Chapitre 5

Québec, au bout de tout cela.

Québec, épinglée au cœur du continent américain, une perle cachée, étincelante.

Au cours de sa brève histoire, Québec avait été plusieurs fois conquise, perdue, retrouvée... Et pour qui ? Et pour quoi ?

Québec n'avait pas de signification.

Elle était là, enfouie dans la nuit des forêts américaines et, plus de sept mois l'an, les glaces l'isolaient du reste du monde.

À ce point de sa rêverie, Angélique comprit seulement que, pour rien au monde, elle ne renoncerait à aller à Québec.

Tant pis, on affronterait tout. Les boulets et l'hostilité populaire, mais ils débarqueraient à Québec et elle y passerait l'hiver. Elle en avait une envie débordante. « Rien que cela », suppliait-elle, tout bas, en une prière enfantine. Passer l'hiver dans une vraie ville française, chaude et vivante. Elle irait au bal ou à la procession. Elle aurait des voisins, des amis. Elle les inviterait à boire du café et du chocolat. Et, naturellement, il y aurait les soirées au coin du poêle avec Villedavray. Ceci était inscrit depuis longtemps au programme. Elle enverrait Honorine chez les sœurs pour y apprendre à lire. Elle-même trouverait le temps de parcourir des ouvrages nouveaux, venus de France. Depuis des années, elle ignorait de quoi s'entretiennent les beaux esprits. Elle irait se pourvoir de colifichets dans des échoppes ou des boutiques bien achalandées où l'on rencontrerait de bonne compagnie. Il y aurait les parties de patinage sur le Saint-Laurent gelé, la fête de Noël en la cathédrale avec un grand sermon de l'évêque. Le festin d'Épiphanie chez le gouverneur et le carnaval où se joueraient les plus beaux scandales sous le couvert des masques et des déguisements. Villedavray lui avait promis de la tenir au courant de toutes les intrigues amoureuses.

Enfiévrée par ces visions, Angélique en arrivait à renier secrètement Wapassou. Elle en avait assez des déserts, de la peur et de la mort tapie derrière les arbres.

Il y a un an, Joffrey lui avait dit, la serrant contre lui dans le fort de Katarunk tombé aux mains des Canadiens :

– Si nous sortons vivants des pièges qui nous entourent, je me porte garant que nous serons un jour plus forts qu'eux tous...

C'était arrivé. Ils avaient survécu et ils étaient plus forts que les autres. À peine une année et ils avaient de l'or et de l'argent à profusion, des postes nombreux établis le long des fleuves, et des mines au sein des montagnes, des ports actifs ouverts aux richesses de l'Atlantique, des alliances avec les plus réputées tribus indiennes, et, récemment encore, Joffrey de Peyrac venait d'asseoir son influence sur la côte Est de l'Acadie en reprenant à son compte tout le territoire du vieux Nicolas Parys avec ses pêcheries, ses « graves » de galets enrichis par « l'or vert » de la morue.

Mais elle ne pouvait s'empêcher de frissonner lorsqu'elle évoquait ce qu'ils avaient traversé. Il avait dit vrai. Ils avaient survécu.

N'empêche qu'ils auraient dû mourir cent fois. De la main des Canadiens, de la main des Iroquois et de la cruauté de l'hiver ensuite. Le fort de Katarunk avait brûlé, les laissant démunis dans une région éloignée et déserte.

Il y avait eu la maladie, le mal de terre1, la famine, si, par miracle, vers la fin de l'hivernage, les Iroquois d'Outtaké n'étaient survenus, leur apportant des haricots de leur lointaine province des Cinq Nations : il ne leur restait plus au fort de Wapassou que pour deux jours de vivres.

Le vertige de la faim la saisit à cette évocation, avec le souvenir de ces jours où Honorine somnolait contre elle, translucide, les gencives gonflées, et que s'approchait d'eux la mort que tant d'autres pionniers du Nouveau Monde avaient connue dans une solitude sans recours.

Non, elle ne pourrait traverser cela une fois encore. Au moins sans avoir connu une vie plus légère.

Elle se dit qu'elle n'avait plus de forces pour cette existence de pauvresse parmi les plus pauvres, qui avait été la leur dans le Haut-Kennebec.

Elle n'en pouvait plus de s'abîmer les mains à allumer les feux, de se casser les ongles à suspendre des marmites à la crémaillère et l'échine à porter des fagots afin de nourrir, soigner, faire survivre au fond de bois hostiles quelques existences chétives quoique précieuses.

Il lui fallait vivre et danser, renaître, se retrouver un peu elle-même. Angélique, grande dame de France, comtesse de Peyrac, la bien-aimée du Roi, et aussi se faire reconnaître comme la dame du Lac d'Argent, sa nouvelle légende.

Il lui fallait surtout affronter les ombres rôdant et dont certaines étaient du passé, presque des fantômes autour d'elle, comme des brumes traînantes et qui, se dissipant, lui révéleraient des visages oubliés.

« Angélique !... Angélique !... où es-tu ? Qu'étais-tu donc devenue... toi que nous n'avons pu effacer de nos souvenirs... » et d'autres imprécises, presque sans noms, qu'il lui faudrait cependant démasquer sans erreur, personnages rassemblés pour témoigner du trouble et de la flamme que provoquent l'insolite, la beauté, ce qui est différent, ce qu'on ne comprend pas. Québec semblait avoir été choisi pour leur repaire et cela expliquait les revirements qu'elle éprouvait au sujet de la ville, parfois très attirée, se réjouissant de la fête et du plaisir en perspective, à d'autres préférant renoncer au voyage en raison des risques encourus, ceux qui lui apparaissaient clairement, et ceux qu'elle devinait obscurément. Mais avait-elle encore le choix dans cette décision ? Le destin les poussait en avant, refermait derrière eux les mâchoires d'une terre immense.

Depuis Gaspé l'on s'avançait vers la ville par cette voie du fleuve vaste comme la mer qui y conduit. On louvoyait sous le vent, portés sur de larges vagues d'océan et les brumes cachaient l'horizon. Mais si lointaines que fussent les rives, dissimulées au regard, n'en était-ce pas moins un piège que cet estuaire du Saint-Laurent où les cinq bâtiments de la flotte du comte de Peyrac, toutes voiles déployées, s'étaient engagés ?

L'automne boréal, geôlier inexorable, amenant ses glaces, ses neiges, ses tempêtes, leur fermait le chemin du retour.

Il fallait continuer de remonter le fleuve, s'enfoncer dans un silence de contrées mystérieuses, dans un désert d'eau et de lointains massifs forestiers déroulés en feston noir sur les nuées. Puis, finalement, lorsqu'on se croirait perdu au sein de régions inexplorées, découvrir au cœur de la masse sombre et sauvage et sans fin, une VILLE... une ville de pierres blanches et de toits de bardeaux argentés, une ville carillonnante et active, agressive, souveraine : Québec la Française.

Un joyau-surprise, un miracle sans raison, une sorte d'île, un petit Paris, un coin de Versailles, bavard, intolérant, élégant, pieux, insouciant, voué à la prière et aux arts, au luxe et à la guerre, à la mystique, à l'adultère, à la pénitence, aux intrigues politiques, aux aventures grandioses. C'était une île dans l'océan, une oasis dans le désert, une fleur de civilisation au cœur de la barbarie primitive, le refuge et le secours hors des éléments indomptés et sournois, se liguant pour la mort de l'homme : froid, famine, sauvages hostiles.

Aussi bien le père de Vernon, auquel elle s'était confessée dans le courant de l'été ne lui avait-il pas dit : « Allez à Québec. C'est cela que je vous donne pour pénitence : Allez à Québec ! Ayez le courage d'affronter la ville, sans peur ni honte. Après tout, peut-être en sortira-t-il quelque chose de bon pour la. terre d'Amérique. »

Il était mort, assassiné. En mémoire de lui, elle se sentait encore plus obligée d'accomplir la pénitence qu'il lui avait prescrite. Aller à Québec !

Et qu'importait la fleur de lys qui marquait son épaule. « La vie était belle... »

Cet hiver, elle irait au bal, jouerait aux cartes et souperait à media noche et, les jours de pur soleil, elle se promènerait avec Honorine sur les remparts en regardant au loin les sauvages montagnes des Laurentides.

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