayant allumé sa pipe consentit à se calmer.

Cependant, l'incident avait rompu l'immobilité et le silence de la foule et au contraire maintenant il y avait une grande agitation à laquelle se mêlaient les sauvages. Les gens s'interpellaient avec violence, et l'on vit passer de main en main un mousquet que l'on s'arrachait plus ou moins brutalement. Cela avait l'air de se gâter et Angélique regarda du côté des soldats espagnols chargés de sa garde. Ils demeuraient impassibles. Ils étaient dressés à affronter des foules de toutes espèces, depuis les Indiens d'Amazone en passant par les pirates de Tortuga, les esclaves noirs révoltés, et plus récemment les équipages de crapules de la duchesse. Ils avaient eu affaire aux Iroquois et aux Abénakis, aux pêcheurs de baleines basques ou malouins... Un rassemblement de Canadiens pur-sang, venant s'ajouter à un échantillonnage d'humanité aussi varié, n'était pas pour les émouvoir. Il semblait qu'ils avaient acquis, au service du comte de Peyrac, un sixième sens les avertissant de l'instant où cela devenait sérieux et où il leur fallait allumer la mèche.

L'arme disputée par les Canadiens avait fini par échouer entre les mains d'un grand sauvage jaune comme du bois de citronnier et dont Angélique eut l'impression qu'elle l'avait déjà vu quelque part. Simultanément, tout le monde éclata de rire. Et les braves gens se tournèrent vers Angélique avec des mines d'enfants qui se préparent à faire une farce.

Angélique répondit par un sourire à ces mines réjouies. Elle avait un peu l'impression de se retrouver sur la place du village de son enfance, assise sous l'ormeau, comme elle s'y tenait près de ses parents, le baron et. la baronne de Sancé, spectateurs toujours patients et indulgents aux facéties paysannes. Et les vieux, en effet, prenaient place près d'eux aussi. À leur exemple, elle tenait contre elle Chérubin et Honorine, comme jadis sa mère l'avait tenue contre elle, avec tendresse.

La discussion maintenant avait lieu en langue sauvagine, un dialecte proche de l'Iroquois. Angélique n'en saisissait pas assez de mots pour tout comprendre mais le Jésuite, brièvement, renseigna le marquis, dont le visage s'illumina.

– Ah ! Nous y voici ! Maintenant, écoutez, Madame, ils veulent savoir si ce que l'on dit est vrai sur vos qualités de tireur hors pair. Ce sauvage prétend qu'il a été blessé par vous, il y a un an, en je ne sais quel lieu.

– Anashtaha ! s'exclama Angélique. C'est Anashtaha, le capitaine des Hurons, je me souviens. L'affaire s'est passée au gué de Sakoos, près de Katarunk.

De se voir reconnu, le Huron s'enthousiasma. Angélique bénissait le ciel en secret de lui avoir donné une assez bonne mémoire des noms, même indiens.

Ce dernier et ses amis avaient éclaté de rire et la glace était rompue. Ils esquissèrent un pas de danse, tandis que les enfants faisaient des cabrioles et que les Canadiens battaient des mains.

– Mais ce n'est pas moi qui l'ai blessé... voulut-elle ajouter.

Mais comme cela semblait faire plaisir à tout le monde, qu'elle l'eût blessé, y compris à la victime, elle n'insista pas.

Anahstaha, enhardi, s'approcha et vint lui mettre le mousquet sur les genoux.

– Que veut-il ?

– Que vous tiriez, pardi !... Que vous leur fassiez une démonstration de vos talents dont la réputation est ainsi parvenue jusqu'à eux.

Angélique hésitait. Certes, elle aurait volontiers consenti à satisfaire la curiosité de cette population sympathique, à leur faire plaisir par quelques petits événements inédits venant les distraire dans leurs rudes existences et qu'ils pourraient se raconter plus tard. Tout cela paraissait de bonne et franche compagnie – mais derrière les propositions ne cherchait-on pas à la faire tomber dans un piège ? Ne voulait-on pas établir que son habileté était due à des pouvoirs magiques ou de sorcellerie ?

« Qu'importe, décida-t-elle. Il faut y passer. »

Загрузка...