Chapitre 1
Le premier obstacle auquel elle se heurta dans sa course, ce fut lui.
Et depuis quand était-il là, en sentinelle ? Qu'avait-il vu ? Entendu ?
L'ombre était profonde à la lisière du bois. Ils ne se voyaient pas. Les bras de Joffrey de Peyrac l'entourèrent et elle jeta les siens autour de lui, enfouissant son visage dans les plis de son pourpoint dans un réflexe de panique quasi puéril. Elle aurait été tout à fait incapable d'expliquer ce qui la lui inspirait.
– Mais vous êtes toute brûlante, fit-il de sa voix calme, un peu voilée. Vous tremblez, vous vous êtes énervée ! Que s'est-il passé ?
– Oh ! Rien de grave. Mais c'est toute une histoire ! Il ne s'agit pas d'un gentilhomme de l'entourage du Roi, et ce n'est pas à la Cour que je l'ai rencontré... Pourtant, Versailles y est mêlé... Et le Roi... Et cela vous concerne.
Il l'écoutait, penché sur elle, attentivement, dans l'obscurité. Elle le devinait aux aguets, notant sa fébrilité, le tremblement incontrôlé de sa voix. Elle se sentait le visage incandescent, les mains glacées.
– Vous avez froid !
Froid ! Chaud ! elle ne savait plus. Que s'était-il passé au juste ? Elle se retrouvait en Canada. Elle était comme essoufflée.
– C'était le passé, balbutia-t-elle, le passé, vous comprenez.
– Mais oui, je comprends. Ne vous troublez donc pas ainsi, mon amour.
Le timbre uni et familier de la voix de Peyrac lui causa une impression réconfortante et elle respira mieux. Elle reprit son équilibre, se gourmanda, se traita intérieurement d'idiote et, se redressant, commença à marcher près de lui, en lui expliquant distinctement qui était Bardagne et ce qu'elle avait appris de lui les concernant. C'était bien ce qu'ils avaient pressenti. Les choses étaient allées jusqu'au Roi et le Roi était sur leur piste.
– La seule chose qui m'intrigue, remarqua-t-il, c'est de savoir par quel hasard ce Bardagne qui vous à connue à La Rochelle et n'avait aucun soupçon de vos rapports avec la Cour, a été précisément choisi par le Roi pour une mission me concernant. Je veux croire aux coïncidences, mais là quelque chose me semble par trop préparé, organisé. On dirait que le diable facétieux tire les ficelles dans les coulisses.
– Ne parlez pas de diable ! supplia-t-elle.
Ils se rapprochaient du village où les feux dispersés brillaient encore, des gens dansant la bourrée autour.
Elle s'en étonna. Il lui semblait qu'un temps infini s’était écoulé depuis qu'elle s'était rendue au rendez-vous de l'envoyé du Roi.
Elle passa la main sur son front.
– Oh ! Je suis morte, morte de fatigue, brisée ! Est-ce que la nuit est finie ?
– Non, tout de même pas, fit-il en riant. Elle ne fait que commencer. Avez-vous oublié que nous avons mis en perce un de ces fameux tonneaux de bourgogne que convoitait tant Villedavray et toute notre compagnie nous attend à bord du Gouldsboro pour festoyer. Allons, Madame, secouez votre lassitude. Dieu merci ! L'aube est loin !
Il resserra son étreinte d'un mouvement jaloux, et il l'entraîna plus rapidement.
– Au fait, nous aurions pu convier ce gentilhomme à partager nos agapes ?...
– Non, non, fit-elle précipitamment. Il croirait que c'est un piège pour le capturer. Il est très prévenu contre vous.
– J'irai demain à lui pour me présenter et le rassurer. En attendant, réjouissons-nous ! continua-t-il avec entrain. Les augures me semblent bons. Nous allons boire à vos retrouvailles avec un ancien amoureux, à la réussite de nos projets et des siens en souhaitant qu'ils ne se contrarient pas trop les uns les autres.
Elle l'entendit rire comme s'il entrevoyait une plaisanterie des plus succulentes du destin.
– La Rochelle ! Alors, c'était La Rochelle ! Vous n'en ferez jamais d'autres !
Il s'arrêta pour l'embrasser avec fougue et continua de l'emmener vivement. Elle enregistra la force irrésistible de son bras qui la soutenait. Il lui avait communiqué son énergie. Tout à l'heure languissante et comme étourdie, elle se sentait emportée par son dynamisme, sa gaieté.
La plage apparut, éclairée par les torches que portaient les hommes avec, au bord de l'eau, la chaloupe en attente.
– Pourquoi dites-vous cela. La Rochelle ! Je n'y puis rien. C'est le hasard qui m'a remise en présence de ce comte de Bardagne.
Bénissons le hasard, tous les hasards, et n'en parlons plus... jusqu'à demain.
Il l'enleva dans ses bras pour la porter jusqu'à l'embarcation sans qu'elle eût à entrer dans l'eau.
– Ce soir, nous sommes les princes de ce monde, s'écria-t-il en riant et ses dents étincelaient dans son visage buriné. Nous sommes les maîtres de Tadoussac, du Canada et du royaume de France. Nous ne nous reconnaissons sujets que de la grappe divine, de la treille somptueuse, bref, que du vin, père des hommes. Ne gâchons pas cet instant sublime où nous allons lever notre hanap à la gloire de la Bourgogne.
« Venez boire, ma belle ! Boire et ripailler ! À la santé de nos amours, à la santé de nos triomphes ! À la santé de nos amis, de nos ennemis ! À la santé du roi de France !