Chapitre 1

Angélique s'éveilla. La nuit était profonde. Le doux balancement d'un navire à l'ancre lui parut le seul symptôme de vie autour d'elle. Par les fenêtres du château-arrière une lueur atténuée de clair de lune soulignait les contours de quelques beaux meubles dans le salon du Gouldsboro et faisait scintiller l'or ou le marbre des bibelots choisis.

La clarté s'arrêtait au bord de l'alcôve, au pied du vaste divan oriental où Angélique était blottie.

Ce qui l'avait éveillée, c'était un sentiment mitigé de besoin d'amour, avide jusqu'au malaise, et d'inquiétude, de peur même de quelque chose de terrible qui allait arriver et qui la menaçait. Elle essaya de se rappeler le rêve qui avait suscité en elle ces sentiments extrêmes – peur et désir – jusqu'à la projeter hors du sommeil. Avait-elle rêvé que Joffrey la prenait dans ses bras ou bien avait-elle rêvé qu'on essayait de le tuer ? Elle ne se rappelait rien.

Ce qui subsistait, c'était cette sensation voluptueuse qui la tenait depuis le creux du ventre jusqu'à la pointe des seins, jusqu'à la racine des cheveux. Et aussi la peur.

Elle était seule. Ce n'était pas inhabituel. Près d'elle, la couche portait encore l'empreinte du corps de celui qui y avait reposé quelques heures. Mais il était fréquent que Joffrey de Peyrac, la laissant dans son repos, se relevât au cours de la nuit, pour un tour de veille par le navire.

Angélique sursauta. Pour la première fois depuis que l'on remontait le fleuve Saint-Laurent, une idée s'imposait à elle, qui jusqu'alors n'avait fait que l'effleurer : Ils étaient sur le territoire du roi de France.

Lui, son époux, un ancien condamné à mort, elle, réprouvée dont la tête avait été mise à prix, ils venaient de pénétrer dans ce royaume dont ils avaient été bannis jadis.

Ils étaient en force, certes. Une flotte de cinq navires. Mais la puissance de Louis XIV bien que lointaine n'était-elle pas plus considérable ? Son bras s'étendait jusqu'à ces contrées lointaines.

De nombreux ennemis les y attendaient, dont il gouvernait les actes. L'autorité du souverain décidait jusqu'ici de la vie et de la mort.

Depuis qu'elle avait engagé son destin autrefois, dans les forêts du Poitou, en se révoltant contre le roi de France, jamais Angélique n'avait ressenti aussi fortement l'impression d'être coincée, prise au piège. Au prix d'efforts surhumains ils avaient fui la France, trouvé la liberté en Amérique et voici qu'ils étaient venus donner tête baissée dans cette tentation : se rendre à Québec, renouer les fils avec l'Ancien Monde, avec leur patrie.

Quelle folie ! Comment avait-elle laissé Joffrey l'accomplir ? Comment n'avait-elle pas vu tout de suite clairement lorsqu'il décidait : « Allons à Québec ! » que c'était insensé, qu'il n'y avait pas de rémission possible, et que là où régnait le Roi Tout-Puissant, là était pour eux, serait toujours le danger ? À quelle illusion s'étaient-ils laissé prendre ? À quelle nostalgie avaient-ils succombé ? Pourquoi tout à coup s'étaient-ils persuadés qu'une fraternité de naissance pouvait aplanir les obstacles et que le temps avait atténué la vindicte du Roi ? Maintenant ils étaient de nouveau en son pouvoir.

L'obscurité s'ajoutant à ces sensations violentes donnait à Angélique l'impression de vivre un mauvais rêve. Il lui semblait qu'elle était revenue vraiment en France, qu'elle se trouvait dans son château du Poitou, en ce temps pas si lointain après tout, six années, où elle était si seule, abandonnée de tous, et où elle s'éveillait la nuit, tourmentée par le désir d'un homme pour l'aimer, par le regret de son amour perdu et par la hantise des dangers qui la cernaient et la guettaient.

Elle se mit à trembler de tous ses membres, incapable de contrôler cette impression de déjà vécu, de désastre irrémédiable.

Elle s'était levée. Ses mains tâtonnaient sur les meubles cherchant à reconnaître la réalité. Il y avait le globe terrestre de porphyre, l'astrolabe. Mais cela ne la rassurait pas.

Elle se vit prisonnière de ce salon, de ces meubles immobiles, de cet écran de verre des fenêtres du château-arrière, divisées en carreaux d'argent par l'implacable clair de lune, et qui lui paraissait comme la plus infranchissable des grilles de prison. Derrière était la vie. Elle était morte.

Le Roi la guettait aussi. Le rideau d'arbres de sa province inexpugnable où follement elle avait fait chevaucher la rébellion ne la protégeait plus. Rien n'était inexpugnable au pouvoir souverain. Aussi loin qu'elle fuirait, le Roi pourrait l'atteindre et faire peser sur elle le poids de sa rancune. Elle avait foncé dans le piège. Et maintenant, c'était fini, elle était morte.

Lui, Joffrey, avait disparu. Où est-il ? Où est-il ? Il était de l'autre côté de la Terre, là où brille le soleil et non la lune, où brille la vie et non la mort. Jamais plus il ne la rejoindrait avec son grand corps nu, possédé de désir. Elle était condamnée à demeurer prisonnière de ce vaisseau-fantôme, de ces lieux ténébreux, avec, en elle, jusqu'au supplice, le souvenir des délices terrestres, de ses étreintes et de ses baisers fous, devenus inaccessibles. L'Enfer...

Le manque qu'elle en ressentit lui arracha un gémissement et elle défaillit presque. « Pas deux fois ! Pas deux fois ! » suppliait-elle.

Frappée d'un désespoir sans recours, elle écouta la nuit cruelle et elle entendit comme des pas quelque part. Sa perception de la réalité lui revint avec ce bruit ténu, mais régulier, un bruit vivant et elle se dit : « mais nous sommes au Canada ! » et elle toucha de nouveau le globe de porphyre, non plus avec cette même impression de morne rêve, mais pour se persuader de sa présence réelle.

« Nous sommes sur le Gouldsboro ! » se répéta-t-elle. Elle disait nous pour recréer une entité dont le souvenir surgissait, endolori, de sa mémoire. Lui d'abord, Joffrey de Peyrac, qui devait être là-haut, sur la dunette, sondant la nuit calme, cette lointaine et sauvage contrée du Nouveau Monde. Et puis autour de lui, ses hommes, ses navires, sa flotte à l'ancre au pied des falaises de Sainte-Croix-de-Mercy. Voici que le nom lui revenait : Sainte-Croix-de-Mercy.

Un fjord, un recoin à l'écart, hors de l'étendue mouvante du fleuve toute agitée des flots encore houleux de l'océan. Le pilote laurentin leur avait dit : « Ici c'est Sainte-Croix-de-Mercy. On peut mouiller pour la nuit ! »

C'était un nom et un coin de la côte bien défini et pourtant il continuait d'avoir pour Angélique une signification sinistre et quasi mythologique comme si le pilote au bonnet de laine se fût soudain mué en un nautonier du Styx. La mort en ces lieux régnait. Les portes de l'Enfer...

Elle se vêtit machinalement.

Elle avait bien pris garde de ne pas allumer la chandelle qui se dressait toute blanche dans son bougeoir d'argent à son chevet. Une appréhension la retenait de faire jaillir la lumière qui soudain, peut-être, confirmerait l'horrible certitude : « Je suis morte ! Il a disparu !... »

Elle jeta un manteau sur ses épaules et tira la porte. Dehors, la profonde haleine de la nuit la saisit, la prit à la gorge et elle reconnut l'odeur du navire : odeur de sel, de plancher bien lavé, de cordages et de toile, et l'on ne sait quoi de fumée, de grillade qui venait des braseros, et de cette habitude des matelots de fricoter quelque chose à la manière de leur pays dès qu'ils en avaient ^occasion. Et Dieu sait qu'on avait la possibilité de diverses recettes dans cette assemblée recrutée par tous les coins du monde.

Angélique s'appuya au vantail. Elle reprenait son sang-froid. Elle respira à pleins poumons et les battements désordonnés de son cœur s'apaisèrent. Joffrey était proche. Dans quelques instants elle allait le rejoindre. Elle n'aurait qu'à franchir quelques pas, quelques degrés de l'escalier de bois verni, sur la gauche et elle l'apercevrait. Il serait droit, dressé comme un condottiere sur le ciel. Elle verrait ses épaules vigoureuses sous le pourpoint, ses reins minces cachant de si brûlantes ardeurs, ses jambes moulées dans de riches bottes cavalières. Il ne l'apercevrait pas tout d'abord. Il serait absorbé. C'était la nuit, dans la solitude de ses veilles, qu'il dressait ses plans, nouant les fils de ses mille projets et entreprises.

Elle s'approcherait. Et il dirait.

– Vous ne dormez pas, ma mie ?

Et elle répondrait :

– J'avais envie de vous voir, d'être près de vous, de m'assurer de votre présence, mon amour. J'ai fait un mauvais rêve. J'ai eu si peur !

Il rirait. Elle se réchaufferait à la flamme de son regard sur elle.

Elle avait appris qu'elle seule avait le pouvoir de faire naître une telle expression de joie dans ce beau regard d'homme, altier, perçant, parfois implacable et qui pouvait se faire si doux en se posant sur elle et transfiguré de tendresse. Elle seule, posant ses mains sur lui, pouvait le faire frémir de cette faiblesse d'homme, la seule qu'il se consentît, lui, le maître de tant de destinées, et qui l'inclinait à ses genoux. D'un seul regard, elle pouvait combler ce seigneur hautain, cet homme de guerre, durci à d'âpres luttes. Et d'un sourire elle savait qu'elle pansait en lui des blessures cachées, que ses abandons à elle le rachetaient d'humiliations et d'injustices excessives. Et qu'il ne mentait pas quand il disait qu'il était, par sa grâce, le plus heureux des hommes. La certitude de son pouvoir sur ce redoutable séducteur de femmes, qui n'avait accordé qu'à elle le dangereux privilège de le rendre jaloux, la conscience du lien qui entre eux avait pris une telle intensité achevèrent de réconforter Angélique, exaltant le besoin d'amour qu'elle éprouvait. Encore quelques pas et elle serait près de lui.

Timidement, elle prendrait sa main chaude dont elle aimait la vigueur, la beauté, le parfum léger de tabac et elle baiserait chacun de ses doigts, comme un homme aime baiser ceux d'une femme et il lui caresserait la joue en murmurant : « Folle chérie ! »

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