Chapitre 13
Joffrey de Peyrac regardait du côté de Tadoussac.
Le village se déroulait comme une image, une tapisserie qu'on aurait exposée à leurs yeux dans toute sa longueur afin qu'ils pussent en admirer la vaste beauté, depuis le promontoire dressé au-dessus du Saguenay jusqu'à l'autre bout où la forêt venait plonger dans les eaux, et qu'ils eussent d'ensemble la possibilité de détailler l'ordonnance des maisons et des huttes, l'heureuse disposition du fort sur la gauche où flottait la bannière à fleurs de lys, et son église au milieu, ses magasins du port en bas, la dernière grosse ferme de pierres grises tout en haut, à la lisière des champs qui escaladaient la côte vers le bois.
C'était par là que se dirigeait Angélique. Il l'apercevait marchant alertement, accompagnée de Mlle Bourgeoys et de Julienne. Puis Kouassi-Ba que l'on n'avait pas débarqué tout de suite afin de ne pas effrayer les populations, mais qui avait obtenu le plus franc succès ensuite surtout après avoir été présenté à la ronde par son frère d'hivernage, le vieux Macollet.
Les Filles du roi suivaient à la queue leu leu avec les novices de la mère Bourgeoys.
Ce jour-là, on apercevait aussi Cantor et son glouton ce qui n'était pas fréquent. Le village, après un recul, avait admis, intrigué, la bête facétieuse. On le voyait de loin, grosse boule luisante, bondissant et dévalant, s'amusant tour à tour à effrayer les enfants ou à paraître effrayé par eux. Des cris légers, des éclats de rire, l'écho de voix de femmes résonnaient dans l'air cristallin. Aristide clopinait derrière, en conversation avec Eloi Macollet.
– Voici l'affaire, continuait Villedavray. Mlle d'Hourdanne est ma voisine à Québec, dans la haute ville. Elle sera la vôtre puisque je vous cède ma maison. C'est une femme charmante, la veuve d'un officier de bon renom qui est venu avec le régiment de Carignan-Salières, il y a dix ans. Il a été tué pendant la campagne que le marquis de Tracy a menée aux Iroquois. Elle, elle est comme moi. Elle se plaît à Québec. Ou bien peut-être n'a-t-elle pas eu assez de courage pour entreprendre une nouvelle traversée. Il y a beaucoup de gens comme cela chez nous, qui préfèrent risquer de se faire faire la chevelure par les Iroquois, ou périr de faim, de froid, ou ne jamais revoir les leurs, plutôt que de se retrouver encore sur un navire en plein océan. Cela se conçoit... M'écoutez-vous, cher comte ?
– De toute mon attention.
– Non. Vous la regardez là-bas... Ah ! voici qu'elle a disparu au tournant du chemin. Je peux donc poursuivre. Je vous disais que Mlle d'Hourdanne est demeurée en Canada. Elle est désormais assez impotente, ne quitte guère son lit, mais écrit beaucoup. Sa principale correspondante est la veuve du roi de Pologne, Casimir V. Non, il ne s'agit pas de Louise-Marie de Gonzague, sa première femme. Celle-ci est morte comme vous le savez, il y a dix ans, et il en a conçu un tel désespoir qu'il a déposé sa couronne et est venu se réfugier dans la religion à Saint-Germain-des-Prés dont il est l'abbé. Celle dont je vous parle, l'amie de Mlle d'Hourdanne, est sa seconde femme. Il a pu l'épouser quoique d'Église. On l'appelle la belle Herbière parce qu'il paraît qu'elle vendait des herbes à Grenoble autrefois, dans sa jeunesse. Des herbes et autre chose sans doute. Elle a su se faire épouser successivement par de grands noms, chargés d'ans et d'écus et qui de veuvage en veuvage l'ont menée jusqu'à la Cour et jusqu'au roi de Pologne qui l'a laissée veuve à son tour, mais cette fois au sommet des honneurs. Toute cette histoire vous prouvera qu'elle n'est point sotte et c'est pourquoi Mlle d'Hourdanne qui ne l'est pas non plus, et qui l'a connue à la Cour, aime entretenir des relations épistolaires avec elle. Voici comment elles s'écrivent chaque semaine, parfois tous les jours. Le temps de l'hiver, les lettres s'entassent dans des cassettes qu'elles choisissent avec grand soin pour en faire l'échange, les conserver en souvenir ou les renvoyer chargées de nouvelles missives.
« Par le premier vaisseau en partance pour les Amériques, Mme de Pologne fait un premier envoi. Elle en fera un second vers la fin de l'été avec le dernier navire qui met à la voile. C'est incroyable le mal qu'elle se donne pour envoyer des émissaires dans tous les ports, ou à la Chambre de Commerce, ou même à l'Amirauté, pour savoir quel est le dernier bâtiment qui s'engagera vers le Canada. Certains ont été retardés. D'autres se décident in extrémis, comptant sur leur chance et les vents pour avoir le temps d'aller et de revenir avant l'hivernage .omme ce Saint-Jean-Baptiste par exemple.
« Bref, à celui-là elle confiera la deuxième cassette, celle qui répond aux lettres que Mlle d'Hourdanne lui aura fait parvenir dans le courant de l'été. C'est ainsi, comme vous voyez. De ces amusements de femmes, dont je vous disais qu'elles ont pour égayer la vie plus de fantaisie que nous autres. C'est aussi pourquoi je vous dis, étant donné la date à laquelle le Saint-Jean-Baptiste a quitté Rouen, je parierai que la cassette destinée à Mlle d'Hourdanne est à bord. Ce n'est pas la première fois que Dugast s'en est chargé.
« Ceci me préoccupe car notre capitaine est un fieffé coquin et pour peu que la cassette soit belle, marquetée ou incrustée de gemmes, il se l'appropriera après s'être débarrassé des lettres.
« On sait qu'il jette volontiers de tout à la mer. Et puis Cléo sera si heureuse de me voir lui remettre ces chères lettres moi-même. Tellement plus agréable que par ce rustre qui exige toujours des écus pour ses services... Donc si mon histoire vous a distrait et si vous n'y voyez pas d'inconvénients...
La chaloupe abordait le Gouldsboro. Joffrey de Peyrac monta à bord, tourna un visage un peu ironique vers le marquis. Celui-ci, debout dans le remuement des vagues, attendait avec un sourire d'enfant impatient et heureux.
– Si j'ai bien compris, vous souhaitez que je vous laisse l'embarcation pour vous rendre jusqu'au Saint-Jean-Baptiste et y réclamer ladite cassette si elle s'y trouve ?
– Exactement ! ces forts gaillards qui nous conduisent font assez impression, je peux requérir leur concours, n'est-ce pas, en cas de besoin ?...
– Certes !
Peyrac, du haut de la coupée, adressa des ordres aux matelots. Ceux-ci s'écartèrent du navire et recommencèrent à tirer sur leurs rames en direction du Saint-Jean-Baptiste. Peyrac riait tandis que s'éloignait la barque emportant le marquis de Villedavray dont le visage poupin rayonnait de plaisir anticipé.
– C'est entendu ! vous me donnez carte blanche ! cria-t-il encore.
– Oui, cher marquis... Mais pas d'effusion de sang.
*****
Peyrac continuait à regarder vers la rive. Il avait pris sa longue-vue.
Lorsque ainsi l'heure était douce, son inspection générale achevée sur les différents navires, il s'accordait quelques instants. C'était à elle qu'il rêvait, comme on revient à une source ombreuse après le grand soleil, elle, son refuge d'amour. Instants qui étaient devenus dans sa vie secrète comme une exploration en un domaine nouveau jusque-là un peu écarté, un peu redouté.
– Il faut tout de même que nous fassions un peu connaissance, mon amour... Le temps presse, la vie s'écoule et parmi les charges, les trésors qui me furent donnés, tu es là, tu surgis, et ton visage passe et repasse dans le foisonnement de ma vie aventureuse, comme un songe paré de délices et de douleurs enivrantes... Mon amour !
Il s'amusait à guetter la grande maison sur la colline où Angélique et sa troupe s'étaient engouffrées. Et comme un très jeune homme, il se réjouissait à la pensée de la voir resurgir dans le lointain, avec son allure vive et rapide qui trahissait sa grâce, sa vitalité.
Même de loin, elle a de quoi rendre fou un homme... Qu'est-ce qu'elle peut bien trafiquer chez ce curé bouilleur de cru... Améliorer le tafia d'Aristide ! Tu ne doutes de rien, ma chère âme !
Il riait pour lui-même.
– N'empêche, tout est possible... Lumière de ma vie, tu m'appartiens...
Le temps passait.
Villedavray devait avoir mené à bonne fin ses projets, avoués ou inavoués.
Le comte de Peyrac s'entendit hélé à nouveau par la voix du marquis.
– La chaloupe du Gouldsboro était de retour.
– Je l'ai, cria le marquis en tendant à bout de bras un petit coffret. Vous voyez que je connais mon monde ! Cléo va être ravie.
Peyrac se pencha un peu et aperçut quatre barriques qui occupaient le fond de l'embarcation en son milieu. À vrai dire, il s'y était un peu attendu.
– Qu'est-ce que ceci ? interrogea-t-il en les désignant.
– Ceci ?... Mais, mon cher ami, ne m'aviez-vous pas donné carte blanche ? Et quand, par hasard, je suis tombé sur cette cargaison de vin de Bourgogne, je n'allais tout de même pas laisser un tel nectar aux mains de ces truands ! C'est du Beaune, savez-vous, de celui qu'on vend aux enchères pour l'Hospice... Le meilleur de la région, sinon de France. Malheureusement, je n'ai pas pu tout prendre, ajouta-t-il avec regret.
Il laissa passer un temps.
– ... De toute façon, on vous accuse de tant de choses, mon cher comte, qu'un peu plus, un peu moins, n'est-ce pas, cela ne change guère... Et en attendant, nous nous réjouirons le gosier. Que dois-je faire de ces barriques ?
– Eh bien, marquis, faites-en hisser une à mon bord qu'on puisse en mettre une en perce, un soir, pour boire entre amis. Et portez les autres sur « votre » navire puisque aussi bien vous avez mené l'abordage.
– Comte, vous êtes l'ami le plus sûr et le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontré. Je vous remercie mille fois. Ceci dit, j'ai trouvé Dugast dans un triste état. Je ne sais pas ce qu'il a. Il n'est plus que l'ombre de lui-même. On dirait qu'il a été empoisonné. J'y songe, vous devriez vous montrer plus indulgent à l'égard de ce malheureux. D'autant que j'ai cru apercevoir, essayant de se dissimuler, un gentilhomme d'assez belle allure. S'il s'agit du représentant du roi, ne serait-il pas politique de desserrer un peu le licou ? Laissez-le donc avec sa suite aller à terre, avant que le Saint-Jean-Baptiste ne reprenne son voyage et n'atteigne Québec pour nous y précéder de bons ou mauvais bruits. Demain, c'est dimanche...