Chapitre 3
À cette révélation, le cœur d'Angélique se mit à battre la chamade.
Heureusement l'envoyé du Roi ne pouvait voir l'expression de son visage et combien elle était pâle soudain.
– Voyez le hasard, poursuivait-il, qui m'a fait dès l'embouchure du Saint-Laurent le trouver sur mon chemin. Dans un certain sens, cela me permettra Je mener plus rapidement à bien ma mission. Je ne m'y attendais absolument pas. Je savais qu'il se trouvait dans le Sud, en Acadie, où il s'attachait peu à peu à conquérir nos établissements, et je commençais par me rendre à Québec afin d'établir avec le gouvernement de la Nouvelle-France un plan de campagne. Or, miracle ! Le voici déjà en notre présence, sinon à disposition. J'avoue que j'ai éprouvé quelque émotion lorsque j'ai appris que les navires suspects qui croisaient en vue de notre vaisseau sur le Saint-Laurent, et paraissaient nous boucher le chemin de Québec, lui appartenaient précisément. J'ai cru que sachant ma venue, il m'attendait pour me capturer. Mais il n'en était rien et, par ailleurs, cela aurait été impossible qu'il soit au courant de ma venue, sauf par magie, les choses s'étant décidées très rapidement et dans le secret.
« Il ne soupçonna point que j'avais déjà entendu parler de lui. Aussi, avant notre capture devant Tadoussac, je me suis empressé de distribuer de l'or autour de moi afin que capitaine et matelots ne prononçassent mon nom, ni ne révélassent quoi que ce soit sur ma personne. Heureusement, il n'en voulait, comme tout pirate, qu'aux cales du Saint-Jean-Baptiste. Figurez-vous qu'il a poussé l'impudence jusqu'à me rafler quatre tonneaux de vin de Bourgogne que j'amenais en cadeau à M. le gouverneur Frontenac... Passons ! Pour l'instant on ne peut rien faire. Nous sommes entre ses mains et il est en force avec une flotte de cinq navires. L'important c'est qu'il nous croit inoffensifs et nous laisse poursuivre notre chemin jusqu'à Québec sans encombre.
Angélique voyait que Bardagne n'avait aucun soupçon sur sa véritable identité. Il l'imaginait une habitante de Tadoussac, subissant, elle aussi, la loi de celui qu'il appelait « le pirate », sinon il ne lui aurait pas parlé aussi franchement.
– Mais... Mais pourquoi s'intéresse-t-on à lui en haut lieu, demanda-t-elle, au point de nommer un émissaire chargé d'enquêter ? La colonie peut régler ses affaires seule.
– C'est une histoire très compliquée et qui conditionne l'importance des ordres que j'ai reçus. Certes, il ne s'agit pas d'un quelconque aventurier des mers et ses origines de noblesse française autorisent à le traiter avec plus d'égards qu'un flibustier quelconque. Mais il paraît qu'il s'est approprié des territoires relevant de la couronne de France. De plus, et c'est ce qu'entre autre je suis chargé d'éclaircir, on le soupçonnerait d'être également le Rescator, un fameux renégat de Méditerranée qui y causa de grands dommages contre les galères de Sa Majesté, ce qui aggraverait son cas, naturellement.
Angélique ne parvenait pas à retrouver un rythme raisonnable de respiration.
Vus ainsi de « l'autre côté », les agissements de Joffrey pouvaient faire de lui un ennemi non seulement de la Nouvelle-France, mais du royaume tout entier et de son souverain. Ils le désignaient comme un renégat, ce qui était le pire crime et avec lequel nulle alliance ne pouvait être envisagée. Opinion qui paraissait bien ancrée à Paris et semblait s'être fondée sur des rapports envoyés d'Amérique à son sujet depuis plus de deux ans, et aussi sur son passé que l'on était allé déterrer dans des archives de police. L'on soupçonnait avec une intuition supra-normale que c'était dans le passé de ce mystérieux conquérant de l'Amérique du Nord menaçant l'Acadie française qu'il fallait chercher des armes pour l'abattre. Ou pour au moins le désigner à la vindicte publique comme ennemi irréductible.
Déjà, n'y avait-il pas eu ce complot ourdi dans les hautes sphères commerciales visant à le détruire par ses propres procédés, c'est-à-dire l'envoi d'un corsaire, Barbe d'Or, charge de lui reprendre ses possessions et qui se jumelait avec le piège plus subtil de la Démone ?
Et voici que, pour en faire justice, on envoyait un messager spécial et qui devait prendre officiellement et politiquement les mesures qui s'imposaient, si les autres, plus détournées, plus sinueuses, n'avaient pas réussi.
L'hostilité ne désarmait pas. Mais qui ourdissait ces complots : Orgeval, le Jésuite ? Colbert ? Les Compagnies Marchandes ? La Compagnie du Saint-Sacrement ? Tous ensemble peut-être...
– Par qui avez-vous été chargé d'une telle enquête ? demanda-t-elle après un moment de silence, d'un ton qu'elle voulait aussi dégagé que possible.
– Par le Roi.
– Le Roi ? sursauta-t-elle en ouvrant de grands yeux. Voulez-vous dire que vous avez vu le Roi à ce sujet ?...
– Eh ! Oui, ma chère enfant. Qu'y a-t-il là de tellement extraordinaire ? Figurez-vous que je suis assez important pour être reçu par Sa Majesté, et en l'occurrence elle avait des ordres à me donner, des recommandations particulières à me faire. Elle attache une importance très grande à cette mission. Je suis resté plus d'une heure avec elle à parler de cet homme. J'ai pu voir que Sa Majesté avait étudié avec le plus grand soin le dossier du comte de Peyrac. N'en doutez pas. Nous avons un souverain qui porte à tout ce qu'il entreprend un soin et une patience exemplaires.
Angélique hocha vaguement la tête. Elle voulait essayer d'approuver : « oui, oui je sais », mais aucun son ne sortait de ses lèvres. Elle était infiniment troublée. Elle évoquait le Roi, ses talents, ses audaces, son sens de la gloire et sa jalouse conception d'un rôle qu'il assumait pleinement et qui avait réussi à le placer en quelques années au rang du plus grand roi de l'univers.
Quelles que fussent les options obtenues en terre d'Amérique, leur sort continuait de dépendre de ces terribles mains royales, tenant le sceptre pour l'abattre sur qui le contrecarrerait dans ses ambitions, sur ceux qui s'opposeraient à sa volonté autoritaire et omniprésente.
Or, voici qu'elle apprenait que par-delà l'océan le Roi ne les oubliait pas. Louis XIV s'était penché sur le dossier secret où s'inscrivait en lettres de feu le nom du comte de Peyrac. Derrière ces feuillets de condamnation, ces rapports de police et ceux, plus récents, faisant mention de conquêtes, ressuscitant en la lointaine Amérique le nom de Peyrac, derrière cette histoire mouvante d'un fantôme qu'il croyait disparu à jamais, le Roi avait-il soupçonné la présence d'une femme ? Celle qui, un soir d'orage, à Trianon, s'était tournée vers lui, en lui criant : « Non, vous ne m'aurez pas, moi, sa femme, la femme de Joffrey de Peyrac que vous avez fait brûler vif en place de Grève. »
La devinant troublée, et n'en comprenant pas tout à fait la cause, s'imaginant qu'il l'avait effrayée, mais charmé par cette expression éperdue qu'elle avait en cet instant et qui la rendait plus proche et attendrissante, le comte de Bardagne se pencha vers elle. Il avait gardé son bras autour de ses épaules et, craignant pour elle le froid, il l'enveloppa plus étroitement dans les plis de sa cape. Ce faisant, il posait sur sa tempe de petits baisers ardents ne pouvant résister à l'attrait de la chair satinée si proche et elle était si absorbée qu'elle s'en apercevait à peine. Elle était sensible seulement à la force de l'étreinte qui la réchauffait et la rassurait à la fois, dans le tourbillon d'inquiétudes et d'angoisses qui, une fois de plus, se levait en elle. Elle se blottit contre son épaule. La lassitude la rendait faible. Elle se sentait tout à coup rompue par le harassement de la lutte qui ne finissait point. Ne pourrait-on jamais vivre en paix ?
Elle avait froid mais son front brûlait. Elle avait besoin de sentir une force d'homme pour la soutenir et cet homme étant un ennemi en puissance, le besoin de faire appel à cette force masculine et de s'y cramponner était plus exigeant encore. Dans la mesure où il pouvait détruire sa vie, elle s'abandonnait plus entièrement à sa merci. C'était en cet instant un réflexe profond, presque viscéral.
Elle sentait que l'abandon éveillait sa clémence, plus que si elle lui avait tenu tête et s'était montrée inaccessible. Elle avait déjà ressenti cela à La Rochelle. L'impression que, malgré son aménité, cet homme bon et tolérant avait, de par sa fonction, le pouvoir de détruire d'un mot, d'un froncement de sourcil, la paix précaire qu'elle goûtait chez les Berne, de souffler sur l'abri instable où elle reprenait ses forces avec son enfant bâtarde. Aussi, habilement, avait-elle essayé de le ménager, et en fait il l'avait préservée du pire.
Il n'était redoutable que parce qu'au service d'une force impitoyable, mais, parce qu'il l'aimait d'une passion sans borne elle avait pu, à travers lui, déjouer les pièges de la tyrannie. Elle retrouvait les fluctuations de ce sentiment double qui l'avait tourmentée : se méfier de lui et, en même temps, lui faire confiance.
– Pourquoi n'avez-vous pas accepté de me suivre en Berri ? chuchota-t-il. Je vous aurais installée dans ma gentilhommière. Vous y auriez attendu là, avec votre enfant, des jours meilleurs. Parmi les bois et les champs, vous restaurant à votre faim des produits de mon potager et de mes vergers. J'y ai de belles terres, une confortable aisance, de grandes provisions de bois pour l'hiver, de beaux meubles, de beaux livres, de dévoués serviteurs... Le Berri, c'est une province secrète, douce, cachée hors des courants. Vous m'y auriez attendu... Là, oubliant la cruauté des hommes et du monde, vous vous seriez reposée du mal qu'on vous avait fait. Je ne vous aurais importunée en rien... jusqu'à ce que vous soyez venue à moi librement...
Elle ne se souvenait plus qu'il lui avait fait cette proposition, de l'emmener et de la cacher en Berri... C'était possible !...
– ... Et maintenant quel est votre sort en ces contrées sauvages ? Vous ne m'avez rien dit ?
Il hésitait. Il lui était pénible d'aborder le sujet. Il aurait préféré ne rien savoir d'elle. La tenir dans ses bras, seulement, comme lui appartenant, il fit un effort pour continuer :
– ... Si vous n'êtes plus au service de maître Berne, alors chez qui êtes-vous placée ? Ou bien... Avec qui vivez-vous ? Car hélas ! je ne me fais pas d'illusions, affirma-t-il mi-amer, mi-souriant, Desgrez m'a bien instruit sur vous. Vous n'êtes pas l'austère pénitente que je croyais et j'ai appris dans le secret le mon cœur à traiter un peu avec ma jalousie. Vous êtes trop belle pour n'avoir pas – seule à travers le monde et abandonnée à un destin sans miséricorde – trouvé fortune près d'un autre homme, n'est-ce pas ?
Elle devinait que malgré son air enjoué, il espérait follement, contre toute logique et réalisme, qu'elle allait lui dire qu'elle était libre, vivant sage, toujours éloignée des plaisirs de l'amour, par une répugnance qui la faisait préférer un destin solitaire et laborieux et l'éducation de sa fille à l'assujettissement à un homme. Elle se sentit contrite de le décevoir. Et ce qu'elle avait à lui dévoiler était certes fort embarrassant.. Il s'attendait au plus à ce qu'elle ait épousé un coureur de bois canadien ou un artisan nouvellement débarqué de France. Pourtant elle ne pouvait continuer à le laisser dans l'ignorance. Elle prit son courage à deux mains.
– Vous avez deviné juste, fit-elle, imitant l'enjouement un peu factice de Bardagne, je ne vis pas seule (et il ne put retenir un bref sourire). J'ai trouvé un protecteur. Écoutez-moi, je vais être franche avec vous.
– Ah ! Pour une fois !
– Je me doute que mon choix pourra vous paraître surprenant, mais...
– Que me préparez-vous, fit Bardagne méfiant, je vous en prie, poursuivez. De quoi s'agit-il ? Ou plutôt de qui ?
– De ce... Eh bien ! De ce pirate dont vous m'entreteniez tout à l'heure...
Elle allait ajouter : « Je suis sa femme. » Mais le diplomate la prit de vitesse. Toute son attitude marquait le refus le plus total.
– Vous n'allez pas me dire que vous êtes tombée entre les mains de cet écumeur des mers !
– Eh bien ! si... Il y a de cela.
– Mais c'est fou ! C'est insensé ! Malheureuse ! éclata-t-il. Mais savez-vous que c'est un homme très dangereux ? Un aventurier des plus cyniques ? Si vous appreniez, ma pauvre enfant, tout ce que je sais de lui et que le Roi lui-même m'a confié ! Cet homme a fait commerce avec le Démon et c'est pour cela qu'il fut déchu, banni du royaume, et qu'il erre désormais de par le monde. La mesure de son insolence et de son endurcissement au Mal est donnée par le fait que sans nulle vergogne, il persiste à reprendre son nom patronyme, ne se souciant pas qu'il soit entaché d'une telle condamnation de sorcellerie...
– Il veut peut-être affirmer par là que cette condamnation fut inique...
– L'on ne condamne pas un homme à l'infamie du bûcher sans de sérieuses présomptions. L'Église est prudente et l'Inquisition de nos jours plus circonspecte qu'elle ne le fut jadis.
– Ne soyez donc pas hypocrite, s'écria Angélique hors d'elle. Vous savez aussi bien que moi la comédie qui se cache derrière ces tribunaux de l'Inquisition.
Surpris de sa soudaine révolte, le comte de Bardagne lui dédia un regard soupçonneux.
– Trembleriez-vous pour ce misérable ? Lui êtes-vous donc attachée ? Je ne puis le croire. Vous, Angélique, tombée si bas ! Vous roulant dans l'abjection ! Je vous en prie, n'ajoutez pas aux déceptions que vous m'avez déjà causées, en m'obligeant à vous \oir sous un jour si vil... Faudra-t-il que je perde à jamais l'image par laquelle vous m'aviez enchaîné et où les apparences d'une vertu sincère n'étaient pas l'un de vos moindres charmes ?... Il est vrai que même en ce temps-là, je me suis montré bien naïf et vous en avez abusé...
« Hélas ! c'est ainsi, fit-il, sa colère retombant, je connais vos défauts mais je vous adore quand même. J'ai compris que vous vous étiez conduite de cette façon parce que vous étiez un pauvre être pourchassé. Lorsqu'on erre sur la terre... sans abri, sans aide...
« Que ne m'avez-vous suivi en Berri ? J'aurais voulu vous aider à écarter les barreaux de la cage. Laissons là cette malheureuse affaire. Il n'est pas trop tard, je vous sauverai. Il est encore temps. Quittez cet homme ! Quittez-le, venez avec moi. J'ai le pouvoir. Et même un pirate sans foi ni loi ne peut agir sans considération vis-à-vis d'un ambassadeur du roi de France. Je m'entremettrai pour vous arracher à ses griffes.
– Monsieur, c'est impossible ! Je suis mariée.
– Avec lui ?...
La première réaction de Bardagne fut d'effroi personnel.
– Et moi qui viens de vous révéler la mission dont j'ai été chargé à son endroit ! Allez-vous me trahir ?
– Non, certes. Et même je suis fort satisfaite que vous m'ayez parlé avec tant de confiance car je pourrai vous aider à dissiper certains malentendus.
« Je peux même dès maintenant faire avancer votre mission en vous révélant qu'en effet il est bien également ce gentilhomme le Rescator dont on vous a parlé. Vous l'apprendriez tôt ou tard. Il s'est rendu célèbre en Méditerranée par ses exploits mais qui ne furent pas de piraterie. Il y fit plutôt régner l'ordre, un certain équilibre économique. Il eut parfois à affronter les galères de Sa Majesté. Mais ici, en Canada, vous pouvez vous présenter à lui en toute quiétude. Il a le plus grand respect pour le roi de France et ses émissaires...
– Et s'il me pend haut et court au bout d'une vergue ?...
– Vous pendre haut et court au bout d'une vergue ne lui servirait de rien... Il se rend à Québec avec des intentions de paix. M. de Frontenac vous confirmera lui-même qu'il avait souhaité depuis longtemps cette visite de bon voisinage.
– Avec cinq navires de course !... Mais je veux bien vous croire ou tout au moins espérer que vous ne vous leurrez pas. Il est vrai que cela fait avancer ma mission au-delà de ce que j'escomptais. Décidément, je suis assez favorisé par le sort...
Angélique se félicitait déjà que l'impulsif Nicolas de Bardagne eût si bien pris la chose. Mais ce calme n'était dû qu'à l'anesthésie du choc. Après un moment de méditation, il se réveilla.
– Non ! Non ! s'écria-t-il avec agitation. Mariée ! Vous ! Mariée à ce pirate ! Cela ne compte pas, c'est sacrilège ! Vous êtes peut-être sa concubine mais pas sa femme. Pourquoi mentez-vous ainsi ! Vous avez un besoin d'inventer, de tromper qui est insupportable. De toute façon il ne peut vous épouser. Il est comte, un des plus grands noms de France... Et vous, qu'êtes-vous ? Une servante ! C'est vrai, Desgrez m'a laissé entendre que vous étiez de bonne origine, que vous aviez reçu une bonne éducation. C'est de cela, sans doute, que vous avez joué pour vous faire épouser par cet homme... Non, je ne peux y croire. Vous mentez encore. N'importe, je vous aime et cet amour fatal fait que vous m'appartenez en quelque sorte. J'ai trop langui de vous, trop pâti de votre absence... Hélas ! vous serez toujours une étourdie, une folle vous donnant à des hommes sans morale mais ayant assez d'audace pour vous en imposer. Ce Desgrez paillard ! Ce Berne parpaillot ! Croyez-vous que j'aie été dupe à La Rochelle... Maître et servante ! Bernique ! Vous viviez sous son toit. Il vous a mis dans son lit, ce Berne !
– Monsieur, en voilà assez, l'interrompit Angélique.
Elle essaya de se lever.
– Vous m'ennuyez avec vos vieilles histoires et vous m'insultez par-dessus le marché. Je n'accepte pas... Je m'en vais...
Le comte de Bardagne la rattrapa par le poignet et la força à se rasseoir.
– Pardonnez-moi, pardonnez-moi, disait-il précipitamment, je suis odieux, je le reconnais... mais vous m'avez tellement brisé que parfois je n'arrive plus à démêler ce qui est Vous, l'être exquis et fascinant qui m'a envoûté et ce qui vous appareille aux autres femmes : la ruse, le mensonge... Qu'importe ! Vous me ferez toujours souffrir... Mais toujours je vous bénirai d'exister. Nul être au monde n'a votre charme, vous êtes délicieuse lorsque vous bondissez ainsi, pleine de fougue, de vie, de rêve...
Il l'enlaça de nouveau d'un geste irrésistible, la serrant contre lui, et se penchant, il prit ses lèvres, cette fois avec une avidité farouche. Il entrouvrit les siennes et sa langue possessive exigeait la réponse, cherchant sa vie en elle. Il l'embrassait comme un assoiffé, à bout d'attente, et qu'affole la hantise de voir s'éloigner la source enfin trouvée et qui ne pourra s'en écarter qu'après avoir apaisé le plus vif de ses tourments, acquis la certitude.
Il fut longtemps avant de parvenir à goûter la perception indicible que c'était elle qu'il tenait ainsi à sa merci, et que c'était sa bouche qui frémissait sous la sienne et dont il commençait de goûter la douce et tiède palpitation.
Alors il s'écarta, très lentement, comme en un songe :
– Dieu soit loué ! fit-il d'une voix blanche. Quelle saveur ont vos lèvres ! Dieu soit béni !
– Croyez-vous vraiment qu'il faille mêler Dieu à tout cela ? demanda Angélique qui reprenait souffle avec peine.
– Oui ! parce que je commence à comprendre qu'Il m'envoie ma récompense. J'ai été humilié, bafoué, j'ai souffert pour la Justice... et pour l'Amour. Je croyais avoir tout donné, tout perdu... être abandonné de Dieu et des hommes... comme Job, sans espérance, et voici que vous m'êtes rendue... N'est-ce pas un miracle incroyable, un signe du Ciel ?...
De la nuit embuée où se dissolvaient des nuages filtra une lueur sourde atténuée mais qui, pénétrant sous l'auvent du toit, permit à Angélique de rencontrer le regard du comte de Bardagne. Il était plein d'une douceur étrange et grave qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir lire dans les prunelles jadis assez vaines du volage lieutenant général du Roi de La Rochelle.
Ces yeux étaient d'une pâleur insolite. La clarté qui venait du firmament, où les étoiles et une demi-lune en forme d'amande s'étaient subitement dégagées du brouillard, communiquait à ce regard gris comme un reflet de lumière argentée de la nuit.
« Je n'avais pas remarqué que ses yeux fussent si beaux », pensa Angélique.
Cette petite lueur du ciel comme un poudroiement irisé nacrait les lèvres proches de l'homme entrouvertes sur un souffle précipité, donnant à leur brillance un attrait irrésistible et elle sentit monter en elle l'impulsion gourmande de les joindre et de répondre à tant de convoitise. Ils s'enlacèrent. Ce baiser fut profond et sans fin. Ils s'y livraient dans un état d'absence, détachés du monde.
Avec un étonnement sans bornes, Angélique éprouvait la montée d'un sentiment enivrant de résurrection, qui faisait couler dans ses veines un sang nouveau. « Cette fois, la Démone est vaincue », se dit-elle. Et avec une délectation comique elle crut la voir qui s'enfuyait dans le ciel nocturne, sur un balai...
Le gentilhomme retenait sa nuque dans le creux de son bras, d'une pression ferme. Ses doigts l'avaient prise au menton afin de doucement renverser sa tête en arrière, et sous cette mâle bouche anonyme c'était à son tour de se désaltérer comme une assoiffée. La passion de Bardagne lui versait un élixir dont elle ignorait le nom, mais qui ranimait sa chair et son âme, dissipait les ombres que la haine de la Démone y avait fait naître et qui avait troublé sa confiance en la vie, sa foi en elle-même et en son destin, et par moments, jusqu'à sa foi en l'Autre.
En lui, elle goûtait toutes ces bouches d'hommes qui l'avaient adorée, le Roi, Desgrez, le Poète... Ces hommes inclinés sous son joug lui disant qu'ils l'aimaient, lui confirmant qu'on l'aimerait toujours, qu'elle ne mourrait jamais, la persuadant par leur passion qu'une fois encore elle vaincrait, et comme en un tourbillon lui insufflant un courage neuf, l'élan pour la lutte et pour la victoire.
Elle ressentit jusqu'aux moelles la griserie du pouvoir qui était le sien : celui de combler et d'enchanter.
– Vous me transportez, murmura Bardagne... Ah ! que vais-je devenir maintenant que je vous ai retrouvée ?
– ...Moi aussi... Je me le demande, fit Angélique qui vacillait.
Elle se leva, titubante. Il voulut la soutenir, mais elle refusa avec des gestes vagues.
– Non, je vous en prie... je vous reverrai, très cher. Mais pour ce soir, adieu...
Il la vit s'échapper, l'entendit trébucher sur les cailloux, puis se retourner pour lui jeter :
– N'oubliez pas... pour le pirate... Puis se mettre à courir.