Chapitre 5

Angélique eut le sentiment que sa réponse allait décider de son sort en Canada. Cela se passerait dans un domaine où ni la force des armes, ni celle Je la richesse ne pouvaient avoir de poids, ni ne pouvaient intervenir. Elle dut rassembler tout son courage.

– Je suis l'épouse du « pirate », dit-elle. Oui, de celui que vous nommez ainsi.

– Autrement dit, vous êtes la comtesse de Peyrac. Angélique inclina la tête affirmativement.

Les yeux fixés sur Angélique, la femme n'avait pas changé d'expression. Elle semblait avoir repris quelques forces, s'était redressée, se tenait très droite, étudiant Angélique et celle-ci à son tour se surprit à l'examiner aussi. Tout d'abord, elle l'avait prise pour une pauvresse, une de ces misérables immigrantes, paysanne ou femme d'artisan, abordant pour la première fois le Nouveau Continent, puis la découvrant familière au pays, sentant son autorité, son assurance, elle comprenait qu'elle devait être au moins une Canadienne presque de souche. Elle était plus que cela. Malgré la simplicité de sa mise, l'état absolument lamentable de ses vêtements, la personnalité de cette femme lui apparut tout à coup exceptionnelle et ce fut très rapide. Une sorte d'échange, dont elle garda l'impression qu'elles étaient restées toutes deux fort longtemps à s'observer, sans souci de ce qui se passait autour d'elles.

Le regard de la passagère tomba sur le couvercle du coffret de médecines qui était relevé et sur le fond duquel étaient peintes les effigies de saint Côme et saint Damien, patrons des apothicaires.

– Vous vénérez les saintes images ? fit-elle d'un ton où perçait la surprise.

– Et pourquoi ne les vénérerais-je pas ? Y a-t-il quelque chose en moi qui puisse vous faire penser que je ne porte pas respect et affection aux saints qui nous protègent ?... On vous a prévenue contre moi, n'est-ce pas. Je le sens ! Et même de Paris. D'où venez-vous ? Et qui êtes-vous ?

L'arrivante ne répondit pas.

Elle se leva et après s'être penchée sur l'enfant et constaté qu'il sommeillait paisiblement, elle alla vers la table et commença d'aider Angélique à dérouler de la charpie pour les pansements.

À ce moment, la grande paysanne, Catherine Gertrude, entra, portant un bébé sur les bras.

Elle s'exclama :

– Oh ! Je ne savais pas que vous étiez là. Mère...

Elle s'interrompit car l'autre lui avait fait un signe rapide de se taire.

– Alors vous êtes une pionnière, et une fondatrice, continuait Angélique, cherchant à deviner.

– Vous brûlez, dit la mystérieuse femme.

Et elle éclata d'un rire plein de gaieté juvénile. Cependant elle continuait de se taire, s'amusant de la curiosité d'Angélique.

Mais il y eut encore quelqu'un qui entra et reconnut l'arrivante.

– Dieu soit béni ! s'écria-t-il. Vous voici de retour en Canada, mère Bourgeoys, quel bonheur !

– Ainsi vous êtes Marguerite Bourgeoys ?...

Et puis, tandis qu'on lui amenait les enfants à soigner – car son habileté au tir avait paru décider les mères de Tadoussac à lui faire confiance – Angélique médita sur le hasard ou la chance qui lui avait permis, dès les premiers pas, de se trouver en présence d'une des plus remarquables femmes de la Nouvelle-France. À Katarunk, l'an dernier, elle en avait entendu parler pour la première fois. De rudes coureurs de bois, des seigneurs militaires endurcis aux combats, évoquaient avec dévotion celle qui était venue, toute jeune, avec l'une des premières recrues de M. de Maisonneuve au temps où celui-ci fondait dans une petite île du fleuve Saint-Laurent, Montréal appelée Ville-Marie à ses débuts car consacrée à la reine du Ciel. Marguerite Bourgeoys était venue seule, sans peur, pour l'amour de Dieu, des enfants à élever et à enseigner et des êtres –auvages. Elle avait travaillé aux champs, fondé des écoles, soigné les blessés des combats contre les Iroquois.

N'était-ce pas elle qui avait sauvé la vie d'Eloi Macollet quand il avait été scalpé ?

– Vous aussi vous avez entendu parler de moi, à ce que je vois, fit remarquer Mlle Bourgeoys.

– Mais d'une autre façon, rétorqua Angélique. Et si l'on me charge de toutes les noirceurs, vous, vous êtes l'ange.

Mlle Bourgeoys réagit avec vivacité.

– Je ne veux pas entendre de tels propos ! s'exclama-t-elle. Ils sont faux dans un sens comme dans l'autre. C'est pécher que de seulement les écouter et je vous prierai de ne pas leur donner de l'importance à l'avenir en les répétant.

Son visage s'adoucit derechef et elle eut un geste inattendu pour passer légèrement son index sur la joue d'Angélique.

– ... Je vois ce que c'est, fit-elle avec indulgence. Vous êtes une enfant impulsive.

Après quoi, elles furent happées toutes deux par la nécessité de répondre aux multiples exigences des habitants et habitantes qui se pressaient pour demander conseils et remèdes.

À croire que toute la population de Tadoussac, hier en si belle santé, avait été frappée subitement de tous les maux de la création.

L'expérience de Marguerite Bourgeoys, jointe à celle d'Angélique et à la richesse de sa pharmacopée portative, donnait à tous une occasion inespérée de recevoir des soins, occasion qui ne se renouvellerait pas de sitôt.

La sympathie ouverte que lui avait témoigné la nouvelle venue galvanisait Angélique, et le fait que cette femme, aimée de tous, se trouvât à ses côtés au moment où elle abordait le Canada, lui apparut comme un signe de chance. Elle se sentait tout à fait chez elle, comme si elle avait toujours vécu parmi ces Canadiens et Canadiennes qu'elle redoutait encore hier. Les gens se comportaient avec elle comme s'ils l'avaient toujours connue.

On remarqua qu'elle savait calmer les enfants effrayés et, très vite, chacun éprouva le bienfait de ses mains qui pansaient si habilement et qui, rien qu'à se poser sur un front douloureux, un membre perclus, devinaient le pourquoi du mal et procuraient soulagement.

On parla de fixer une nouvelle visite le lendemain pour des dents à arracher, des abcès à ouvrir... Puis Honorine et Chérubin commencèrent à faire des bêtises.

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