Chapitre 8

La soirée devait être marquée d'un incident qui, en achevant de donner au personnage d'Angélique un relief particulier, alimenterait pour longtemps la chronique légendaire à son sujet. Presque naturel, en tout cas compréhensible pour ceux qui la connaissaient et avaient l'habitude de vivre en son intimité, il apparut à certains aux confins de l'inexplicable, mais correspondant si bien à ce qui faisait le « climat » de vie des Canadiens, sensibles à toute intuition ou sentiment, que la reconnaissance dont elle avait été l'objet à Tadoussac, se confirma sans qu'on ait besoin d'en dire plus.

La fête battait son plein et, dans la nuit, chants et danses se succédaient, lorsqu'une idée subite la traversa, et, soudain préoccupée, elle quitta l'assemblée, au premier rang de laquelle elle venait de lever son verre et de boire à la santé de la Nouvelle-France et des gens de Tadoussac.

Tout allait pour le mieux, pourtant. De grands brasiers réchauffaient la nuit, et avaient permis de s'assembler çà et là, en différents lieux pour y manger, boire, danser. Un bœuf à la broche tournait sur la place de l'église. Peyrac avait fait distribuer quantité de vins, d'alcool, de sucreries et de médailles pieuses. Ces dernières, tout droit venues de France et représentant tous les saints du Paradis, offertes en cadeau personnel du comte à la population, donnaient à son arrivée en Canada une empreinte quasi religieuse et comme la bénédiction du Ciel, de sorte que chacun, même le sieur Ducrest, se livra sans remords aux distractions de la soirée. Le curé de l'endroit surgit des profondeurs de sa cave avec quelques fioles d'un alcool de sureau qu'il avait distillé lui-même et consentit à bénir les médailles apportées par la flotte du seigneur de Gouldsboro. On lui plaça une bouteille d'eau bénite dans les mains et on lui subtilisa les siennes de précieux nectar.

Chacun y put goûter et Joffrey félicita l'ecclésiastique des merveilles obtenues par son alambic de fortune.

Tous les équipages étaient présents, les soldats du fort, les commerçants, les paysans, les coureurs de bois et, bien entendu, les Indiens des campements, leurs chefs parés de plumes et « matachiés » comme il se doit.

Seuls étaient consignés à bord les passagers et l'équipage du Saint-Jean-Baptiste y compris le capitaine. Le comte de Peyrac montrait à leur égard un ostracisme qui pouvait, à la rigueur, se justifier par les deux coups de canon maladroitement tirés contre lui.

Angélique, soucieuse, partit à la recherche de Marguerite Bourgeoys qui elle, ayant bénéficié d'une mesure de clémence, était demeurée à terre avec l'enfant dont elle avait la charge. Angélique l'avait vue aborder Joffrey et, peu après, des paniers de victuailles étaient partis vers le Saint-Jean-Baptiste sous bonne garde, sans doute à l'intention des compagnes de la religieuse et des passagers les plus nécessiteux.

Après quoi celle-ci avait quelque peu participé à la fête allant d'un cercle à l'autre. Elle était partout accueillie avec affection et respect. Ensuite, elle s'était retirée. La fille du vieux Carillon, Catherine-Gertrude, lui offrait l'hospitalité dans sa demeure.

Angélique se fit désigner la maison, une grande ferme de solides pierres, avec l'étable plus grande encore jouxtant le bâtiment principal. Quand elle arriva, on faisait la prière du soir. Angélique se glissa à l'intérieur et s'agenouilla derrière la famille pour attendre la fin des dévotions.

Ce soir-là, en l'honneur de Mlle Bourgeoys on avait ajouté les litanies des Saints.

Angélique bouillait d'impatience, tourmentée par un souci qui lui était venu soudain, tout à l'heure, alors que les réjouissances allaient leur train, une idée stupide, farfelue. Elle était aux côtés de son mari, applaudissant aux danses des jeunes gens et des jeunes filles. Et puis, en elle, un éclair, tout à coup, et la pensée de quelque chose dont elle devait se soucier sinon ce serait trop tard. Prenant à peine le temps de déposer sa coupe dans les mains de la personne qui était à ses côtés, elle s'était faufilée entre les rangs des badauds.

– Avez-vous vu Mlle Bourgeoys ? demandait-elle. Savez-vous où se trouve Mlle Bourgeoys ?

L'ayant trouvée, elle attendait maintenant, et chaque minute passant la mettait sur le gril. Enfin, toute la pieuse compagnie se releva, et Angélique s'approcha de celle qu'elle cherchait.

– Mademoiselle Bourgeoys, puis-je vous dire un mot ?

La famille de Catherine-Gertrude, époux, fils, brus, enfants, petits-enfants, oncles, tantes, cousins, valets, servantes, en la découvrant s'extasièrent de la voir là, mais elle n'avait pas le temps de saluer tout ce monde. Elle attira Mlle Bourgeoys à l'écart.

– Pardonnez-moi. Vous devez avoir hâte de prendre du repos.

– Je ne le nie pas. Quoique le service de Notre-Seigneur nous oblige à mortifier notre corps et qu'en général, je me contente de bien peu, j'avoue que dormir ce soir dans un bon lit, en Canada, me réjouira le cœur.

Elle eut un hochement de tête :

– Pauvre saint Jean-Baptiste ! J'avais beaucoup d'affection pour ce saint homme du désert qui baptisa Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais j'avoue que de longtemps je ne pourrai l'invoquer sans revoir l'affreux navire qui portait son nom. L'inconfort, ce n'est rien, mais la méchanceté, la hargne ! Toutes nos exhortations n'y pouvaient rien. Il semble que plus un équipage et son capitaine ont l'âme noire, plus ils tiennent à donner à leur navire un vocable de piété...

– J'ai déjà remarqué cela chez les pirates, reconnut Angélique, aux Caraïbes, les « Vierge-Marie » pullulent... Mais, précisément, écoutez-moi, je suis en souci à cause d'une chose que vous m'avez dite, ce tantôt... Je n'y ai point pris garde sur l'instant et puis, tout à coup, cela me revient et me tourmente.

– Oui ! Je vous en prie.

– Vous n'allez pas vous moquer de moi.

– Je vous en prie, répéta Marguerite avec indulgence. De quoi s'agit-il ?...

– C'est un détail insignifiant et pourtant il me préoccupe, surtout à cause de la mauvaise réputation de votre équipage... J'ai cru vous entendre dire, lorsque Honorine ma petite fille vous expliquait qui l'ours M. Willoagby, que vous lui répondiez y avait aussi un ours à bord du Saint-Jean-Saptiste ?

– C'est exact !

– Un ours ! ce n'est pas commun. Apprivoisé sans doute ? Or, cela ne court pas les rues. Ne s'agirait-il pas du même ours ?... ce M. Willoagby auquel nous sommes si attachés ?

– C'est ce que je me demande, avoua franchement Mlle Bourgeoys. J'ignorais le nom de l'ours qui était à bord. Depuis qu'Honorine m'en a parlé, je m'interroge.

– À la suite de quelles circonstances cet ours se trouva-t-il sur le Saint-Jean-Baptiste ?

– Dans le golfe Saint-Laurent, le capitaine a capturé sans scrupules une barque et ses occupants. Or, si étrange que cela paraisse cet ours s'y trouvait.

– Et il y avait bien parmi eux, un pauvre petit Maure.

– Oui, en effet.

– Ce sont eux, l'ours, Mister Willoagby, Timothey le négrillon !... Pas de doute, ce sont nos amis. Je vous en prie, dites-moi, qu'est-il advenu d'eux ?

– Le capitaine a vu en cela une bonne aubaine, la possibilité d'en demander rançon ou de les vendre à Québec. Car ils avaient aussi à bord un Anglais de la Nouvelle-Angleterre. Le propriétaire de l'ours.

– Élie Kempton !

– On a fort maltraité ces pauvres gens et particulièrement l'Anglais et bien que ce fût un hérétique, je n'ai pu me retenir d'intercéder en sa faveur au nom de la charité chrétienne qui interdit de molester l'être humain sans raison grave. Les matelots, tout mauvais qu'ils fussent, m'écoutaient assez. Je connais ce genre d'hommes, les gens de mer. J'ai pu les convaincre qu'ils auraient plus d'intérêt à amener leurs captifs comme prise de guerre à Québec, qu'à les tuer.

– Et l'ours ?...

– Ils l'avaient hissé à bord du Saint-Jean-Baptiste afin de s'emparer de sa fourrure, après l'avoir dépecé pour en faire du boucan.

– Quelle horreur ! Mon pauvre Willoagby ! et qu'est-il advenu ?

– Je leur ai démontré je ne sais plus comment que c'était un meurtre inutile et, de plus, de fait, cet ours n'était pas facile à aborder. Son maître a su le calmer et ensuite lui faire exécuter quelques tours qui ont amusé la compagnie. On les a laissés tranquilles et ils campaient sur le tillac.

– Si vous avez sauvé M. Willoagby, ma chère Marguerite, vous aurez droit à ma reconnaissance éternelle et à celle d'Honorine... Mais comment se fait-il que mon mari et ses hommes ne les aient pas vus ? D'après ce que vous me dites, ils seraient encore à bord du Saint-Jean-Baptiste !

– Sans aucun doute. Encore que depuis hier je ne les ai plus aperçus sur le pont. Peut-être comme nous arrivions à Tadoussac, le capitaine a-t-il préféré les dissimuler aux regards.

– Peut-être les a-t-il tués ? Oh ! mon Dieu, mademoiselle Bourgeoys ! Je comprends maintenant pourquoi j'ai été tout à coup tellement angoissée à leur sujet. Il ne faut pas perdre une minute.

Elle s'élança vers la porte. Marguerite Bourgeoys l'y rejoignit.

– Écoutez ! Je me souviens qu'à un certain moment l'un des passagers de la barque, un homme bien grossier il faut le reconnaître, mais aussi ce n'était pas une raison pour le rouer de coups comme ils l'ont fait, surtout qu'il se prétendait grièvement blessé...

– Ventre-Ouvert ! c'est lui !

– Peut-être ! Donc je me souviens qu'il a fait allusion au fait qu'ils étaient sous la protection du comte de Peyrac, qu'ils faisaient même partie de sa maison et que celui-ci, du tort qu'on leur causait, en tirerait vengeance. Il se peut qu'en se voyant abordé justement par le comte de Peyrac, le capitaine Dugast ait pris peur et ait dissimulé sa capture en quelque coin après les avoir bâillonnés, par exemple.

– C'est probable. Oh ! Les malheureux !

– Et j'y songe, continua encore la religieuse, la rattrapant à nouveau, qui sait, se Voyant entre les mains du comte et craignant les représailles pour son rapt, va-t-il essayer de les supprimer. Cet homme est capable de tout. Je l'ai observé.

– Oh ! Mon Dieu, répéta Angélique, pourvu que nous n'arrivions pas trop tard...

Elle s'adressait les pires reproches, tout en s'élançant. À Tidmagouche, elle avait manqué à tous ses devoirs. Elle avait laissé repartir la barque d'Aristide Beaumarchand sans s'informer de leur destination, sans les remercier de leur aide. Or, c'est vrai qu'il faisait partie – bon gré, mal gré – de ceux à qui ils devaient protection.

*****

Elle toucha légèrement la manche du pourpoint de Joffrey. Il se retourna et s'étonna de la voir essoufflée comme si elle avait couru, et elle avait couru en effet.

Elle le mit rapidement au courant de ce qu'elle venait d'apprendre.

– Avez-vous laissé des hommes à bord du Saint-Jean-Baptiste pour la nuit ? s'informa-t-elle.

– Non, personne ne pouvant quitter le navire, il n'y avait pas de prétexte, ni même de nécessité à cela.

– Alors, ils vont en profiter pour...

Déjà, Joffrey de Peyrac dressait un plan. Il fit signe à d'Urville qui dansait avec les demoiselles.

– Je vous laisse continuer la fête, lui glissa Joffrey à mi-voix. Faites tirer le feu d'artifice, afin de distraire l'attention et qu'on ne s'aperçoive pas de notre absence. J'ai à faire avec Barssempuy et ses hommes surle Saint-Jean-Baptiste.

*****

Angélique et lui descendirent vers le port, accompagnés des soldats espagnols. Barssempuy avait été posté près de l'embarcadère avec un petit contingent d'hommes en armes. Le comte de Peyrac en réquisitionna quatre pour ramer jusqu'au navire à l'ancre, dont la masse penchée se distinguait vaguement dans la nuit humide.

Comme la chaloupe commençait de quitter le rivage, les premières fusées du feu d'artifice, tirées par les artificiers du Gouldsboro, commencèrent à illuminer le ciel nocturne accompagnées de cris d'admiration de la foule.

Sur le navire aussi ils vont être distraits par le spectacle, dit Joffrey à mi-voix. Ils regarderont tous dans cette direction. Nous aborderons donc par-derrière afin de les surprendre.

« Tout cela n'avait peut-être ni queue ni tête, ni sens ni raison », se disait Angélique, assise près de lui et serrant le bras de Joffrey, mais tant pis. Elle voulait en avoir le cœur net. Et lui, la comprenait. C'était tellement réconfortant d'avoir pour époux un homme tout-puissant prêt à mettre à son service, ses troupes, ses armes, ses canons, ses navires, et qui ne se moquait jamais d'elle.

Toutes lumières éteintes, ils contournèrent l'épave afin de l'aborder du côté caché des lumières de la terre, et, en effet, on avait l'impression que les matelots de veille s'étaient tous portés à bâbord afin de mieux contempler de l'autre côté le ciel embrasé et ses merveilles. Comme l'un des hommes de Barssempuy se levait, armé d'une gaffe afin d'amortir le choc de la barque contre le flanc du navire, un cri de femme se fit entendre aigu, et tout à fait insolite dans cette nuit apparemment paisible et que troublaient seules les lointaines explosions du feu d'artifice.

– À moi ! À l'aide ! Y veulent ma peau !...

– C'est la voix de Julienne, s'exclama Angélique en se levant si brusquement qu'elle faillit tomber à l'eau.

Ainsi son pressentiment était juste. À l'heure même ses amis se trouvaient en danger.

– À l'aide ! À l'aide, criait la voix. S'il y a des chrétiens sur ce foutu navire qu'ils me portent secours ! On veut ma peau !...

Puis il y eut un bruit de cavalcade sur le pont. Cela grouillait là-haut dans l'obscurité suspecte.

Joffrey fit allumer le fanal, un grappin fut lancé du côté où le navire donnait de la gîte, planta ses crocs dans la rambarde même. Avec une dextérité qui trahissait une longue pratique de multiples abordages, les hommes de la chaloupe se trouvèrent en quelques secondes sur le pont du Saint-Jean-Baptiste. Le comte avait été le premier à y sauter. Angélique dut attendre qu'on lui lançât une échelle de corde. En se hissant, elle découvrit à la lueur des lanternes un spectacle qui lui donna la chair de poule. Joffrey, pistolet au poing, tenait en respect des matelots fort surpris, entre lesquels se débattait une femme dépoitraillée. C'était Julienne. Un peu plus loin, une forme indistincte soigneusement ficelée et bâillonnée gisait à même le pont. On lui avait déjà passé au cou une corde reliée à un boulet de pierre.

– Rien que ça ! dit l'un des hommes du Gouldsboro en contemplant la grosseur du boulet.

Délivré de ses liens, le pauvre Aristide Beaumarchand eut la même réaction d'incrédulité et d'effroi devant la taille de la pierre qui avait été sur le point de l'entraîner dans les profondeurs du Saint-Laurent.

– C'était donc vrai qu'on avait été sur le point de le noyer comme un chien.

– C'est le capitaine qui a donné l'ordre, braillèrent les matelots rudement houspillés.

On les ligota après les avoir délestés de leurs couteaux.

Julienne s'était jetée dans les bras de Peyrac et après avoir sangloté bruyamment sur l'étoile de diamant, se précipitait dans ceux d'Angélique.

– Je savais bien que vous viendriez nous sauver. Je le disais à Aristide. Ils viendront...

– Vous voyez comme ils nous ont traités, nous qui sommes d'honnêtes gens, fit Aristide, est-ce que ça n'est pas une honte ?

– Et l'Anglais, le colporteur ? s'inquiéta Angélique, l'ont-ils déjà jeté à l'eau ?...

– Non, il est encore avec son ours dans la cambuse aux chèvres. Il s l'ont mis aux fers.

En traversant la batterie où s'entassaient les passagers, on entrevit quelques figures peureuses. La plupart des voyageurs mis en alerte par le remue-ménage, sur le pont, et les bruits lointains de la fête à terre, ne dormaient pas. Après avoir souffert les mille tourments d'une traversée de près de quatre mois, les calmes plats, l'épidémie, les tempêtes, voici qu'arrivés en Canada, ils se trouvaient tombés dans une histoire de piraterie.

Tout au fond, c'était encore plus irrespirable et fétide, et l'on trouva Kempton enchaîné sur un lit de paille pourrie.

– Ah ! Madame, quel bon vent vous amène, s'écria le colporteur du Connecticut en levant au ciel ses mains chargées de chaînes. Je me désolais vraiment... Surtout à cause de votre paire de chaussures que j'ai terminée. Une merveille. Mais je ne savais comment vous la faire parvenir... et maintenant qu'on m'a volé toute ma marchandise.

– Ces bandits nous ont tout pris, pleurnicha Aristide. Sa cargaison à lui, mon rhum à moi, un rhum exceptionnel, du pur produit de la Jamaïque...

– Où est M. Willoagby ? demandait Angélique tandis que l'on allait chercher le préposé aux clés, afin de délivrer le prisonnier.

– Là ! dit Kempton en désignant la masse de paille à ses côtés.

– Qu'est-ce qu'il a ? Il ne bouge pas. Est-il mort ?

– Non ! Il dort !...

– Mais pourquoi ? Est-il malade ?

– Non, il dort !... Que voulez-vous, Madame, c'est sa nature. On peut obtenir tout ce qu'on veut de cet ours-là, Madame, sauf de l'empêcher de s'endormir aux approches de l'hiver... Si ce navire ne nous avait pas capturés, j'étais en train de le conduire en un lieu où il a un de ses terriers préférés. Ensuite, avec Aristide, nos serions allés relâcher à Terre-Neuve. J'ai là-bas quelques clients qui nous attendaient. Puis nous serions repartis pour la Nouvelle-Écosse... Au printemps, je serais revenu chercher Willoagby, et ensemble nous serions redescendus vers New York. J'ai l'habitude de ces détours... Mais voilà ! le sort en a décidé autrement. Nous sommes emmenés captifs en Nouvelle-France. Ce sont les aléas de la navigation...

Tandis que ces propos s'échangeaient en anglais, un matelot, de mauvaise grâce, était venu ouvrir les chaînes du colporteur, qui se leva, s'étira, se massa les poignets et les chevilles, et après avoir brossé soigneusement son chapeau puritain en pain de sucre, le remit sur sa tête.

– Qu'allons-nous faire ? demanda Angélique qui jetait des regards dubitatifs vers le tas de paille où se devinait la masse énorme de l'ours endormi. Comment le transporter ? Et c'était peut-être dangereux ou malsain de troubler son repos saisonnier.

– En effet, il ne faut pas le déranger, dit Kempton, soucieux, un ours qu'on réveille ne peut pas se rendormir et devient irritable et dangereux.

– Il faut pourtant que vous veniez à terre pour vous restaurer.

– Non ! Non ! dit vivement l'Anglais. Je dois rester ici pour veiller sur mon ami. Ces bandits de Français sont capables de venir l'égorger dans son sommeil, pour en faire du boucan. Déjà, je ne l'ai sauvé qu'à grand-peine et grâce à l'intervention d'une très aimable dame qui, quoique religieuse et papiste notoire, a pris mon parti et ayant quelque influence sur ces brutes a su leur faire entendre raison.

– Nous allons vous envoyer des vivres.

– Oui. Et donnez-moi aussi une arme. Ainsi je serai plus tranquille pour M. Willoagby. Je pourrai le défendre s'ils veulent l'approcher et le tuer dans son sommeil.

– Et où est Timothey ? s'écria Angélique qui n'en finissait plus de rassembler tout son monde.

On retraversa la batterie pour courir à la recherche du négrillon.

Au passage, Joffrey de Peyrac échangea quelques mots avec les religieux qui se trouvaient là et les assura que le navire d'ici peu pourrait poursuivre sa route vers Québec où ils arriveraient sans doute avant lui. Il leur renouvela une fois de plus l'assurance de ses dispositions pacifiques. Le Saint-Jean-Baptiste, dit-il, avait besoin de réparations et son capitaine d'une leçon. Tous en convinrent. Il y avait même un père Jésuite qui ne cacha pas qu'il était à bout.

– J'ai été six fois en Canada, Monsieur. Nul n'ignore que le plus favorable de ces voyages n'en est pas moins un tourment continuel du corps et de l'esprit. Mais aucun ne m'a donné autant de cheveux blancs que celui-là...

Les excès de cette traversée semblaient l'avoir poussé à se départir de la réserve à son ordre. C'était un bel homme à l'air franc et vif. Une partie des passagers étaient à son exemple, assez excités et volubiles avec des yeux dilatés par la fièvre dans leurs visages émaciés, les autres apathiques, cireux, amaigris ou gonflés, tous dans un triste état.

On trouva le négrillon dans la cabine du capitaine occupé à nettoyer des bottes aussi hautes que lui. Dugast était de ces navigateurs, moitié marchands, moitié corsaires qui, lorsqu'on les hélait sur l'océan, arboraient le pavillon de leur maison de commerce, criaient « Malouin » et passaient sous la protection de leur insolence.

Pour lors, il paraissait en aussi piteux état que sa misérable cargaison de matelots et de voyageurs. Assez gras pourtant, mais bouffi, l'œil atone. Le regard qu'il leva sur Peyrac était presque celui d'un agonisant. Sa faiblesse était telle qu'ayant voulu se lever de sa couchette où il était à demi vautré il retomba lourdement. Ils comprirent la raison de son état en découvrant à ses côtés une fiasque de verre noir à long col qui laissait échapper une odeur d'alcool à foudroyer les mouches.

– Du rhum ! fit Barssempuy après avoir flairé le goulot. Mais quel rhum ! le plus affreux tafia qu'il m'ait été donné de rencontrer dans ma carrière de flibustier et pourtant... J'ai goûté de tous les rhums sous le soleil !

Angélique ne s'y trompa pas.

– Ce doit être le rhum d'Aristide. Apparemment, le capitaine avait voulu tâter du butin découvert sur la barque razziée et il en était sévèrement puni. Entre l'ours qui avait failli le dévorer, ce rhum virulent, son. fabricant qui lui avait joué aux dés ses dernières couronnes, la femme qui avait achevé la déliquescence de son équipage, l'affaire pour lui se révélait perdante. Et voici qu'un pirate, à Tadoussac, le tenait à merci et venait lui demander des comptes pour avoir voulu nover cette vermine.

On le laissa cuver son rhum et ses rancœurs et on lui enleva Timothey qui était tout transi. Le pauvre petit négrillon faisait pitié. Angélique l'enveloppa dans son manteau. Après avoir de nouveau assuré Kempton qu'on allait lui envoyer de la nourriture et qu'on prendrait soin de son petit serviteur noir, les rescapés furent conduits à terre.

Le feu d'artifice donna, à leur retour, les apparences d'un accueil triomphal.

– N'empêche que c'était juste ! commentait Aristide. Je l'avais déjà, la pierre au cou.

Une pierre au cou ! Une pierre au cou ! les berges du fleuve devaient avoir quelques secrets à raconter malgré sa brève histoire. Le bruit des rames frappant doucement l'eau noire, ramenait ses occupants vers la vie et la lumière.

Sans Julienne, nous étions perdus. C'est un trésor cette fille-là ! Elle nous a sauvés.

– Comment cela ?

– Ben oui ! Elle est si belle fille, que ces teigneux ont voulu se la payer avant de la f... à la flotte. Lui ont délié ses liens et le bâillon. Alors, vous avez vu le beau charivari ! Elle se laisse pas faire comme ça, Julienne. Et ça vous a donné le temps d'arriver ! Nous, nous avons Dieu avec nous, je l'ai toujours dit.

– Je savais que vous alliez venir, Madame, disait Julienne en baisant les mains d'Angélique. Je priais tout le temps la Sainte Vierge pour que vous arriviez.

Les pauvres gens ne savaient pas encore combien leur sauvetage n'avait tenu qu'à un fil.

Arrivés sur la berge on les fit approcher du feu. On leur apporta du ragoût de chevreuil, de la saga-mité, des fromages et du bon cidre. On vint les regarder avec beaucoup de curiosité. Les gens étaient un peu éméchés par les libations et l'alcool de sureau du curé. L'histoire qui passait de bouche en bouche s'amplifiait de détails divers où la Sainte Vierge avait sa part car Julienne répétait entre chaque bouchée : « Heureusement que j'ai prié la Sainte Vierge », ce qui attendrissait l'assemblée.

Comme on parlait beaucoup de l'ours, l'intendant Carlon s'informa :

– Est-ce que c'est l'ours qui a tué le père de Vernon ?

– Je vous ai déjà dit qu'il n'a pas été tué par un ours, lui lança Villedavray.

– Alors par qui ?

– Peu importe ! Je vous raconterai cela une autre fois. Mais sachez qu'avec l'ours, il s'est seulement battu.

– Battu ! Avec un ours ?

– Oui ! J'étais là. J'ai assisté à la scène. C'était grandiose. C'est lui qui a gagné.

– Qui cela ?

– Le Jésuite.

– Quoi ?

– Mais on a fait croire à l'ours que c'était lui pour qu'il ne se vexe pas. C'est un ours très sensible. Ah ! Ce cher Willoagby !

– Vous me racontez des fariboles !

– Non. Je suis témoin. C'est à Gouldsboro que cela s'est passé. Un coin merveilleux.

– En attendant le père de Vernon est mort et...

– Une autre fois, trancha Villedavray, catégorique. Venez boire ! Il faut faire passer cette mangeaille de coureurs de bois... C'est un peu gras... La chair était plus fine à Gouldsboro. Et ici, le vin manque. Quand je pense qu'il y a à bord de cette patache de Saint-Jean-Baptiste des vins de Bourgogne qui risquent d'être gâtés par l'eau de mer avant d'arriver à Québec. Et pour que ces crapules de Dugast et de Boniface en fassent de l'or sous le manteau... Je trouve M. de Peyrac bien scrupuleux de ne pas s'en emparer, vous ne trouvez pas ?

Загрузка...