Chapitre 4

Elle y arriva au moment où M. d'Urville disposait une double rangée d'hommes armés sur la plage.

– Quelle garde préparez-vous là ?

Le Saint-Jean-Baptiste envoie une corvée pour l'aiguade. J'ai l'ordre de les surveiller de très près.

Un canot aborda, apportant des matelots du navire endommagé.

Ils avaient une mine patibulaire, soit qu'ils fussent réellement gens de sac et de corde, soit que les aléas de la traversée les eussent réduits à l'état de bêtes exténuées. Ils étaient maigres à faire peur, hâves et déguenillés. Ils juraient d'une voix rauque et commencèrent à débarquer leurs bailles et leurs barriques vides en regardant sans aménité autour d'eux, cherchant visiblement occasion de querelle. Les gens du Gouldsboro les houspillèrent et ils se décidèrent à monter vers la source qui coulait à quelques pas de là, dans une excavation aménagée en bassin de pierre. De leur côté, les habitants de Tadoussac accourant en curieux ne leur faisaient pas chaud accueil. Ce bâtiment leur était connu comme de ceux qui amènent toutes sortes d'ennuis, causent des désordres à l'escale et payent mal. Les hommes d'Urville les escortèrent jusqu'à la fontaine pour éviter les incidents.

Cependant, une femme, à la suite des matelots, était descendue elle aussi du canot. Elle était pauvrement vêtue de noir et semblait âgée mais vigoureuse, accoutumée sans nul doute à se débrouiller seule, en toutes circonstances car, sans réclamer l'aide d'un homme pour la porter au rivage, elle s'était laissé glisser dans l'eau, retroussant ses cottes d'une main, tandis qu'elle portait de l'autre bras un enfant.

Ses gros souliers pendus autour de son cou par leurs lacets noués, elle gagna la plage et s'y assit ensuite à même le sable, afin de se rechausser avec patience.

Elle avait posé l'enfant à ses côtés. Il demeurait inerte. Cette scène rappela à Angélique le débarquement de la Bienfaitrice tenant le petit Pierre dans ses bras, mais c'était comme une imitation grise et miséreuse, sans éclat, discrète, anonyme.

La femme avait un teint terreux. Le bord de ses yeux était rouge, sous l'effet d'une irritation causée sans doute par l'air salin. Des mèches de cheveux gris sortaient de son fichu de faille noire qu'elle tenait serré par-dessus une coiffe de linge blanc assez défraîchie. Avant de se relever, elle s'évertua de ranger sa coiffure dans un souci de décence. Puis elle se redressa subitement d'un mouvement alerte et Angélique vit qu'elle n'était pas tellement âgée. La femme reprit l'enfant dans ses bras et commença à monter la grève.

D'Urville s'interposa :

– Madame ! fit-il avec courtoisie. Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? J'ai ordre de ne permettre à aucun des passagers du Saint-Jean-Baptiste de mettre pied à terre avant que M. de Peyrac n'en ait donné l'ordre exprès.

La femme leva sur lui des yeux tranquilles mais dont on n'aurait pu dire la couleur tant ils semblaient délavés par l'anémie.

– M. de Peyrac, dites-vous ? Est-ce du pirate qui nous a arraisonnés ce matin que vous parlez ? Alors, dans ce cas, je puis vous confirmer que c'est lui-même qui m'a accordé permission de me rendre à terre afin de pouvoir soigner cet enfant mourant. Nous manquons de tout à bord...

La voix était claire et sympathique, vigoureuse même, plus jeune que ne l'annonçait la silhouette épuisée.

Un des hommes du Gouldsboro qui avait accompagné l'embarcation approuva les déclarations de la passagère et remit à M. d'Urville un billet où le gentilhomme put reconnaître l'écriture et la signature du comte. Après avoir lu, il approuva.

– Tout est en ordre. Vous pouvez aller, Madame, et vous rafraîchir comme il vous plaira.

La femme remercia. L'intervention semblait avoir arrêté son élan de courage. Elle soupira et, après avoir marqué une hésitation, reprit sa marche d'un pas plus lourd.

Or, à cet instant, la foule s'était dispersée, certains ne voulant pas avoir à frayer avec les matelots du Saint-Jean-Baptiste, d'autres, au contraire, les suivant afin de s'informer des circonstances qui amenaient un navire de France si tardivement dans les eaux du Saint-Laurent et de la teneur de la cargaison.

Il ne restait plus au bord de l'eau qu'Angélique avec les enfants et quelques-unes des Filles du roi.

Elle eut pitié de cette femme qui abordait seule une terre nouvelle après des mois de voyage dont les épreuves se lisaient sur son visage creusé et blême. Elle se souvenait en quel état ils se trouvaient tous lorsqu'ils étaient arrivés à Gouldsboro, et comme les petits enfants étaient maigres et pitoyables. Et pourtant, Joffrey avait veillé sur eux et leur avait procuré pendant la traversée tout ce qui était nécessaire. Elle s'avança.

– Madame, puis-je vous aider ?

La femme la considéra d'un air intrigué et intéressé. Elle parut hésiter encore, puis acquiesça.

– Ce n'est pas de refus et je vous remercie, Madame. Surtout pour ce pauvre petit qui se meurt. Il lui faudrait du lait ou du bouillon. Or, nous n'avons depuis des semaines pour nous nourrir que du biscuit détrempé d'eau de mer et pour boisson du cidre avarié.

– Suivez-moi, dit Angélique.

Elles remontèrent vers l'entrepôt de Villedavray qui n'était pas loin et qui se précipita en apercevant Angélique, mais suspendit son élan, plissa les yeux et ne dit rien, lorsqu'il aperçut celle qui l'accompagnait. Puis, il s'esquiva comme sur la pointe des pieds.

La passagère ne l'avait pas aperçu. Elle entra dans la maison et s'assit avec un soupir d'aise près du feu.

– Ah ! Quel plaisir de se retrouver au pays !

– Seriez-vous de Tadoussac ? s'étonna Angélique.

– Non ! de Ville-Marie... Mais ici, c'est enfin le Canada, et dès que je puis poser le pied sur cette terre bénie, je n'ai pas assez de grâces pour remercier Dieu et je me sens toute ressuscitée.

Angélique s'empressa de mettre un pot de lait à réchauffer sur les braises.

– Est-ce votre petit-fils ? interrogea-t-elle en désignant l'enfant, que la femme avait commencé de débarrasser de la couverture humide et imprégnée de sel, afin de présenter ses petits membres grêles à la bonne chaleur du feu.

La nouvelle venue secoua la tête.

– Non... C'est l'enfant d'un ménage d'immigrants qui se trouvait à bord et est décédé, hormis ce petit qui était à une extrémité et dont personne ne voulait. J'entendis que les matelots parlaient de le jeter à la mer, ce qui me fit pitié. Je l'ai demandé, contre l'avis de notre bande dont tous les membres étaient malades, à bout de forces et bien près de mourir aussi. D'ailleurs, nous avons perdu deux personnes de notre recrue.

Angélique lui passa une écuelle de bois dans laquelle elle avait versé du lait tiède et la femme commença à faire boire l'enfant avec précaution. Après quelques gorgées il parut mieux et but avidement.

– On raconte que votre traversée a été affreuse, dit Angélique.

– Il est difficile d'en trouver de plus pénible. Nous avons tout subi, hors le naufrage. Il faut dire que ce navire a servi d'hôpital de guerre et qu'à peine avions-nous quitté Rouen, la peste s'y est mise. Il y a eu plusieurs morts. Heureusement M. Bichard, un Sulpicien, s'est trouvé là pour les ensevelir... Le capitaine est sans conscience...

Tandis qu'elle parlait, Angélique avait pris dans son aumônière un petit flacon contenant un baume qui, à la fois, cicatrisait les plaies et aidait à une réaction bienfaisante. Elle commença à en frictionner le corps et les membres du petit puis elle prit son propre châle de laine et aida la femme à bien envelopper son protégé.

– Il faut attendre maintenant. Il a absorbé un peu de nourriture, c'est bon signe et la médecine dont je l'ai soigné va le réchauffer et le fortifier. Nous ne pouvons faire plus pour le moment.

Elle installa l'enfant près de l'âtre sur des couvertures de traite qu'elle prit dans les rayons du magasin de Villedavray, puis, se tournant vers Delphine et Henriette, elle leur enjoignit d'aller demander à Catherine-Gertrude de quoi confectionner un bon bouillon.

La femme l'observait et semblait noter la vivacité et la compétence de ses gestes.

– À vous maintenant ! lui dit Angélique en souriant. Vous ne le savez peut-être pas, mais vous feriez pitié à un cœur de pierre.

– Je reconnais que nous avons été dans un grand inconfort. La mauvaise volonté du capitaine a encore augmenté nos maux. Quand nous embarquâmes à Rouen, M. Quampois, quartier-maître du navire, qui n'est point un trop mauvais homme, fit mettre plusieurs barriques d'eau, plus qu'il n'aurait fait, à cause de mes sœurs et de moi-même qui ne buvons pas de vin. Mais quand le navire fut hors de la vue du port, l'eau nous a été refusée et il nous a fallu boire le breuvage des matelots. La maladie s'ajoutant à cela, mes sœurs et moi-même, nous sommes dans un piteux état.

Angélique lui tendit la tasse de lait qu'elle avait réchauffée et dans laquelle elle avait émietté un peu de pain.

– Buvez vite ! Je gage que vous n'avez rien mangé et bu de chaud depuis des semaines...

– Ce n'est rien ! Dieu nous a menés à bon port.

– Mais sans d'émollientes précautions, ce me semble, c'est le moins qu'on puisse dire.

– Qu'importe ! Nous ne Lui demandions que de nous amener en Canada, répondit la passagère dont le rire enjoué découvrit les gencives saignantes.

« Un peu plus, le scorbut aurait eu raison de cette pauvre femme », se dit Angélique.

En revenant à terre l'après-midi, elle avait fait apporter à tout hasard son coffret de médecines. Il était posé sur la table et elle commença à y chercher des herbes.

– Je vais vous préparer une tisane qui va vous faire le plus grand bien.

– Comme vous êtes aimable ! murmura la jeune femme avec douceur. Mais qui êtes-vous ? Je ne vous connais point. Êtes-vous arrivée en Canada pendant mon absence ? Il est vrai que j'ai quitté le pays il y a près de deux ans...

– Buvez ! la pria Angélique. Nous aurons le temps ensuite de nous présenter l'une à l'autre...

La femme obéit en souriant. Elle but avec une sorte de componction distraite, avec soin, comme elle devait faire toutes choses. Malgré le plaisir qu'elle eût dû prendre à absorber ce breuvage réconfortant, on devinait que son esprit était ailleurs. Elle n'en renonçait pas moins à observer Angélique. Ses prunelles, pâlies par la malnutrition, conservaient une lumière particulière. À mesure qu'elle se ranimait, ses traits se détendaient et l'on voyait mieux que l'on avait affaire à une personne d'une grande distinction et de beaucoup de finesse.

À un moment, son regard effleura avec une douceur attendrie les frimousses de Chérubin et d'Honorine.

Elle reposa son bol sur ses genoux d'un air rêveur. Elle ne l'avait pas achevé :

– Sont-ce là vos enfants ?

– Oui et non. Voici ma fille Honorine et celui-là, c'est Chérubin, un petit garçon que l'on m'a confié.

La gaieté s'accentua dans le regard de son interlocutrice qui cligna légèrement les paupières en observant le marmouset. Angélique eut l'intuition qu'elle avait au premier moment établi comparaison avec un visage connu d'elle.

– N'est-ce pas M. de Villedavray que j'ai entraperçu tout à l'heure ? demanda-t-elle. On dirait qu'il m'a fui.

Décidément, il n'y avait pas grand-chose qui lui échappait.

Puis changeant de sujet :

– ... Est-ce à vous ce très beau coffre de médecines, là, sur la table ?

– Oui, j'ai là bien des choses qui peuvent soulager dans des cas d'urgence. Je l'emporte toujours avec moi.

Elle expliqua qu'elle allait aussi préparer des compresses pour soigner les plaies causées par l'humidité salée qui règne sur les navires dont elle voyait que l'enfant était atteint et aussi sa protectrice. La peau des mains de celle-ci était comme rongée et à l'encolure de son mouchoir son cou présentait une vilaine rougeur suppurante.

– Vous devez beaucoup souffrir !

– Ce n'est rien. Qu'est-ce à côté des plaies dont a souffert Notre-Seigneur Jésus !

D'un geste empreint de simplicité amicale elle tendit son bol à Angélique afin que celle-ci le reprît, et dans le même mouvement elle posa une main sur son poignet pour la retenir.

– Maintenant, à votre tour, Madame. Je vous ai obéi, vous me devez réponse. Qui êtes-vous ?

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