Chapitre 6
Joffrey de Peyrac était entré et se tenait derrière elle, regardant par-dessus son épaule. Elle devina qu'il était surpris de la trouver en train d'écrire. Cela lui arrivait rarement. « Et pourtant, en ai-je rédigé des comptes et des missives lorsque je m'occupais de commerce à Paris. »
– Est-ce la fièvre de notre ami Villedavray qui s'empare de vous ! s'exclama-t-il. À qui pouvez-vous donc bien écrire en France ?
– Au policier François Desgrez. Elle se leva, lui tendit la missive. Tu veux lire ?
Il parcourut les lignes en silence. Il ne lui demanda pas pourquoi elle avait décidé de les écrire et de les faire parvenir à cet ami lointain dont semblait l'avoir séparée définitivement son départ vers le Nouveau Monde.
Elle restait fidèle à une sorte d'instinct, des élans impulsifs qui cachaient souvent une longue réflexion, pesée, raisonnée, arrivée inconsciemment à maturation. Alors, elle agissait.
Il lut et un frisson le saisit devant tant de brutale décision. Par cette main blanche et fine, le roi de France allait être frappé au cœur.
Il comprit ce qu'il avait déjà soupçonné et comment pour certains êtres cette femme pouvait apparaître comme redoutable et même implacable. Ainsi, jadis, lorsqu'elle était seule, avait-elle défendu ses petits. Ainsi se dressait-elle aujourd'hui pour le défendre, lui, elle, eux tous avec une rouerie et une habileté confondantes.
Il la considéra tandis qu'elle levait ses yeux sur lui, guettant son approbation. Des yeux limpides, d'eau claire, que les cils sombres et fournis ombraient d'une douceur languide et un peu rêveuse.
Elle était décidément, et plus encore dans cette lueur des lampes à huile, d'une beauté à couper le souffle. La physionomie lisse, franche, les traits nobles qui s'affinaient encore et devenaient avec la maturité plus hiératiques par leur ordonnance calme, égale, parfaite.
La ligne des sourcils plus élégante, l'arête du nez plus fine, le dessin de la bouche d'un dessin plus troublant.
Et toujours le regard de ses yeux immenses qui paraissaient se livrer avec candeur. Mais il avait la preuve en cet instant que rien n'était plus insondable que leur transparente clarté.
Un visage de déesse et parfois de madone et rien qui laissât trace sur ce visage de femme, de l'horreur, des tortures endurées, des humiliations et des douleurs traversées. Au contraire, une sublimation. Tout en elle affirmait la résistance de l'être humain, qui peut sortir, créature éblouissante, de l'Enfer.
Il dit à voix haute :
– Le Roi sera frappé au cœur.
– A-t-il hésité à me frapper, moi ? Et encore aujourd'hui, à me poursuivre ?...
Elle continua, la voix courte et comme blessée :
– ... Il m'a poursuivie de cent façons... Il exigeait que j'aille faire amende honorable, en vêtements noirs... et ensuite, bien sûr, ma reddition totale... son lit... Il m'a acculée au pire de toute sa force, de toute sa puissance... pour que je cède...
Elle s'interrompit, et demanda avec une sorte de timidité :
– ... Qu'en pensez-vous ?
– De quoi donc ? De cette lettre ? De votre décision de l'écrire ?...
– Des deux.
– Je pense que cette épître est semblable à un brûlot dérivant, chargé de poudre et de grenaille, vers des navires qu'il va couler corps et biens.
– Sauf qu'il ne dérivera pas longtemps et arrivera droit à son but.
– Et que c'est le sieur Desgrez qui en allumera la mèche et le fera exploser.
– Oui... Desgrez, notre seul complice, là-bas, en France.
Elle se leva et posa la main sur son pourpoint, lissant machinalement le velours à la place du cœur.
– Vous souvenez-vous de lui ? Il fut votre avocat.
– Je me souviens de lui. Il s'est bien battu au procès.
La main d'Angélique était une caresse timide dont il sentait la chaleur à travers l'étoffe. Main de femme fragile, douée de tant de pouvoirs. Il frissonnait d'amour sous ce contact.
– Après ce procès, il était menacé de mort. Il a disparu, c'est étrange. Je viens de comprendre que nous avons une longue vie commune, vous et moi, puisque jusque dans le passé nous avons un ami commun... Lui, Desgrez. Je l'ai retrouvé plus tard. Il était devenu exempt de police. Et moi, j'étais devenue... une femme traquée. Il m'a reconnue. Et ainsi, épisodiquement, nous nous retrouvions...
– Il était fou de vous, naturellement.
– Desgrez n'est jamais fou de personne, ni de rien.
– Mais... avec une petite exception pour vous, n'est-ce pas ?
– Peut-être. Mais jamais jusqu'à la folie.
– Jusqu'au passe-droit ! C'est déjà beaucoup ! L'indulgence notoire est l'aide active. Il vous a aidée à fuir de La Rochelle. Pour un policier de haut rang, ce n'est pas mal.
– Aussi lui dois-je une revanche. Rapidement, elle lui expliqua les révélations que contenait la lettre déposée entre les mains de M. de La Reynie, à charge de l'ouvrir et de la communiquer au Roi si elle venait à mourir.
Il l'écoutait, évoquant au son de sa voix cette vie qui avait été la sienne. Cette lutte féroce, aussi bien menée dans les sommets que dans les bas-fonds, et il s'expliquait les réactions blessantes qu'elle avait parfois, comme si elle eût craint en lui on ne sait quelle vengeance ou quelle méchanceté propre à l'homme.
Cette méfiance lui avait été enseignée par une existence entièrement consacrée à se défendre de l'homme, de ses pièges et de ses exigences au sein d'une société entièrement soumise à l'homme, à ses lois outrancières et égoïstes. Partout des hommes. Pour interdire, exiger, prendre. Au sommet, un homme – le Roi. Un homme dont la puissance réussissait à sourdre, à détruire toute solidarité entre les victimes et jusqu'entre les femmes elles-mêmes. Pour servir le prince, Mlle de La Vallière préférait offenser Dieu, pour s'assurer de son pouvoir sur lui Mme de Montespan assassinait ses rivales, se livrait au Diable. Pour se défendre Angélique avait frappé tous les coups dont elle s'était sentie la force et elle avait été vaincue.
Nulle surprise qu'elle se fût épuisée et mutilée à ce jeu terrible.
– Mais j'y songe, fit-elle soudain. Une chose me revient en mémoire.
– Oui ?... Raconte ! Je veux tout savoir.
– C'est que... Après tout, j'ai fait ma soumission au Roi.
« C'était au Plessis, dans ce château où j'étais gardée à vue, prisonnière. J'ai écrit ma lettre de reddition. Je lui disais que je m'inclinais devant lui. Que j'allais me rendre à Versailles pour y faire amende honorable devant toute la Cour... Je lui promis de venir m'agenouiller devant lui, en femme lige... C'est vrai, je me souviens, j'ai écrit cette lettre... parce que... je n'en pouvais plus. Je n'en pouvais plus de voir ma province ravagée par ces « picoreurs » de soldats, de voir les paysans huguenots torturés par les « missionnaires bottés », et moi-même surveillée, contrainte.
« Il y avait surtout notre fils Florimond. Il était là, observant le désastre. Un jour, il vint me dire : « Et moi qu'aurai-je en héritage ? » Et je devais lui répondre : rien, mon fils !
« Non seulement il avait été dépouillé de tout parce qu'il était le fils du comte de Peyrac, mais encore il n'avait plus que moi pour le défendre. Moi, impuissante, prisonnière dans mon propre château, moi, dont la seule force était le Roi. Et j'osais lui tenir tête ! J'ai écrit au Roi. Molines, mon vieil intendant, est parti aussitôt pour faire porter cette lettre. Mais c'était trop tard !
Elle le regardait, pensa-t-il, comme un confesseur dont on attend le verdict.
Il l'écoutait et il se garda de faire un geste, de manifester le moindre sentiment : émotion ou colère. Enfin, elle parlait ! Il veillait à ne pas la terrifier à son tour. Il la sentait en équilibre instable, et qu'en se contraignant à lui faire ce récit elle s'adressait à travers lui à une entité effrayante. L'homme ! L'homme-ennemi ! Elle semblait très frêle.
– ... Heureusement Florimond a réussi à s'enfuir à temps, continua-t-elle. Il a toujours eu, sous son air étourdi, de ces intuitions salvatrices... Il avait fait un rêve... Il vous avait vu là-bas, en Amérique, avec Cantor...
Sa voix mourut. Elle regardait dans le vide et se taisait.
– Après ? murmura-t-il.
– Après... Vous le savez.. Non ? Ne vous l'ai-je jamais dit ?... Après ? « ils » sont venus le soir même du jour où Molines partait sur sa mule porter mon message au Roi, « ils » sont venus, ils ont mis le feu au château, ils ont égorgé mon fils dernier-né, mes serviteurs, ils ont... tout ravagé, détruit, un carnage horrible... Vous comprenez ?...
Comme il ne bronchait pas elle continua assez vite :
– ... « ils » n'avaient pas d'ordre. C'était la situation qui explosait. Mais nous en fûmes victimes. J'avais agi trop tard ! Trop attendu pour mon geste de soumission. Ce qui arriva cette nuit-là, une flambée de violence, pour moi ce fut comme le dernier coup frappé par le Roi. Je ressentis la chose comme la suprême atteinte pour me détruire, d'un monarque tyrannique. Je suis devenue la Révoltée du Poitou. Et j'ai mené mes troupes contre celles du Roi.
Et comme il continuait à se taire, attentif à ce qu'elle disait, mais calme.
– ... Cependant, aujourd'hui je me souviens de cette lettre qui lui témoignait de mon obéissance. Elle pourrait peser dans la balance au moment où le Roi va devoir à nouveau, en nous retrouvant sur son chemin, juger le cas de la Révoltée du Poitou en même temps que celui du Rescator.
Angélique se sentait soulagée d'un grand poids. En quelques instants toutes sortes de choses s'étaient allégées et clarifiées.
– ... Je vais dire à Desgrez de se mettre en relation avec le vieux Molines... s'il vit encore, décida-t-elle.
La plume grattait à nouveau le papier avec vélocité. Angélique était un peu échevelée car, revenant du pont tout à l'heure où soufflait un fort vent, elle n'avait pas pris le temps de se recoiffer. Des mèches blondes retombant de part et d'autre de son front et de ses joues lui conféraient une expression juvénile qui contrastait avec son maintien assuré de femme d'affaires, accoutumée à remplir des grimoires. Il découvrait qu'elle écrivait vite, avec maîtrise, compétence, et s'ébaubissait presque de la hardiesse qui pouvait être la sienne lorsqu'elle avait décidé d'entrer en guerre.
Par-dessus la tête d'Angélique, le regard du comte de Peyraç croisa celui du chat qui l'observait d'un air sagace, et lui sembla-t-il, ironique.
« Eh oui ! sire Chat, pensa-t-il, que sommes-nous donc, nous autres, en regard de certaines femmes ?... »
Angélique sabla les dernières lignes qu'elle venait de rédiger, ferma le pli, et avec dextérité fit fondre la cire, l'appliqua, le scella. Elle était ailleurs, à Paris, près de Desgrez lorsqu'il briserait les sceaux.
Peyrac la contemplait avec tendresse.
Elle était lointaine, mais proche de lui. Elle revivait ses vieux combats, mais cette fois, il était là et pourrait la prendre dans ses bras et la bercer contre lui si la frayeur s'emparait d'elle.
Elle leva les yeux sur lui.
– Voilà qui est fait. Desgrez est prévenu. Et nous avancerons ici dans notre défense tandis qu'il se battra pour nous, là-bas.
Elle garda un instant de silence.
– Ce qui est difficile, reprit-elle, c'est que nous devons nous battre contre des ombres.
« Oui, je le sens, c'est le complot des ombres. Celles du passé, et celles d'aujourd'hui. Celles qui me poursuivent du royaume et celles qui nous attendent à Québec. Il faut les désarmer une à une. Les dénombrer tout d'abord, et puis les découvrir, les amener au jour. Mettre des noms sur des visages. On ne peut se battre contre des ombres. Il faut arracher le masque. C'est pourquoi j'ai peur, surtout du Jésuite, ce père d'Orgeval, qui m'a prise en aversion sans m'avoir jamais vue. Lui aussi est une ombre. Presqu'un mythe. Je finis par me demander s'il existe. Il a rassemblé, déclenché des forces éparses. Peut-être à son insu car il ne pouvait pas tout savoir, mais maintenant, voudrait-il arrêter le mouvement, il ne pourrait plus. Il faut aller jusqu'au bout.
Elle parlait avec vivacité et son grand regard clair avait quelque chose d'éblouissant, d'un peu divinatoire. Penché vers elle, il la considérait avec une attention aiguë, remué jusqu'aux entrailles par l'expression de ses prunelles, qui la rendait plus bouleversante, plus séduisante encore.
Elle dit subitement :
– Vous êtes comme Nicolas de Bardagne. Il n'écoute jamais rien de ce que je lui dis, mais seulement le son de ma voix. Et vous ?
Peyrac la prit dans ses bras avec passion.
– Moi ? Je me perds dans la beauté de vos yeux quand vous êtes effrayée. Rien de plus fascinant.
– Homme ! Vous m'irritez !...
Mais il avait quand même réussi à la faire rire. Il l'étreignit et baisa doucement ses cheveux.
– Ma chérie, je ne nie pas la justesse de vos pressentiments. Mais moi, mon regard d'homme voit d'autres horizons, et je vous dirai pour vous rassurer : croyez-moi, il y a beaucoup plus d'esprits en ce monde qui pourraient partager avec nous la fraternité de rêves plus vastes. Mais ils sont tenus au secret. Cependant j'ai des intelligences à Québec, et en particulier un homme de la plus grande influence qui est pour moi un véritable ami.
– Frontenac ?
Le comte secoua négativement la tête.
– Je tairai son nom jusqu'à ce que nous soyons entrés dans Québec. Le divulguer, même le prononcer, pourrait le mettre en danger. Mais je vous le ferai connaître.
– N'empêche ! Je me sens angoissée.
– Je n'en doute pas... Mais vous me présentez des raisons fallacieuses sur les causes de votre angoisse. La vérité, je la connais et je vais vous la dire.
« Vous êtes angoissée parce que vous n'avez pas encore choisi la robe que vous mettrez pour votre entrée à Québec.
« La robe qu'il vous faut revêtir pour affronter cette heure.
– La robe ? dit Angélique, non ! c'est vrai ! Je n'y songeais pas.
– La robe ! Tout est là ! Laquelle choisir ? Il y en a trois : une d'azur pâle, couleur de glace, une d'or, comme celle que vous portiez à Biarritz pour le mariage du Roi, une de velours pourpre. L'azur vient de Paris, la dorée d'Angleterre, la pourpre d'Italie.
Angélique restait bouche bée.
– Car vous avez songé à cela ? s'exclama-t-elle. Mais... à quel moment ?
– À tous les moments. Car à tous les moments je rêve de vous voir belle, heureuse, acclamée des foules... même au fond des bois !
– Oh ! Vous êtes merveilleux !
Elle se jeta à son cou. Il avait raison. L'annonce qu'il venait de lui faire allégeait son cœur. Elle serait belle. Elle éblouirait... Séduire la foule. Faire tomber les préventions. Quoi de plus efficace pour ce peuple badaud que de le ravir d'enthousiasme, que de combler sa fringale de spectacles, d'inédits, de beauté pour tout dire ?
Elle serait sans faille. Elle répondrait à leur attente.
– Vous devinez tout, mon cher seigneur. Je suis donc encore une enfant.
– Mais oui, ne le saviez-vous pas ? dit gentiment Peyrac, et il l'embrassa sur les lèvres.