Chapitre 7
Peyrac dédaigna l'arme tendue.
– Monsieur, vous vous méprenez. Je n'ai que faire de votre brave épée. Remettez-la au fourreau et qu'elle y reste pour longtemps, c'est mon plus cher souhait. Sachez que je relâche en ami à Tadoussac, étant l'invité à Québec de M. de Frontenac, votre gouverneur. Voici au plus, M. Carlon, qui est mon hôte à bord du Gouldsboro et qui vous confirmera la pureté de mes intentions.
– Monsieur l'Intendant... balbutia Ducrest, se découvrant devant Carlon qui entrait à son tour.
Carlon était furieux mais pour une autre raison que celle de se voir présenter d'emblée comme un allié du comte de Peyrac. Cette histoire de chargement l'avait mis hors de lui.
– J'ai vu que mes chargements de planches, de mâts, de barils de blé et d'huile de loup marin et d'anguilles salées traînaient encore sur le port... Que signifie cela ! Vous saviez bien que c'était en partance pour la France...
– Les navires n'ont pas voulu s'en charger...
– Dites plutôt que vous étiez je ne sais où, le jour où ils sont passés.
– Vous aussi, vous n'étiez pas là, monsieur l'intendant, se rebiffa Ducrest, et vous m'aviez promis d'être présent pour le chargement du fret dès octobre...
– Je sais... J'ai été retenu en Acadie... des ennuis sans nombre et j'arrive ici, je trouve toute la marchandise amassée, qui se prépare à passer l'hiver sous la neige...
– Aussi bien, ne désespérez pas, Monsieur. Tous les navires n'ont pas encore fait voile vers l'Europe.
– Folie ! Ils veulent se faire éventrer par les glaces.
Le Maribelle a été retenu. On avait entendu dire, on craignait que... une flotte pirate... et c'est un navire du Roi armé de trente canons.
L'intendant se laissa tomber sur un banc avec un geste qui signifiait que tous ces détails étaient piqûres de mouches à côté de la situation qu'il était obligé d'assumer.
– Sottises ! répéta-t-il, ce navire sera sacrifié pour rien, M. de Peyrac s'amène sous Québec avec cinq bâtiments qui totalisent bien plus de trente canons.
Je croyais que vous répondiez de ses intentions, chuchota le fonctionnaire effrayé.
– Qu'est-ce que je peux faire d'autre ?...
– Allons, ne me désavouez pas, cher ami, s'écria gaiement Peyrac. Je vous l'ai dit, je suis prêt à vous racheter votre cargaison. J'en ferai usage pour l'entretien de mes hommes et de mes équipages. Car je ne veux demander à la Nouvelle-France que l'hospitalité du cœur.
– N'empêche que ce matin vous avez arraisonné, sans scrupules, un bâtiment de commerce français.
– Le Saint-Jean-Baptiste ? Parlons-en, s'écria Villedavray se mêlant à la conversation. Vous savez comme moi que René Dugast est le plus sacré filou auquel on puisse avoir affaire et qu'avec Boniface Goufarel à Québec, la moitié de ses marchandises vous serait passée sous le nez. Remerciez plutôt M. de Peyrac de vous avoir permis de perquisitionner à son bord. Je suis sûr que vous ne vous êtes pas privé d'aller y regarder de tout près et que vous pourrez ainsi l'épingler avant que tous ses trésors, parfums de Paris, liqueurs précieuses, se vendent sous le manteau et à votre barbe par les soins de ce vieux madré de Boniface et de sa femme Janine Goufarel. Monsieur l'intendant, si vous percevez vos taxes de douane cette année, croyez-moi ce sera grâce à...
De l'index, à plusieurs reprises, il désignait Peyrac avec énergie et poursuivait à voix basse :
– ... Il paraît qu'il y a à bord du Saint-Jean-Baptiste quelques tonneaux de vin de la région de Beaune et de Dijon. Des meilleurs rouges comme vous le savez. Vous qui vous plaignez, Monsieur de Peyrac, de n'avoir pas de bons vins pour régaler vos invités, vous devriez profiter de l'aubaine.
– Voilà les encouragements que vous lui donnez. Comme si ce n'était pas déjà assez qu'il ail pris sur lui de consigner l'équipage et les passagers à bord, et parmi eux j'ai ouï dire qu'il y a un très haut personnage dont on tait le nom et qui est envoyé en mission personnelle par le Roi. S'il se plaint...
– À qui ?... riposta Villedavray, excité. Nous sommes entre nous. Que ferions-nous d'un haut personnage en ce moment ? Nous sommes tous bien assez « hauts personnages » comme cela, et ce monsieur de Versailles n'a pas à venir mettre le nez dans nos affaires. Nous serons bien assez ennuyés d'avoir à le subir tout l'hiver à Québec et puisque c'est M. de Peyrac qui prend la responsabilité de nous en priver aujourd'hui, réjouissons-nous.
Durant l'échange de ces propos, Angélique s'était présentée à Mme Ducrest de Lamotte et l'avait fait asseoir dans leur cercle. Retrouvant Mlle Bourgeoys, Mme de Lamotte se rasséréna. On échangea des nouvelles. Prenant à part Catherine-Gertrude, Angélique s'informa de ce qu'on pourrait offrir à l'assemblée, mais Yann lui fit signe et elle vit que leur maître d'hôtel était déjà là avec quelques-uns des aides et qu'on avait fait venir des tonnelets : alcool, des fiasques de rhum et des pâtisseries. Elle s'émerveilla.
Vivre avec Joffrey, dans son sillage, était un pur enchantement. Il était si sûr de lui. Toujours, il s'avançait parmi les hommes sans s'effrayer leur étrangeté, attentif à s'en faire des amis ou a les circonvenir s'ils se révélaient des ennemis.
Avait-il puisé aux sources de sa province singulière, le Languedoc, ce don où jouaient à la fois la science et l'instinct de la personnalité humaine ? Avec lui, le danger prenait de la saveur.
Les yeux de Joffrey sourient à Angélique, derrière son masque. Il se rapprocha d'elle.
– Vous avez déjà conquis vos Canadiens à ce que je vois.
– Ce n'est que Tadoussac. Tadoussac n'est pas Québec.
– C'en est la marche.
– Et puis figurez-vous que j'ai eu la chance de rencontrer la célèbre Mlle Bourgeoys, de Montréal...
– Vous aurez d'autres chances...
Le nombre de gobelets que l'on avait ingurgités et cette chaleur venue de l'âtre et de la foule, des groupes qui se formaient attirés par affinités, par sujets de discussion, permettaient d'atteindre ce moment d'une réunion où à la fois l'on se dissocie les uns les autres et l'on se réjouit, ne voyant plus dans l'anonymat de la cohue que celui, ceux, celles avec lesquels on se plaît, l'on s'entend, l'on s'amuse, dans une sorte d'isolement qui vous cache aux regards, et cependant vous livre à tous, et qui fait le charme, la réussite de ces rencontres entre humains.
L'excitation née du soulagement que l'on éprouve, le danger passé, communiquait ce sentiment que tout peut s'arranger si l'on y met de la bonne volonté.
Joffrey de Peyrac se trouva près d'Angélique. Il ne voyait qu'elle et elle seule existait pour lui. Elle tendit la main vers des flacons sur la table.
– Que désirez-vous boire, Monseigneur le Rescator ?
– Rien... Vous contempler.
Elle se souvint du présent qu'il lui avait offert, au matin par surprise, la montre fleur-delysée qui pendait à son cou.
– Pourquoi cette montre ? demanda-t-elle.
– Pourquoi pas ?
Elle se tourna vivement vers lui, sondant son regard à travers les fentes du masque. Elle posa un doigt sur sa joue, là où la trace d'une cicatrice apparaissait, en un geste désinvolte, familier, amical.
– Oh ! Toi, fit-elle, TOI !
Elle voulait dire : « Que de surprises en toi ! Ces mouvements d'âme, de cœur... qui n'appartiennent qu'à toi, qui enchantent ma vie ! Comment se guérir d'un tel charme ? Et aussi : je te connais, malgré ton mystère... Je te décrypte. Tu ne m'es pas totalement inconnu... Toujours, tu as su jouer de mon cœur et de mes plus secrètes pensées... C'est vrai... Et je suis sans forces en ton pouvoir. »
Indifférent au brouhaha qui les entouraient, il se pencha. Il lui prit le visage dans ses mains, la baisa doucement au front comme une enfant, puis sur la bouche, et elle sentait contre sa joue le bord du masque de cuir, tandis qu'il savourait ses lèvres.
Certains regards les surprirent. Celui de Marguerite Bourgeoys, du père Jésuite. Certains paysans hochèrent la tête. Certaines jeunes paysannes furtivement s'émurent.
Ce soir, on donnerait une grande fête sur le port.
On ne savait plus où on en était.