Chapitre 2
Il ne la laissait pas respirer.
Dans la cabine du Gouldsboro, elle trouva, préparés par les soins de Yolande et de Delphine du Rosoy, une robe, l'éventail, le manteau de cour.
Mais ce fut lui, comme elle s'asseyait, qui fit glisser ses bas pour dénuder ses jambes. Il paraissait d'excellente humeur. Il chantonnait.
– Il n'est que temps... que temps... d'enfiler ces beaux bas... sur ces jambes divines...
C'était des bas de fil d'or aux baguettes de soie écarlate. Les souliers étaient recouverts de satin doré. Il la chaussa comme le prince agenouillé devant Cendrillon.
– ... Ma comtesse vagabonde !
Il baisa ses doigts légèrement, puis la laissa à Delphine qui entrait avec un petit réchaud et un fer à friser.
*****
Avec l'aide de la jeune fille, elle fut vite prête. Elle se hâta, l'éventail aux doigts. Le couvert avait été dressé dans la chambre des cartes.
Sur la rive, au loin on offrait aux populations un nouveau feu d'artifice.
– Que de festivités ! dit-elle à Villedavray avec lequel elle se heurta devant la porte de la salle du festin. S'il en est déjà ainsi de Tadoussac, alors que sera-ce de Québec ?
– Ce sera Versailles, riposta-t-il et même mieux, et même pis !... Ma chère, continua-t-il en s'effaçant pour la laisser entrer, si je vous disais qu'au moment du Carnaval à Québec, il nous arrive de tomber de fatigue d'avoir trop dansé, mangé, bu, prié, processionné, devisé, virevolté sur des patins, joué aux cartes et perdu, sans compter toutes les aventures galantes dont ces distractions s'accommodent. Heureux encore que l'on n'ait pas, en divertissement de surplus, à guerroyer contre l'Iroquois ou à mourir de faim lorsque viendra le printemps... Ah ! Québec !
Sur la table et dans la salle, on avait allumé de grands chandeliers d'argent. La chaleur et le parfum des hautes chandelles de cire vierge se mêlaient à celles des mets que des valets commençaient d'apporter.
Et pour débuter une énorme soupière d'argent.
– Je me disputais à l'instant avec votre maître d'hôtel à propos de la façon de corser un bouillon de gibier ; je prétends que le faisan et la bécasse doivent compter six jours bien pendus et lui ne veut que quatre.
– Il s'agit d'un huart dont la chair est plus tendre, se défendit le maître d'hôtel qui l'entendit, quatre suffisent.
La compagnie prenait place. Ce n'était qu'un repas des plus intimes, entre les membres habituels de la flottille du Rescator, officiers-majors et leurs hôtes plus ou moins forcés. La société s'en était constituée depuis le début du voyage jusqu'à former un groupe homogène malgré les apparences parce que composé de personnes qui avaient encouru en ce bref laps de temps les mêmes aventures, et partageaient, par la force des choses, les mêmes préoccupations et les mêmes réjouissances. Mais, pour l'honneur du vin, on avait dressé un couvert plus somptueux et posé devant chaque convive des hanaps en cette verrerie de Bohême que teintent de rouge les sels d'or.
Enfin, le vin lui-même était versé à l'ancienne mode, non en carafe ou en pichet, mais dans une nef d'argent et de vermeil qui était à elle seule un chef-d'œuvre unique d'orfèvrerie. Le vin s'écoulait par la figure de proue représentant un dauphin à la gueule ouverte, et chaque détail du bateau était fidèlement reproduit jusqu'à des petits personnages d’argent qu'on apercevait dans les postes de vigie ou grimpant le long d'échelles et de cordages en fils d'or et d'argent torsadés.
Le jeune matelot, promu ce soir, était fort impressionné de soulever cette merveille de son support d'argent représentant trois dauphins jaillissant des vagues et dont les yeux étaient de petits diamants.
Le marquis de Villedavray en resta bouche bée.
C'était aussi la première fois qu'Angélique admirait une telle pièce. Le Rescator serait toujours un prince. Capable de supporter la plus rude austérité pour asseoir sa position, pouvant vivre frugalement, il n'en demeurait pas moins un grand possesseur de trésors.
Il avait ses repaires secrets à travers le monde, et des hommes fidèles pour les garder et veiller sur les merveilles patiemment amoncelées.
Angélique ne savait pas tout de l'homme qui était son époux.
– On ne cisèle plus de nos jours d'aussi beaux objets, dit Villedavray avec un soupir.
Celui-ci datait de deux siècles. Il était la création d'orfèvres suisses qui avaient été longtemps, avec l'Allemagne, spécialistes de ces nefs à verser le vin.
On se mit à table.
Point de curieux, d'invités, d'étrangers. On était en famille et cela permettait de parler sans détours. Déjà, on discutait ferme. Rien de guindé. Angélique entendit Carlon dire à Peyrac, continuant une conversation qu'ils avaient entamée debout en l'attendant.
– ... Je ne me fâche pas, mais je prends à partie la légèreté de M. de Villedavray en cette affaire. Il paraît ignorer, ou feint d'ignorer, que l'on vous considère à Québec comme des ennemis du roi de France ; de plus, vous êtes condamné à mort par contumace.
– Mais c'est rebattu, protesta Villedavray en étalant largement sa serviette damassée tout en plongeant des regards intenses tour à tour dans la soupière et le bassin de vermeil d'où s'exhalait le parfum capiteux de « son » vin de Bourgogne. Nous savons tout cela, vous vous répétez, mon cher.
– Jamais trop. Lorsqu'il s'agit de préparer ses batteries et de savoir par quels détours aborder une situation apparemment sans issue. Il se trouve que M. de Peyrac est précédé d'une mauvaise réputation de pirate des Caraïbes. On y ajoute aujourd'hui celle de conquérant de l'Acadie française jusqu'aux sources du Kennebec. Pour peu que des navires aient apporté au cours de l'été des renseignements supplémentaires, il ne faudra pas s'étonner que les esprits soient échauffés à Québec et qu'on nous accueille à coups de canon.
Joffrey de Peyrac souligna ce « nous » qui avait échappé à l'intendant, il sourit. L'autre continuait.
– ... Mme de Peyrac aura aussi à se défendre de racontars. Son influence sur les sauvages, par exemple, est suspecte : comment l'expliquer ? Et comment vous sortîtes vainqueurs d'une attaque iroquoise après que leurs propres chefs aient été assassinés sous votre toit. Crime inexplicable pour qui connaît un peu les mœurs des Indiens... On vous a crus morts cent fois et pourtant vous renaissiez toujours, toujours vivants. Cela tient de la magie.
– Et que dit-on encore sur moi à Québec ? demanda Angélique.
Il rougit d'agacement.
– Que vous êtes belle, belle, belle !...
Elle s'égaya du propos.
– Entre nous, mon cher, vous ne voudriez pas que j'en pleure.
– Vous devriez.
– Mais quelle sottise ! Depuis quand les Français sont-ils devenus si puritains ?
– Ce n'est pas du puritanisme. C'est de la crainte.
– Depuis quand les Français manquent-ils de courage devant la beauté ?...
Elle secoua en signe de défi sa chevelure d'or pâle que retenaient deux rangs de perles.
S'ils s'attendent à me trouver belle, je veillerai à ne pas les décevoir.
On venait de servir, en premier, le bouillon bien corsé, pour se réchauffer, et moins pour mettre en appétit que pour éviter de gâter les premiers effets du vin par les libations prises à jeun. Chacun en ressentit du bien-être et partant de l'indulgence pour la vie, et même, pour l'intendant.
On l'écouta donc avec patience et politesse tandis qu'il énumérait tous les « mauvais bruits » dont il savait, sans illusion, qu'ils auraient à répondre, et qui avaient eu le temps de mijoter et de fermenter au fond de cette petite ville coloniale.
Cela ne l'empêchait pas de savourer à grandes cuillerées le délicieux consommé au madère.
– ... Je gage qu'on vous demandera des comptes pour la mort de M. d'Arpentigny... pour celle de Pont-Briand, pour le retournement de Saint-Castine... Mais, le plus grave, c'est la disparition du père de Vernon dont on va dire qu'il a été assassiné dans votre établissement d'une façon qui reste à éclaircir. Il paraît qu'on l'a livré à un ours.
– Mais non, vous vous embrouillez toujours, gémit Villedavray. C'est lui au contraire qui a failli tuer l'ours à coups de poing, le malheureux animal ! Et il a même tué le pasteur qui l'a tué à son tour.
– Vous y étiez ?...
– Bien sûr que j'y étais, affirma le marquis avec aplomb.
– Vous ne me ferez pas avaler une fable pareille. J'ai connu le père de Vernon. C'était un ecclésiastique fort distingué, pondéré, froid peut-être, mais, en réalité, fort doux et plein d'urbanité.
– C'est que vous ne le connaissiez guère. Vous ne l'avez jamais vu sous son vrai jour. C'était à Gouldsboro qu'il fallait le voir. C'était un Hercule, cet homme. Vous ne l'avez rencontré qu'à Québec. Ah ! Gouldsboro, quel enchantement ! Comte, promettez-moi que vous nous réinviterez tous !... N'est-ce pas, Angélique ?
– Arrivons d'abord à Québec, bougonna Carlon. Ayant achevé son assiette, il s'essuya la bouche et se retourna vers Peyrac.
– Sommes-nous vos otages ?
– Cela dépend de l'accueil qui nous sera fait là-bas.
– Ha ! Ha ! Vous vous démasquez enfin ! fit l'autre sombrement satisfait.
*****
Angélique éprouvait une impression de dédoublement.
Tout à l'heure, elle s'était trouvée projetée à La Rochelle. Et puis tout à coup elle était de nouveau en Canada à brasser les éternels soucis de l'arrivée à Québec avec une troupe hétéroclite. Et, de part et d'autre, cela avait l'air d'un rêve un peu fou.
Il aurait été préférable d'inviter Bardagne comme l'avait proposé Peyrac et qu'il fût parmi eux.
Mais Québec ce serait cela. Des fêtes, des mondanités, et dans l'ombre, des complots. On disserterait, on badinerait mais le rire cacherait les plans ourdis avec ruse et opiniâtreté. La mort, l'amour, le bonheur étaient au bout de toutes les trames. « Que va-t-on faire de l'envoyé du Roi maintenant ? se demanda-t-elle, et moi, que vais-je faire de lui ? Où est sa place sur l'échiquier, pour la partie qui nous attend ?... » Le bilieux Carlon ignorait encore cette complication supplémentaire, même s'il s'en doutait vaguement. Il pouvait se réjouir d'avance, on lui apportait de quoi alimenter ses dons de prophète de malheur.
*****
– Sa femme ne doit pas s'amuser tous les jours, glissa Angélique, en se penchant vers le marquis qui était assis à ses côtés, et désignant Carlon d'un signe du menton.
Elle est pourtant charmante. Il se frappa le front.
– ... Mais non ! Suis-je bête ! il est célibataire.
– Alors de qui parlez-vous ?
– De Mlle d'Hourdanne. Ils sont tellement liés qu'on a fini par la considérer comme ayant quelques droits sur lui.
– Est-elle sa maîtresse ?
– Même pas ! C'est un amour platonique. La pauvre d'Hourdanne va peu dans le monde. Elle ne consent à sortir que si elle est accompagnée par moi. En revanche, Carlon est sa chose. Elle s'occupe de son âme, de son avancement, de sa réussite, de le soutenir dans ses projets et en parle à qui veut l'entendre, de sorte qu'on a fini par les marier à leur insu...
Urville et Carlon discutaient sur les mérites comparés de l'arsenal de Québec et des canons du Gouldsboro, à savoir si ceux-ci disposeraient d'un angle suffisant pour atteindre les remparts du fort Saint-Louis, et Angélique se torturait l'esprit afin de trouver un sujet de conversation général un peu moins épineux. Elle n'arrivait pas à rassembler deux pensées bout à bout. Elle aurait préféré être seule et pouvoir remettre de l'ordre dans ses idées, plutôt que d'avoir à présider et mener d'agréable façon une telle assemblée mondaine.
La rencontre avec Bardagne se diluait dans cette agitation et elle avait de la peine à se persuader que c'était réellement arrivé.
Elle regarda vers Joffrey de Peyrac. Il avait les yeux posés sur elle d'un air songeur. Il laissait ses hôtes s'empoigner sans intervenir. Lui aussi devait penser à autre chose. Lorsqu'il croisa son regard, il eut un bref sourire.
Puis rapportant son attention à ce qui se passait :
– Pourquoi anticiper, messieurs ? dit-il, nous ne sommes pas encore sous Québec et il n'est pas question de tirer du canon. Nous nous rendons à une invitation de M. de Frontenac avec lequel j'ai toujours entretenu les meilleurs rapports.
– Naturellement, M. de Frontenac est comme vous d'Aquitaine, province souvent rebelle, encline aux hérésies.
– Homme du Nord ! murmura Peyrac. Mais ne lignez rien ! Pour l'amour du Canada, j'oublierai Montfort !6
Décidément la fête avait mal commencé. Si l'on en arrivait aux Albigeois, tout était à craindre. Angélique fit signe au maître d'hôtel. Il était temps de verser le vin.
Alors le vin se mit à briller dans les verres et l'on ne pouvait faire autrement que de comparer sa rutilance à celle des rubis.
– Voici un vin admirablement cuvé, prononça Villedavray après l'avoir flairé, humé, goûté. Savez-vous ce que c'est exactement que de cuver son vin ? Moi, je vais vous le dire car je le sais, j'ai longuement séjourné en Bourgogne. Cuver le vin, c'est exactement le mouvement par lequel un jus de raisin rouge donne du vin rouge. On croit communément qu'il suffit de le fouler comme l'autre. Non, alors le jus coulerait blanc. Le raisin rouge n'est pas jeté aussitôt aux fouleurs. Il est égrappé et les grains sont versés dans des cuves où, lentement au cours des jours, la couleur rouge de sa peau va se transmettre au jus en fermentation. On le retournera, on le « chamotera » avec un bâton, l'on prélèvera le jus rouge, couleur de sang, intense, presque noir pour certains crus et seulement ensuite on foulera le reste des grains, l'on mêlera le jus obtenu à son essence pourpre. Que de soins pour parvenir à ces merveilleuses nuances où danse le soleil, à ce goût, personnel, de chaque coteau !
Il but, tâta du palais, les yeux clos.
– ... Un cru de Tillez ; je vois l'endroit, une pente ensoleillée, un petit clocher qui dépasse et l'horizon qui s'étend tout en vagues bleues, des coteaux, des coteaux, des vignes à perte de vue, la Bourgogne. Et quand je pense que cet imbécile de Cartier a voulu nous faire croire que l'on pouvait faire du vin en Canada... Pour quelques plants de vignes sauvages qu'il rencontra ! Il a vu de tout partout, du vin, des diamants, que sais-je ? Il fallait bien qu'il justifiât de sa folie d'être venu s'enfoncer dans ce piège inhumain où il n'y avait rien, rien vous m'entendez, rien que le froid, la nuit et les sauvages, et où nous sommes aujourd'hui entraînés par je ne sais quelle malédiction, loin des belles contrées de notre pays.
« Mais il n'y a que moi qui parle... s'effraya-t-il tout à coup, en regardant autour de lui. Dites quelque chose, vous autres. C'est toujours moi qui tiens les rênes...
– C'est que vous nous enchantez, marquis, fit aimablement Pevrac, en levant vers lui son verre, boire un bon vin en vous écoutant, quoi de plus agréable !
– Vous me flattez... Je reconnais, c'est un fait : partout où je passe, je plais. À la Cour, bientôt, on ne voyait on n'entendait que moi. Qu'y puis-je ? J'aime la vie et ses plaisirs. Cela m'a beaucoup réussi et aussi m'a beaucoup nui. Surtout à la Cour. Le petit Monsieur me jalousait terriblement. Je suis plus tranquille en Canada, ce piège saumâtre de Cartier. Voyez, avec un peu de diligence et d'imagination, comme on y vit bien. Ce vin ! Avouez que ç'aurait été un crime que de l'abandonner à d'autres. À qui était-il destiné ? À des ignorants, des inconscients, des vandales.
– À l'évêque et au gouverneur de Nouvelle-France, annonça Angélique. Et ce n'est pas à Martin Dugast que vous l'avez razzié, Marquis, j'ai le plaisir de vous l'apprendre, mais au propre représentant du roi de France, qui l'amenait en cadeau personnel sur sa cassette à ces grands personnages.
– Ali représentant du roi de France ! s'écria Villedavray en s'immobilisant le verre levé d'un air ravi. Et vous l'avez vu ? Vous l'avez rencontré ? Vous le connaissez ? C'est lui qui vous aime ? Ha ! Ha ! C'était donc bien vrai qu'il y en avait un à bord du Saint-Jean-Baptiste.
Son regard pétillant allait d'Angélique à Peyrac, guettant une réponse à ses questions.
– Quelle merveilleuse histoire ! Vous allez me la conter.
Il fit signe aux domestiques de le resservir et but derechef avec délectation.
– Divin !
– Vous riez, Marquis, protesta Angélique qui riait aussi, mais sachez que c'est naturellement mon époux qu'il accuse de ce geste incivil..
– Ah ! Très drôle !
– Pas si drôle. C'est un envoyé spécial du roi. Il est chargé d'une mission. Qu'apporte-t-il ? Des lettres ? Des ordres ? et vous lui prenez son vin. Vous le mettrez de mauvaise humeur.
– Tant pis pour lui ! Il n'avait qu'à se montrer, se défendre. On ne peut même pas obtenir son nom... Vous le savez, vous ? s'adressa-t-il à Angélique.
Elle hocha la tête d'un signe qui ne voulait dire ni oui ni non.
– Vous savez tout ! dit-il. Et vous me direz tout, tout. C'est entendu. De toute façon, cette histoire de vin n'a aucune importance. Avec tout ce que nous avons sur la conscience et qui pourrait nous valoir l'estrapade, la pendaison ou le bûcher, quatre barriques de vin, si bon soit-il, ce n'est qu'une futilité.
– Que voulez-vous dire ? s'effara Carlon. Villedavray le fixa d'un air sinistre.
– En plus de tout, il y a la mort de la duchesse de Maudribourg.
– Taisez-vous, dit Carlon en regardant du côté des serviteurs.
Mais le marquis balaya l'objection d'un geste désinvolte.
– Ils sont avec nous, ils ont tout vu, tout partagé, qu'iriez-vous leur cacher ? En vérité, voilà ce que nous sommes sur ce navire. Une bande de brigands liés par un secret terrible...
Tout ragaillardi, il but derechef.
– ... J'adore ça ! Je me sens vivre. Du vin, l'ami ! ordonna-t-il, tendant son verre à l'échanson qui avait fini par rester piqué derrière lui pour ne pas avoir à courir sans cesse. Oui, c'est une sensation tout à fait exaltante. Être enfin du côté des réprouvés, des maudits, de ceux qui ont raison, puisqu'ils sont contre les lois... Quoi ! vous vous imaginez que l'assassinat de la duchesse va se passer comme ça ?... Vous ne pourriez pas penser que toutes les éminences religieuses ont été averties de son arrivée, une bienfaitrice d'une richesse inouïe, et le père d'Orgeval en premier – on dit qu'elle est de sa famille – s'informera de ce qu'elle est devenue.
– Ah ! C'est affreux, se plaignit Carlon. Vous me retournez le fer dans la plaie.
– Mais non, vous dramatisez !
– Comment je dramatise ? La mort d'une jeune femme belle, séduisante, d'une noble dame protégée par la Cour... et par le père d'Orgeval, et dans ces conditions horribles...
– Vous étiez là et vous n'avez rien fait, que je sache. Seule, celle-ci a eu un geste d'humanité, dit-il en désignant Angélique.
– Mon bon ! n'avions-nous pas convenu d'effacer...
– Pas si facile...
Les deux seigneurs canadiens, Grandbois et Wauvenart, qui essayaient depuis un moment d'entrer dans la conversation, réussirent à placer un mot.
– Mais qu'est-ce que vous chantez vous deux ? Un crime... on ne l'a pas tuée, Bon Dieu ! Nous étions là. Souvenez-vous... C'est elle qui s'est enfuie dans la forêt et qui a été dévorée par les loups... Mais Mme de Peyrac l'avait sauvée sur la plage.
– D'ailleurs, pourquoi l'avez-vous sauvée ? demanda Wauvenart tourné vers Angélique. Je n'ai jamais compris.
– Moi non plus, dit Angélique.
Il lui sembla entendre les cris déchirants d'Ambroisine aux mains d'hommes furieux. Elle but un grand verre de vin pour se remettre.
– ... Je ne sais pas pourquoi j'ai fait cela... Peut-être parce que nous étions seules femmes sur la plage. De grâce, parlons d'autre chose.
– Ah ! Les femmes ! s'écria Villedavray. Que serait le monde sans elles : privé de douceur, de bénignité, de charme, de tendresse, de caprices, de ces surprenantes et illogiques volte-face dont elles ont le secret...
– Étienne, je vous adore, dit Angélique en l'embrassant.
– Ce vin est capiteux, commenta Carlon en élevant son verre dans la lumière pour le considérer avec suspicion. Je crois que nous commençons à être ivres.
– Et c'est alors que la vérité va vous apparaître au fond de votre verre, dit Villedavray.
– Oui. (Carlon restait sombre) En vérité nous l'avons tuée la duchesse et voilà pourquoi notre conscience nous tourmente. Vous avez raison, Villedavray. Malgré moi, je me retrouve complice d'un crime.
– De deux, trancha le marquis.
– Deux ! sursauta l'intendant.
– Oui ! Un : celui que votre conscience vous reproche. Le meurtre de la duchesse de Maudribourg. Et deux : vous buvez avec nous ce soir le vin destiné au gouverneur et à l'évêque.
– J'ignorais sa provenance quand je me suis attablé.
– N'empêche que vous le buvez et même, que vous le trouvez bon.